Le mercredi 17 mai
1944.
414> 416.1 – Je
vois Jésus sur une grand-route, très poussiéreuse et très ensoleillée. Il n'y
a pas un brin d'ombre, pas un brin de verdure. Ce n'est que poussière sur la
route et sur la campagne inculte qui la borde.
Certes ce ne sont pas les douces collines de Galilée, ni les monts plus
boisés de la Judée, si riches d'eaux et de pâtures. Ici c'est un terrain qui
n'est pas naturellement désertique, mais que l'homme a rendu tel en le
laissant inculte. C'est une plaine, et je ne vois pas de collines même au
loin. Ne connaissant pas du tout la Palestine, je ne puis dire quelle région
c'est. Certainement une région que je n'ai jamais vue dans les précédentes
visions. Il y a des tas de pierres sur un côté de la route, peut-être
entassées pour la réparer, car elle est dans un très piteux état. Pour
l'instant, elle est couverte d'une couche épaisse de poussière. Quand il
pleut, ce doit être un torrent boueux. Je ne vois pas de maisons, ni à
proximité, ni au loin.
Jésus, comme toujours, marche à quelques mètres en avant des
apôtres qui le suivent en groupe, en sueur et fatigués. Pour s'abriter du
soleil ils ont relevé leurs manteaux sur leurs têtes et ils paraissent une
confrérie vêtue d'habits multicolores. Jésus, au contraire, a la tête nue.
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415> Le soleil ne semble pas le gêner. Il est vêtu d'une
tunique de lin blanc avec des manches qui Lui arrivent au coude. Elle est
large et floue, elle n'a même pas le cordon qui fait d'ordinaire office de
ceinture. C'est vraiment un habit fait pour ce lieu torride. Même le manteau
doit être en lin teint de bleu, car il est très fin et il retombe avec
légèreté autour du corps qu'il enveloppe beaucoup moins que d'ordinaire. Il
couvre les épaules, mais en laissant libres les bras. Je ne sais pas comment
il l'a fixé pour le faire tenir ainsi.
416.2 – Assis,
à demi-allongé même sur un tas de cailloux, il y a un homme. Un pauvre, un
mendiant certainement. Il est vêtu (si on peut dire) d'une tunique sale et
déguenillée, qui peut-être a été blanche, mais qui est maintenant couleur de
boue. Il a deux misérables sandales éculées, deux semelles à moitié usées,
retenues par des bouts de ficelle. Dans les mains un bâton fait d'une branche
d'arbre. Au front une bande sale, et à la cuisse gauche, entre le genou et la
hanche, un autre chiffon sale et ensanglanté. Le malheureux est amaigri, il
n'a que la peau et les os, humilié, sale, hirsute, dépeigné.
Avant même qu'il implore Jésus, Jésus va à lui. Il s'approche du malheureux
et lui demande :
"Qui es-tu ?"
"Un pauvre qui demande du pain."
"Le long de cette route ?"
"Je vais à Jéricho."
"La route est longue et la contrée dépeuplée."
"Je le sais, mais il est plus facile d'avoir du pain et une pièce de
monnaie avec les gentils qui passent par cette route qu'avec les juifs de
chez qui je viens."
"Tu viens de la Judée ?"
"Oui, de Jérusalem. Mais j'ai dû faire un long détour pour passer chez
des braves gens des campagnes qui me donnent toujours de l'aide. En ville,
non. Il n'y a pas de pitié."
"Tu as bien dit. Il n'y a pas de pitié."
"Toi, tu as pitié. Tu es juif ?"
"Non, de Nazareth."
"Autrefois les nazaréens avaient mauvaise réputation, mais maintenant il faut dire qu'ils sont meilleurs que
ceux de Juda. Même à Jérusalem, il n'y a de bons que ceux qui
suivent ce Nazaréen que l'on dit Prophète. Le connais-tu ?"
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416> "Et toi, est-ce que tu le connais ?"
"Non. J'y étais allé car, tu vois, j'ai une jambe morte et tordue et je
me traîne péniblement. Je ne puis travailler et je meurs de faim et sous les
coups. J'espérais le rencontrer, car on me dit qu'il guérit ceux qu'il
touche. C'est vrai que je ne suis pas du peuple élu... mais on dit qu'il est
bon avec tout le monde. On m'avait dit qu'il était à Jérusalem pour la fête
des semaines. Mais moi, je marche lentement... et on m'a frappé et j'ai été
malade en route... Quand je suis arrivé à Jérusalem il était parti parce que,
m'a-t-on dit, les juifs l'ont maltraité Lui aussi."
