L'expérience mystique de la fusion en Dieu.
La joie de voir et de goûter l’essence de Dieu.
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30> Je m’explique mal,
probablement parce que je suis une fleur sauvage : je suis née, j’ai grandi
et j’ai fleuri uniquement par la volonté de Jésus et je ne possède pas le
vocabulaire mystique, je ne connais pas les nuances de l’ascétisme. Rien de
tout cela. J’aime parce que j’aime. Je vis comme Dieu le veut. Je jouis de ce
que Dieu m’envoie et me permet ou je le subis, mais je ne sais pas
"nommer" telle ou telle chose que j’éprouve.
Vous [1]
me posez
des questions auxquelles je ne sais répondre, et puisque je ne veux induire
personne en erreur en donnant une idée de moi qui ne correspond pas à la
vérité, je vous dis humblement ce que je sais, tel que je le sais, et rien
d’autre. Peut-être qu’en me lisant et en parlant avec moi, vous comprendrez
mieux à quel point j’en suis.
Vous m’avez demandé si j’ai jamais été si absorbée en Dieu que je n’étais
plus consciente d’autre chose.
Eh bien, je ne suis pas sûre d’avoir saisi le fond de votre pensée. Si vous
voulez parler d’extase, au sens où on l’entend d’habitude, il est certain
que je n’ai jamais éprouvé cela. Si par contre vous parlez de cette
impression d’extase, dans laquelle la vitalité humaine n’est pas supprimée,
mais plutôt concentrée en un point unique, polarisée en lui, de sorte
que tout le reste perd sa valeur, et on vit dans les choses de tous les jours
comme entouré d’un vêtement qui nous en isole et protège, nous enveloppant
comme d’un voile de feu à l’intérieur duquel on ne peut se mouvoir et agir
qu’en fixant ce foyer qui nous attire, alors oui, j’ai éprouvé cela plusieurs
fois. Le monde entier, qui nous presse tout autour, perd sa forme et sa
valeur au point de nous apparaître, pendant quelques instants, comme une
sorte de chimère, alors que la vraie réalité est ce que les pouvoirs
de notre âme adorent, absorbent, vivent. Je ne sais si j’ai réussi à
m’expliquer.
Je crois que si cela durait, cela nous tuerait en peu de temps.
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31> Je crois également que
quiconque a vécu, même une seule fois, une telle expérience mystique en reste
marqué pour toute la vie. C’est comme un accroissement de notre
vitalité spirituelle, un passage à un âge supérieur, à la suite de quoi,
après chaque immersion dans cette expérience mystique, on se retrouve grandi
en grâce et en sagesse surnaturelle. Et l’on reste tel pour toujours, si
on en reste digne.
Et ce n’est pas tout. Je crois
de plus que, même si par faiblesse humaine, il nous arrive parfois de faire
une dégringolade, mais sans malice, la grâce obtenue auparavant ne
s’annule pas : elle reste engourdie, il est vrai, de sorte qu’en sera
retardé l’avènement d’une nouvelle immersion dans la "joie de voir et de
goûter l’essence de Dieu" (je crois que c’est cela qu’on éprouve), mais
on ne perd pas le bienfait obtenu. On ne le perd qu’en agissant avec une
malice consciente et persistante.
Il faut penser que cette
"joie", qui nous détourne de la réalité humaine sensible pour nous
plonger dans une réalité divine suprasensible, nous est donnée par Dieu et
donc par un être qui ne gaspille pas ses dons en les distribuant avec une
prodigalité imprévoyante. On peut supposer qu’avec la "joie", il
accorde aussi d’autres forces aptes à nous rendre capables de défendre son
don contre les ennemis qui sont en nous-mêmes : la chair, les passions, etc.;
et par conséquent, seule une malice sacrilège et voulue peut nous
rendre incapables de conserver le don de Dieu en nous.
J’ose espérer avoir réussi à m’expliquer. Mais je le répète : je suis une
analphabète dans les sciences mystiques et c’est pourquoi j’exprime le
surhumain en paroles humaines.
Aujourd’hui, j’ai sur les
lèvres une question que je brûle de poser :
"Avez-vous entendu mes prières ces derniers jours ? Ont-elles atteint le
but pour lequel je les faisais ?". Mais je ne vous ai rien demandé,
mettant ce petit sacrifice aussi sur le bûcher où je me consume [3] pour tant de choses, de tant de
façons. Ces choses peuvent sembler des bêtises, mais quelquefois elles
coûtent bien de la peine. On sue à les accomplir...
Oh ! Mon Père, l’amour est un
vrai martyre ! L’amour qui envahit violemment un cœur trop petit pour le
contenir !
Oh ! Mon Père, comme je comprends le désir, le besoin des amoureux du Christ
d’entourer leurs ardeurs de solitude ! Comme je désire la nuit qui me permet
d’être seule, au moment où l’amour m’enivre, me torture, me pousse aux larmes
et au rire.
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32> Si je pouvais faire voir ce que j’éprouve ! À certains moments,
je comprends qu’on puisse mourir d’amour. Et pourtant, pour rien au monde je ne
voudrais que me soit épargnée cette très suave étreinte, agonie pour la chair
qui ne peut en supporter la force sans se sentir brisée, béatitude pour
l’esprit.
Je pense à une phrase du Cantique des Cantiques, dont le souvenir flotte dans
mon esprit : "Étendez-moi sur les fleurs, ranimez-moi avec des pommes,
car je me languis d’amour" [4]. Ou quelque chose du genre... et
c’est bien dit parce qu’on se sent réellement languir, détruit par l’amour.
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