Le vendredi 7 février 1947.
78/79> 563.1 – La
place principale de Sichem. En elle met une note printanière la frondaison
nouvelle des arbres qui, en double rangée le long du carré que forment les
murs des maisons, la contournent en formant une sorte de galerie. Le soleil
joue avec les feuilles tendres des platanes en formant sur le terrain des
broderies de lumières et d'ombres. Le bassin, au milieu de la place, est une
plaque d'argent sous le soleil.
Des gens parlent çà et là en groupes et discutent de leurs affaires.
Quelques-uns, apparemment des étrangers, car tout le monde se demande qui ils
sont, entrent dans la place, observent, et accostent le premier groupe qu'ils
trouvent. Ils saluent, on les salue, avec étonnement. Mais quand ils disent :
"Nous sommes des disciples du Maître de Nazareth", toute défiance
tombe et il y a qui va prévenir les autres groupes, alors que ceux qui sont
restés disent :
"Est-ce Lui qui vous envoie ?"
"C'est Lui. Une mission très secrète. Le Rabbi est en grand danger.
Personne ne l'aime plus en Israël et Lui, qui est si bon, dit que vous au
moins Lui restiez fidèles."
"Mais c'est ce que nous voulons ! Que devons-nous faire ? Que veut-il de
nous ?"
"Oh ! Lui ne veut que l'amour, car il se fie, trop,
à la protection de Dieu. Et avec ce que l'on dit de Lui en Israël ! Mais
vous ne savez pas qu'on l'accuse de satanisme et d'insurrection. Savez-vous
ce que cela veut dire ? Représailles des romains, sur tous. Nous, déjà si
malheureux, encore plus frappés ! Et condamnation de la part des saints de
notre Temple. Certainement que les romains...
563.2 – Même pour votre bien,
vous devriez vous agiter, le persuader de se défendre, le défendre et se
mettre presque, quasiment, dans l'impossibilité qu'on le prenne et de lui
nuire ainsi, sans en avoir la volonté. Persuadez-le de se retirer sur le
Garizim. Là où il est, il est encore trop exposé, et il n'apaise pas la
colère du Sanhédrin et les soupçons des romains. Le Garizim a bien le droit
d'asile ! Inutile de le dire à Lui. Si nous le disions, il nous dirait que
nous sommes anathèmes, car nous Lui conseillerions la lâcheté. Mais il n'en
est pas ainsi. C'est de l'amour. C'est de la prudence. Nous ne pouvons pas
Lui parler. Mais vous ! Il vous aime. Il a déjà préféré votre région aux
autres. Organisez-vous donc pour l'accueillir, car au moins vous saurez avec
précision s'il vous aime ou non. S'il devait refuser votre secours, ce serait
signe qu'il ne vous aime pas et par conséquent il serait bien qu'il s'en
aille ailleurs. C'est que, croyez-le, c'est avec douleur que nous le disons
car nous l'aimons : sa présence est un danger pour qui Lui donne
l'hospitalité. Mais, voilà, vous êtes meilleurs que tous et vous ne vous
souciez pas des dangers. Pourtant il est juste que si vous risquez les
représailles des romains, vous le fassiez par échange d'amour. Nous vous
conseillons pour le bien de tous."
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80> "Vous parlez bien. Nous ferons
ce que vous dites. Nous irons le trouver..."
"Oh ! faites attention ! Qu'il ne s'aperçoive pas que nous vous l'avons
suggéré !"
"Ne craignez pas ! Ne craignez pas ! Nous saurons faire. Bien sûr ! Nous
ferons voir que les samaritains, que l'on méprise, valent cent, mille juifs
et galiléens pour défendre le Christ.
563.3 – Venez. Entrez dans nos
maisons, vous, les envoyés du Seigneur. Ce sera comme si Lui entrait ! Il y a
si longtemps que la Samarie attend d'être aimée par les serviteurs de Dieu
!"