"Et toi, ils t'ont maltraité ?"
"Toujours. Seuls les soldats romains me donnent du pain."
416.3 – "Et
que dit-on, à Jérusalem, dans le peuple, de ce Nazaréen ?"
"Que c'est le Fils de Dieu, un grand Prophète, un Saint, un Juste."
"Et toi, qui crois-tu qu'il soit ?"
"Moi, je suis... je suis un idolâtre, mais je crois qu'il est le Fils de
Dieu."
"Comment peux-tu le croire si tu ne le connais même pas ?"
"Je connais ses œuvres. Seul un Dieu peut être bon et avoir des paroles
comme Lui en a."
"Qui te les a dites, ces paroles ?"
"D'autres pauvres, des malades guéris, des enfants qui m'apportaient du
pain... Les enfants sont bons et ils ne savent rien des croyants et des
idolâtres."
"Mais d'où es-tu ?"
"..."
"Dis-le. Moi, je suis comme les enfants. N'aie pas peur. Que seulement
tu sois sincère."
"Je suis... samaritain. Ne me frappe pas..."
"Je ne frappe jamais personne. Je ne méprise personne. J'ai pitié de
tout le monde."
"Alors... Alors, tu es le Rabbi de Galilée !"
Le mendiant se prosterne, tombe comme une masse, le visage dans la poussière,
en bas de son tas de cailloux, devant Jésus.
"Lève-toi, c'est Moi. Ne crains pas. Lève-toi et regarde-moi."
Le mendiant lève son visage en restant toujours à genoux, tout recroquevillé
à cause de sa difformité.
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417> "Donnez du pain et à boire à cet homme"
commande Jésus aux disciples qui sont survenus.
C'est Jean qui donne de l'eau et du pain.
"Mettez-le assis pour qu'il mange commodément. Mange, frère."
Le malheureux pleure. Il ne mange pas. Il regarde Jésus avec les yeux d'un
pauvre chien perdu qui, pour la première fois, se voit caresser et rassasier
par quelqu'un qui a pitié.
"Mange !" lui commande Jésus en souriant.
Le malheureux mange entre deux sanglots et les larmes imprègnent son pain,
mais dans ses larmes il y a aussi un sourire. Il se rassure tout doucement.
416.4 – "Qui t'a fait cette
blessure ?" demande Jésus en touchant du doigt la bande souillée du
front.
"C'est un riche pharisien qui m'a renversé exprès avec son char... Je
m'étais mis à un carrefour pour demander du pain. Il a envoyé sur moi ses
chevaux, si vite que je n'ai pas pu m'écarter. J'ai failli en mourir. J'ai
encore un trou dans la tête et il en sort du pus."
"Et là, qui t'a frappé ?"
"Je m'étais approché de la maison d'un sadducéen,
où il y avait un banquet, pour demander les restes des tables, après que les chiens
en avaient pris le meilleur. Il me vit et lança les chiens contre moi. L'un
d'eux m'a déchiré la cuisse."
"Et cette grande cicatrice qui t'a estropié la main ?"
"C'est un coup de bâton qui m'a été donné par un scribe, il y a trois
ans. Il reconnut que j'étais samaritain et il me frappa en me brisant les
doigts. Ainsi je ne peux pas travailler. Ma main droite estropiée, une jambe
morte, comment puis-je gagner ma vie ?"
"Mais pourquoi sors-tu de la Samarie ?"
"Le besoin est une vilaine chose, Maître. Nous sommes beaucoup de
malheureux, et il n'y a pas de pain pour tous. Si tu m'aidais..."
"Que veux-tu que je te fasse ?"
"Guérir pour travailler."
"Crois-tu que je puisse le faire"
"Oui, je le crois, car tu es le Fils de Dieu."
"Tu crois cela ?"
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418> "Je le crois."
"Toi, samaritain, tu le crois ? Pourquoi ?"
