Vision d'une des dernières grandes persécutions sous Maximien.
Un vieux prêtre évangélise et baptise de son propre sang, un groupe de
gladiateurs.
Les dernières grandes persécutions.
L’empereur Maximien.
(Musée de Toulouse).
RETOURS AUX FICHES.
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23/24> Je ne sais comment je vais arriver
à écrire tout cela : je sens en effet que Jésus veut se présenter avec son
Évangile tel qu’il l’a vécu, et j'ai souffert toute la nuit pour me rappeler
la vision qui suit; j’en ai gribouillé les paroles que j’ai entendues comme
je le pouvais, pour ne pas les oublier.
Un temps de persécution, l’une des plus
grandes persécutions car les chrétiens sont torturés en masse et non pas
individuellement.
Le lieu en est la cavea d’un cirque (c’est bien le terme exact ?).
Bref, c’est un local qui se trouve certainement sous les gradins du cirque et
est destiné au repos des gladiateurs, des bestiaires et de tous les employés
du cirque. Je préviens tout de suite que je n’emploierai pas les termes
exacts parce que voici trente-cinq ans que je n’ai plus rien lu sur
l’histoire romaine, par conséquent...
Une foule de chrétiens de tout âge s’entassent dans cette pièce, spacieuse
mais sombre : la lumière y pénètre seulement par une porte ouverte sur un
couloir qui mène certainement à l’intérieur du cirque, et peut-être à
l’extérieur, ainsi que par une petite fenêtre, un soupirail bas plutôt, au
niveau du sol du cirque d’où proviennent des bruits de foule. Il y a là des
enfants de quelques années à peine, encore dans les bras de leur mère — deux
d’entre eux, qui doivent avoir près de deux ans tètent encore le sein épuisé
de leur mère — aussi bien que de faibles vieillards.
Il s’y trouve aussi des gladiateurs qui ont déjà revêtu le casque et l’armure
correspondants; cette dernière les défend sans les défendre, puisqu’elle
laisse à découvert des parties vitales de leur corps telles que la gorge
ainsi que des régions de l’abdomen à la hauteur et à l’endroit du foie et de
la rate. Ils portent cette armure incomplète à même la peau et tiennent une
dague courte et large de la forme d’une feuille de châtaigner plus ou moins.
Ce sont de fort beaux hommes, non pas tant de visage que de corps — ils sont
robustes et harmonieux et à chaque mouvement je peux en observer l’agile
mobilité des muscles —. Certains ont des cicatrices d’anciennes blessures,
d’autres n’en montrent aucun signe. Ils discutent ensemble et je note qu’ils
doivent provenir de pays soumis à Rome — ce sont sûrement des prisonniers de
guerre — car ils ne parlent qu’un latin très bâtard, prononcé d’une voix dure
et gutturale, quand ils s’adressent aux chrétiens qui, en attendant la mort,
chantent leurs hymnes doux et tristes.
Un gladiateur de presque deux mètres de haut, un vrai colosse blond comme le
miel et aux yeux clairs bleu-gris, — des yeux doux en dépit de l’ombre de fer
que la visière du casque reflète sur son visage — s’adresse à un vieillard
entièrement vêtu de blanc, digne, austère, - plus encore, ascétique - que
tous les chrétiens entourent du plus grand respect :
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25> "Père blanc, si les fauves t’épargnent,
moi, je devrai te tuer. Tels sont les ordres. Or cela me déplaît, car j'ai
laissé en Pannonie
un vieux père comme toi".
- Ne regrette rien, mon fils. Tu m’ouvres le ciel. De toute ma longue vie,
jamais je n’aurai reçu un don plus beau que celui que tu me fais.
- La mort et les luttes existent même au ciel, là où ton Dieu se trouve
sûrement, tout comme nos dieux sont dans le mien et les dieux d’ici dans le
ciel de Rome. Veux-tu continuer à souffrir par la haine des dieux comme tu
souffres ici ?
- Mon Dieu est seul. Il règne dans son ciel avec amour et justice. Ceux qui y
parviennent ne connaissent qu’une joie éternelle.
- Je l’ai entendu dire par une foule de chrétiens au cours de cette
persécution. J’ai dit à une fillette qui me souriait au moment où j'abaissais
la dague vers elle... et j'ai fait semblant de la tuer, mais je ne l’ai pas
fait pour la sauver, parce qu’elle était tendre et blonde comme une jeune
bruyère de nos forêts, ... mais cela ne m’a servi à rien... Je n’ai pas pu la
faire sortir de là et, le lendemain... c’est aux serpents que fut livré ce
corps de lait et de rose..."
L’homme se tait, il paraît triste.
"Que lui as-tu dit, mon fils, demande le vieil homme.