Ils s'éloignent, en encadrant comme en triomphe, ces gens pour lesquels je ne
crois pas me tromper en les appelant émissaires du Sanhédrin et ils
disent :
"Nous voyons qu'il nous aime, car c'est en quelques jours le second
groupe de disciples qu'il nous envoie, et nous avons bien fait de traiter les
premiers avec amour. C'est bien d'être aussi bons avec Lui à cause des petits
enfants de cette femme morte qui était des nôtres ! Lui nous connaît
désormais..."
Et ils s'éloignent, heureux.
563.4 – Éphraïm toute entière s'est
déversée dans les rues pour voir le fait insolite d'un défilé de chars
romains qui la traversent. Il y a des chars nombreux et des litières
couvertes, escortées par des esclaves, précédées et suivies par des
légionnaires. Les gens se font des signes entendus et chuchotent. Le défilé,
arrivé à la route qui bifurque pour Béthel
et Rama,
se sépare en deux parties, Restent arrêtés un char et une litière avec une
escorte de soldats, et le reste poursuit sa route.
Le rideau de la litière s'écarte un instant et une main de femme blanche et
ornée de pierres précieuses fait signe de s'approcher au chef des esclaves.
L'homme obéit sans parler. Il écoute. Il aborde un groupe de femmes curieuses
et demande :
"Où est le Rabbi de Nazareth ?"
"Dans cette maison. Mais à cette heure, habituellement, il est près du
torrent. Il y a une petite île, là-bas, du côté des saules, là où se trouve
le peuplier. Il reste là pour prier des journées entières."
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81> L'homme revient et fait son
rapport. La litière se remet en route. Le char reste où il est. Les soldats
suivent la litière jusqu'au bord du torrent et ils barrent le chemin. La
litière s'en va seule le long du cours d'eau jusqu'à la hauteur de la petite
île qui, au cours de la saison, est devenue très boisée : c'est un
fourré impénétrable de verdure, surmonté par le fût et la chevelure argentée
du peuplier. Un ordre, et la litière passe le petit cours d'eau, où entrent
les porteurs avec leurs vêtements courts. Claudia Procula en
descend avec une affranchie,
et Claudia fait signe à un esclave noir qui escorte la litière de la suivre. Les autres reviennent sur la rive.
563.5 – Claudia, suivie des deux,
pénètre dans la toute petite île en se dirigeant vers le peuplier qui domine
au centre. Les hautes herbes étouffent le bruit des pas. Elle arrive ainsi là
où se trouve Jésus tout absorbé, assis au pied de l'arbre. Elle l'appelle en
s'avançant seule alors que d'un geste impérieux elle cloue sur place là où
elles sont restées ses deux personnes de confiance.
Jésus lève la tête, et se lève tout de suite en voyant la femme. Il la salue
tout en restant pourtant debout contre le tronc du peuplier. Il ne manifeste
ni étonnement, ni ennui ou indignation de l'intrusion.
Claudia, après avoir salué, expose tout de suite le sujet :
"Maître, il est venu chez moi, ou plutôt chez Ponce,
certaines gens...
Je ne fais pas de longs discours. Mais puisque je t'admire, je te dis, comme
je l'aurais dit à Socrate s'il avait vécu de nos jours, ou à quelque homme
vertueux injustement persécuté : "Moi, je n'ai pas beaucoup de pouvoir,
mais je ferai ce que je puis". Et pour l'instant je vais écrire où il
m'est possible pour qu'on te protège et pour qu'aussi on te rende...
puissant. Il y a sur des trônes ou dans de hautes situations tant de gens qui
ne les méritent pas..."
"Domina, je ne t'ai pas demandé d'honneurs ni de protections. Que le
vrai Dieu te récompense pour ta pensée. Mais donne tes honneurs et ta
protection à ceux qui la désirent vivement. Moi je n'y aspire pas."