"Pourquoi, je ne le sais pas. Je sais que je crois en Toi et en Celui
qui t'a envoyé. Maintenant que tu es venu, il n'y a plus de différence
d'adoration. Il suffit de t'adorer pour adorer ton Père, Seigneur éternel. Là
où tu es, là est le Père."
416.5 – "Amis, entendez-vous ?
(Jésus se tourne vers les disciples). Cet homme parle par la
vertu de l'Esprit Saint qui lui éclaire la vérité. Et lui, en vérité, est
supérieur aux scribes et aux pharisiens, aux sadducéens cruels, à tous ces
idolâtres qui se disent mensongèrement les fils de la Loi. La Loi dit
qu'après Dieu, il faut aimer le prochain. Et ces gens, au prochain qui
souffre et demande du pain, donnent des coups, contre le prochain qui
supplie, ils lancent des chevaux et des chiens, contre le prochain qui
s'abaisse plus bas que les chiens du riche, ils lancent les chiens eux-mêmes
pour le rendre plus malheureux encore que l'infirmité ne le faisait.
Méprisants, cruels, hypocrites, ils ne
veulent pas que Dieu soit connu et aimé. S'ils le voulaient, ils le
feraient connaître à travers leurs œuvres, comme celui-ci l'a dit.
Ce sont
les œuvres et non les pratiques, qui font voir Dieu vivant dans le cœur des
hommes et qui mènent les hommes à Dieu.
Et, ô Judas, toi qui me reproches d'être imprudent,
je ne devrais pas, je ne devrais pas les frapper par mes reproches ? Me
taire, faire semblant que je les approuve, ce serait approuver leur conduite.
Non. Pour la gloire de Dieu, je ne puis, Moi, son Fils, permettre que les
humbles, les malheureux, ceux qui sont bons croient que Moi j'approuve leurs
péchés. Je suis venu pour faire des gentils des fils de Dieu, mais je ne puis
le faire si eux voient que les fils de la Loi — ils se disent tels, mais ce
sont des bâtards — pratiquent un paganisme plus coupable que le leur. En
effet ces hébreux ont connu la Loi de Dieu et maintenant ils crachent dessus,
comme des animaux immondes, le dégorgement de leurs passions satisfaites.
Dois-je croire, Judas, que tu es comme eux ? Toi qui me fais un reproche
des vérités que je dis ? Ou dois-je penser que tu es inquiet pour ta
vie ? Celui qui me suit ne doit
pas avoir de préoccupations humaines. Moi, je l'ai dit. Il est encore
temps, Judas, de choisir entre ma route et celle des juifs que tu approuves.
Cependant réfléchis : la mienne mène à Dieu, l'autre à l'Ennemi de Dieu.
Réfléchis et décide, mais sois franc.
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419> 416.6 – Et toi, ami, lève-toi et marche.
Enlève ces bandes. Retourne chez toi. Tu es guéri à cause de ta foi."
Le mendiant le regarde étonné. Il n'ose pas essayer d'allonger la main...
puis il essaye. Elle est intacte, redevenue identique à la main gauche. Il
laisse de côté le bâton, appuie les mains sur le tas de pierre et fait un
effort. Il se lève. Il se tient debout. La paralysie qui déformait la jambe
est guérie. Il remue la jambe, la plie... il fait un pas, deux, trois. Il
marche... Il regarde Jésus, en poussant un cri et en pleurant de joie. Il
enlève la bande de sa tête. Il se tâte du côté de l'occiput
où se trouvait le trou infecté. Plus rien. Tout est guéri. Il arrache de la
hanche le chiffon taché de sang : la peau est intacte.
"Maître, Maître et mon Dieu !" crie-t-il en levant les bras et
en se jetant ensuite à genoux pour baiser les pieds de Jésus.
"Va à ta maison maintenant, et crois toujours dans le Seigneur."
"Et que dois-je faire, mon Maître et mon Dieu, si ce n'est te suivre Toi
qui es saint et bon ? Ne me repousse pas, Maître..."
"Va en Samarie et parle de Jésus de Nazareth. L'heure de la Rédemption
est proche. Sois mon disciple auprès de tes frères. Va en paix."
Jésus le bénit et puis ils se séparent. L'homme guéri s'en va agilement vers
le nord, en se retournant de temps à autre pour regarder encore.
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