- J’ai dit : "Tu vois ? Je ne suis pas méchant. Mais c’est mon métier. Je
suis un esclave de guerre. S’il est vrai que ton Dieu est juste, dis-lui de
se souvenir d’Albulus - on m’appelle comme ça à Rome - et de se manifester,
lui et ses bienfaits." Elle m’a répondu : "Oui″ Mais cela
fait maintenant plusieurs jours, et personne n’est venu.
- Tant que tu ne seras pas chrétien, Dieu ne se montrera pas à toi autrement
que par l’intermédiaire de ses serviteurs. Or combien ne t’en a-t-il pas
apporté ! Tout chrétien est un serviteur de Dieu, tout martyr un ami, au
point de vivre dans les bras de Dieu.
- Oh, ils ont été nombreux... et moi - pas
seulement moi, d’ailleurs, mais aussi Dacius et Illyricus, et d’autres encore parmi nous -, nous avons
été saisis par votre allégresse... et nous voudrions la partager. Vous êtes
enchaînés... pas nous. Mais nous ne sommes même pas libres de respirer. Si
César le veut, on nous enchaîne le souffle en nous donnant la mort. Cela te
rebute de nous parler de Dieu ?
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26> - C’est ma dernière joie de la
terre, mon fils, et elle est bien grande. Que Jésus, mon Dieu et mon Maître
te bénisse pour cela. Je suis prêtre, Albulus, j’ai passé ma vie à le prêcher
et à lui amener bien des créatures. Mais je n’espérais plus avoir cette joie.
Écoute..." Le vieil homme lui raconte alors la vie de Jésus, à lui comme
aux autres gladiateurs qui se pressent tout autour, de sa naissance à sa mort
en croix et il esquisse les exigences essentielles de la foi. Il parle assis
sur une grosse pierre qui lui sert de banquette; il est paisible, solennel,
tout de pureté avec ses cheveux longs, sa barbe à la Moïse et ses vêtements;
son regard et ses paroles sont pleines d’ardeur. Il s’interrompt deux fois
seulement pour bénir deux groupes de chrétiens emmenés dans l’arène pour être
jetés, au cours de jeux nautiques, en pâture aux crocodiles. Puis il se remet
à parler au cercle des robustes gladiateurs, presque tous roses et blonds,
qui l’écoutent bouche bée.
Ce docteur de l’Église s’appelle Chrysostome. Mais quel nom donner alors à
celui qui ne se nomme pas ?
Il termine par ces mots :
"Voilà l’essentiel de ce qu’il faut croire pour obtenir le baptême et le
ciel.″
Les voix robustes des gladiateurs - une dizaine - font résonner la voûte
basse :
" Nous le croyons. Donne-nous ton Dieu.
- Je n’ai rien pour vous asperger, pas la moindre goutte d’eau ou d’autre
liquide, et mon heure est venue. Mais vous trouverez le moyen... Non ! Dieu me
l’inspire ! Un liquide est prêt pour vous.
- Les chrétiens aux lions, ordonne le surveillant. Tous !″
Le vieux prêtre en tête, suivi par les autres, au nombre desquels se trouvent
les mères sur les seins desquelles les bébés se sont endormis, entrent dans
l’arène en chantant.
Quelle foule ! Quelle lumière ! Quel bruit ! Que de couleurs ! Elle est
incroyablement bondée de personnes de tout milieu. Le bas peuple, bruyant, se
trouve dans la partie exposée au soleil, le patriciat est à l’ombre. Des
toges par milliers, des éventails en autruche, des bijoux, des conversations
ironiques à voix plus basse.
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27> Au centre de la partie à l’ombre se
trouve le podium impérial, couvert d’un baldaquin pourpre et précédé d’une
balustrade fleurie et couverte de tissus. Des sièges moelleux y sont disposés
pour le repos de César et celui des patriciens et courtisans qu’il a invités.
Deux tripodes en or fument aux côtés extrêmes du balcon et répandent des
essences rares. Les chrétiens sont poussés vers la partie au soleil.
J’allais oublier quelque chose. Il y a, au centre de l’arène, un... je ne
sais comment le décrire. C’est une construction en marbre d’où s’élèvent vers
le ciel de fins jets d’eau impalpables; sur la plateforme de cette
construction, d’un ovale allongé et haute d’à peine deux mètres, se trouvent
des statuettes de dieux en or, et des tripodes où brûlent de l’encens ont été
disposés devant elles.
Les
chrétiens sont donc groupés dans la partie au soleil de l’arène. J’esquisse
un dessin comme je le peux. Les lions font irruption à l’endroit marqué d’un
X. Le vieux prêtre s’avance en premier, seul, les bras tendus. Il parle :
"Romains, paix et bénédiction sur mes frères et sur moi. Que Jésus, en
raison de la joie que vous nous donnez de le confesser par le sang, vous
accorde la Lumière et la Vie éternelle. Nous l’en prions car nous vous sommes
reconnaissants de la pourpre éternelle dont vous nous revêtez en..."