"Ah ! voilà ! C'est ce que je voulais ! Alors, tu es vraiment le Juste
que je pressentais ! Et les autres, tes indignes calomniateurs ! Ils sont
venus nous trouver et..."
"Inutile que tu parles, ô domina. Je sais."
"Sais-tu aussi ce que l'on dit : qu'à cause de tes péchés tu as perdu
tout pouvoir et que c'est pour cela que tu vis ici, rejeté ?"
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82> "Cela aussi, je le sais. Et je
sais que cette dernière chose, tu l'as crue plus facilement que la première,
car ta mentalité païenne est capable de discerner la puissance humaine ou la
bassesse humaine d'un homme, mais tu ne peux encore comprendre ce que c'est
que le pouvoir de l'esprit. Tu es... désillusionnée de tes dieux qui dans vos
religions se manifestent en de continuelles oppositions et avec un pouvoir si
fragile, sujet à de faciles interdictions à cause des désaccords entre eux.
Et tu crois qu'il en est ainsi même du Dieu vrai. Mais il n'en est pas ainsi.
Tel j'étais quand tu m'as vu la première fois guérir un lépreux et tel je
suis maintenant. Et tel je serai quand je semblerai tout à fait détruit.
563.6 – Celui-ci, c'est ton esclave
muet, n'est-ce pas ?"
"Oui, Maître."
"Fais-le avancer."
Claudia pousse un cri, et l'homme s'avance
et se prosterne contre le sol entre Jésus et sa maîtresse. Son pauvre cœur de
sauvage ne sait qui honorer davantage. Il a peur de se faire punir en
vénérant le Christ plus que sa maîtresse, mais malgré cela, en jetant d'abord
un regard suppliant vers Claudia, il répète le geste qu'il a fait à Césarée :
il prend le pied nu de Jésus dans ses deux grosses mains noires et, se jetant
le visage contre le sol, il met le pied sur sa tête.
"Domina, écoute. Selon toi, est-il plus facile de conquérir seul un
royaume ou de faire renaître une partie du corps qui n'existe plus ?"
"Un royaume, Maître. La fortune aide les audacieux, mais personne, sauf
Toi, ne peut faire renaître un mort et rendre des yeux à un aveugle."
"Et pourquoi ?"
"Parce que... Parce que Dieu peut tout faire."
"Alors, pour toi, je suis Dieu ?"
"Oui... ou, du moins, Dieu est avec Toi."
"Est-ce que Dieu peut être avec quelqu'un qui est mauvais ? Je parle du
vrai Dieu, non de vos idoles qui sont des délires de celui qui cherche ce
dont il sent l'existence sans savoir ce que c'est, et se crée des fantômes
pour assouvir son âme."
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83> "Non... dirais-je. Non. Je ne
dirais pas. Nos prêtres eux-mêmes perdent leur pouvoir quand ils tombent dans
une faute."
"Quel pouvoir ?"
"Mais... celui de lire dans les signes du ciel et dans les réponses des
victimes, dans le vol, dans le chant des oiseaux. Tu sais... Les augures, les
haruspices..."
"Je sais. Je sais. Eh bien ? Regarde. Et toi lève la tête et ouvre la
bouche, ô homme, qu'un cruel pouvoir humain a privé
d'un don de Dieu. Et par la volonté du Dieu vrai, unique, Créateur des corps
parfaits, aie ce que l'homme t'a enlevé."
Il a mis son doigt blanc dans la bouche ouverte du muet.
L'affranchie
curieuse ne sait pas rester là où elle est, et elle s'avance pour regarder.
Claudia est toute penchée pour observer.
Jésus enlève son doigt en criant :
"Parle, et sers-toi de la partie qui est née de nouveau pour louer le
Dieu vrai."
Et à l'improviste, comme une sonnerie de trompette, d'un instrument
jusqu'alors muet, répond un cri, guttural, mais net : "Jésus !" et le noir tombe par terre en pleurant de joie et il lèche, il lèche
vraiment les pieds nus de Jésus, comme pourrait le faire un chien
reconnaissant.