Un lion a bondi après s’être approché en rampant presque par terre, le
terrasse et le saisit par l’épaule. Le vêtement et les cheveux de neige du
vieil homme sont déjà tout rouges.
C’est le signal de l’attaque des fauves. La meute des fauves s’élance et
bondit sur le troupeau des doux. D’un coup de patte, une lionne arrache à une
mère l’un de ses bébés endormis, un coup de patte si féroce qu’il emporte la
partie du sein de la mère; celle-ci, peut-être déchirée jusqu’au cœur, tombe
à la renverse sur le sable et meurt. À coups de queue et de patte, l'animal
défend son tendre repas et le dévore en un clin d’œil. Il en reste une petite
trace rouge sur le sable, unique trace du bébé martyr, tandis que le fauve se
lève en se léchant les babines.
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28> Toutefois les chrétiens sont
nombreux et, en comparaison, il n’y a pas suffisamment de fauves. En outre,
peut-être sont-ils déjà rassasiés. Plus que pour dévorer, ils tuent pour
tuer. Ils jettent à terre, égorgent, éventrent, lèchent un peu puis passent
ailleurs, à une autre proie.
Le peuple s’inquiète car les chrétiens n’ont guère de réaction et les bêtes
ne sont pas assez féroces. Il hurle :
"À mort ! À mort ! À mort aussi l’intendant ! Ce ne sont pas là des lions,
mais des chiens bien nourris ! Mort aux traîtres de Rome et de César !″
L’empereur donne un ordre et les fauves sont
reconduits dans leurs caves. L’on fait entrer les gladiateurs pour le coup de
grâce. La foule hurle le nom de ses préférés :
"Albulus, Illyricus, Dacius,
Hercule, Polyphème, Tracius !″, et d’autres
encore.
Il n’y a pas seulement les gladiateurs auxquels s’est adressé le vieillard
martyr qui agonise dans l’arène, un poumon presque découvert par un coup de
patte. D’autres aussi sont là, qui entrent par d’autres côtés.
Albulus court vers le vieux prêtre. La foule crie :
"Fais-le souffrir ! Lève-le, qu’on puisse voir le coup ! Allez, Albulus
!″
Mais Albulus se penche vers le vieillard pour lui demander quelque chose et,
sur son assentiment, il hèle ses compagnons qui ont auparavant écouté parler
le vieux prêtre.
Je n’arrive pas à comprendre ce qu’ils font, s’ils se font bénir ou ce qui se
passe, car leurs corps robustes forment une sorte de toit au-dessus du vieil
homme prostré. Mais je le comprends lorsque je vois qu’une main sénile, déjà
vacillante, se lève sur le groupe de têtes serrées l’une contre l’autre, les
asperge du sang dont elle s’est remplie comme une coupe, puis retombe.
Eclaboussés par ce sang, les gladiateurs se redressent d’un bond et lèvent
leurs dagues, qui brillent dans la lumière. Ils hurlent d’une voix forte :
"Ave César, empereur ! Les triomphateurs
te saluent."
Puis, avec la rapidité de l’éclair, ils s’élancent vers la construction au
centre du cirque, sautent dessus, renversent les idoles et les piétinent.
La foule hurle, comme prise de folie. Il y a ceux qui voudraient défendre
leur gladiateur préféré, ceux qui invoquent une mort atroce pour ces nouveaux
chrétiens... Quant à eux, revenus dans l’arène, ils se sont alignés, sereins,
magnifiques comme des statues de géants, un nouveau sourire sur leur visage
fier.
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29> César, un homme
laid, obèse, cynique, couronné de fleurs et vêtu de
pourpre, se lève au milieu du cercle de ses patriciens, tous en vêtement
blanc. Seuls quelques-uns ont une frange rouge. La foule se tait, dans
l’attente de ce qu’il va dire. César - je ne sais lequel a
ce visage aplati, l’air vicieux - les laisse tous dans l’attente pendant
quelques minutes, puis baisse le pouce et dit :
"Qu’ils soient mis à mort par leurs compagnons !"
Les gladiateurs non convertis, qui pendant ce temps ont égorgé les chrétiens
à demi-morts aussi méthodiquement qu’un boucher saigne les agneaux, se
retournent et avec la même froideur et précision automatiques, ils ouvrent la
gorge de leurs compagnons à l’endroit de la veine jugulaire. Telle une
brassée d’épis taillés tige après tige par la serpe, les dix nouveaux
chrétiens, aspergés du sang du prêtre martyr font de leur propre sang un
vêtement de pourpre éternelle et tombent le sourire aux lèvres, sur le dos,
les yeux tournés vers le ciel où se lève leur jour bienheureux.
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