"Ai-je perdu mon pouvoir, domina ? À ceux qui l'insinuent, donne cette
réponse. Et toi, lève-toi et sois bon en pensant combien je t'ai aimé. Je
t'ai eu dans mon cœur depuis les jours de Césarée. Et avec toi tous tes
pareils, regardés comme une marchandise, regardés comme inférieurs à des
brutes alors qu'à cause de votre conception vous êtes des hommes et égaux à
César, peut-être meilleurs par la volonté de votre cœur...
563.7 – Tu peux te retirer, domina, il
n'y a rien d'autre à dire."
"Si. Il y a autre chose. Il y a que j'avais douté... Il y a que moi,
avec douleur, je croyais presque à ce que l'on disait de Toi. Et pas
seulement moi. Pardonne-nous toutes, moins Valeria, qui a toujours gardé sa conviction
et même s'y ancre de plus en plus. Et accepte mon cadeau : l'homme. il ne
pourrait plus me servir maintenant qu'il a la parole, et aussi mon
argent."
"Non. Ni l'un, ni l'autre."
"Tu ne me pardonnes pas, alors !"
"Je pardonne même à ceux de mon peuple, doublement coupables de ne pas
me reconnaître pour ce que je suis. Et ne devrais-je pas vous pardonner à
vous, vides comme vous l'êtes de toute connaissance divine ? Voilà : j'ai dit
que je n'acceptais pas l'argent et l'homme.
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84/85> Maintenant je prends
l'un et l'autre et avec l'un j'affranchis l'autre. Je te rends ton argent
parce que j'achète l'homme et je l'achète pour le rendre à la liberté, pour
qu'il aille dans son pays pour dire qu'il est sur la Terre Celui qui aime
tous les hommes, qu'il les aime d'autant plus qu'il les voit plus malheureux.
Prends ta bourse."
"Non, Maître, elle t'appartient. L'homme est libre aussi. Il est à moi,
je te l'ai donné. Tu le libères. Pas besoin d'argent pour cela."
"Et alors... Tu as un nom ?" demande-t-il à l'homme.
"Nous l'appelions Callixte ,
par dérision. Mais quand il fut pris..."
"Peu importe. Garde ce nom et rends-le vrai en devenant très beau
dans ton esprit. Va ! Sois heureux puisque Dieu t'a sauvé."
Aller ! Le noir ne se lasse pas de le baiser et de dire :
"Jésus ! Jésus !" et il se met encore le pied de Jésus sur la tête
en disant : "Toi, mon seul Maître."
"Moi, ton vrai Père. Domina, tu te chargeras de lui pour qu'il retourne
dans son pays. Sers-toi de l'argent pour cela et que le surplus lui soit
donné. Adieu, domina, et n'accueille plus jamais les voix des ténèbres. Sois juste et sache me connaître. Adieu, Callixte. Adieu,
femme."
Et Jésus met fin à l'entretien et passe en sautant au-delà du torrent, du
côté opposé à celui où est arrêtée la litière, et il s'enfonce dans les
buissons, les saules et les roseaux.
563.8 – Claudia rappelle les porteurs
et, pensive, remonte dans la litière. Mais si elle garde le silence,
l'affranchie et l'esclave affranchi parlent pour dix, et les légionnaires
eux-mêmes perdent leur allure de statues devant le prodige d'une langue qui
est née de nouveau. Claudia est trop pensive pour commander le silence. À
moitié allongée dans la litière, le coude appuyé sur les oreillers, la tête
appuyée sur sa main, elle n'entend rien. Elle est absorbée. Elle ne
s'aperçoit même pas que l'affranchie n'est pas avec elle, mais parle comme
une pie avec les porteurs alors que Callixte parle avec les légionnaires qui,
s'ils gardent leurs rangs, ne gardent plus le silence. L'émotion est trop
grande pour qu'ils le fassent !
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