| Le vendredi 20 décembre 1946. 396>  543.1 – Je me trouve encore dans la
  maison de Lazare et je vois que Marthe et Marie
  sortent dans le jardin pour accompagner un homme plutôt âgé, d'aspect très
  digne et je dirais que ce n'est pas un hébreu car il a le visage complètement
  rasé comme les romains. 
 Une fois qu'ils sont un peu éloignés de la maison, Marie lui demande :
 
 "Eh bien, Nicomède
  ? Que dis-tu de notre frère ? Nous le voyons très... malade... Parle."
 
 L'homme ouvre les bras dans un geste de commisération qui constate le
  caractère inéluctable du fait, et il dit en s'arrêtant :
 
 "Il est très malade... Je ne vous ai jamais trompées depuis les premiers
  temps où je l'ai soigné. J'ai tout essayé, vous le savez. Mais cela n'a pas
  servi. J'ai aussi... espéré, oui, j'ai espéré qu'il pourrait au moins vivre
  en réagissant contre l'épuisement de la maladie grâce à la bonne nourriture
  et aux cordiaux que je lui préparais. J'ai essayé aussi des poisons indiqués
  pour préserver le sang de la corruption et pour soutenir les forces selon les
  vieux principes des grands maîtres de la médecine. Mais le mal est plus fort
  que les remèdes employés. Ces maladies sont une sorte de corrosion. Elles
  détruisent, et quand elles apparaissent à l'extérieur, l'intérieur des os est
  déjà envahi. Comme la sève d'un arbre monte du bas jusqu'au sommet, ainsi,
  dans ce cas, la maladie s'est étendue depuis le pied à tout le corps..."
 
 "Mais il n'a que les jambes de malades..." dit Marthe en gémissant.
 
 "Oui. Mais la fièvre détruit là où vous pensez qu'il n'y a que santé.
  Regardez cette petite branche tombée de cet arbre : elle paraît rongée
  ici près de la cassure. Mais, voilà... (il la brise entre ses doigts).
  Voyez-vous ? Sous l'écorce lisse, il y a la carie jusqu'à l'extrémité qui
  semble encore vivante parce qu'il y a encore des petites feuilles. Lazare,
  désormais est... mourant, pauvres sœurs ! Le Dieu de vos pères, les dieux et
  les demi-dieux de notre médecine n'ont rien pu faire... ou voulu faire. Je
  parle de votre Dieu... Et donc... oui, je prévois que désormais la mort est
  très proche à cause aussi de l'augmentation de la fièvre, symptôme de la
  corruption entrée dans le sang, des mouvements désordonnés du cœur et de
  l'absence de stimulations et de réactions chez le malade et dans tous ses
  organes. Vous voyez ! Il ne se nourrit plus, il ne retient pas le peu qu'il
  prend, et il n'assimile pas ce qu'il retient. C'est la fin...
 
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 397> Et — croyez à un médecin qui vous
  est reconnaissant en souvenir de Théophile — et ce qu'il
  faut plutôt désirer, c'est la mort désormais... Ce sont des maux effroyables.
  Depuis des milliers d'années ils détruisent l'homme et l'homme n'arrive pas à
  les détruire.
 
  543.2 – Les dieux seuls le pourraient
  si..." 
 Il s'arrête, les regarde en passant ses doigts sur son menton rasé. Il
  réfléchit puis il dit :
 
 "Pourquoi n'appelez-vous pas le Galiléen ? C'est votre ami. Lui peut,
  car il peut tout.
  J'ai contrôlé des personnes qui étaient
  condamnées et qui sont guéries.
  Il sort de Lui une force étrange. Un fluide mystérieux qui ranime et
  rassemble les réactions dispersées et leur impose de vouloir guérir... Je ne
  sais pas, Je sais que je l'ai suivi aussi, en restant mêlé à la foule, et
  j'ai vu des choses merveilleuses... Appelez-le. Moi, je suis un gentil, mais
  j'honore le Thaumaturge mystérieux de votre peuple. Et je serais heureux si
  Lui pouvait ce que moi je n'ai pas pu." 
 "Lui est Dieu, Nicomède. Il peut donc tout. La force que tu appelles
  fluide, c'est sa volonté de Dieu" dit Marie.
 
 "Je ne me moque pas de votre foi. Au contraire je la pousse à grandir
  jusqu'à l'impossible. Du reste... On lit que les dieux sont descendus parfois
  sur la Terre. Moi... je n'y avais jamais cru... Mais avec la science et la
  conscience d'homme et de médecin, je dois dire qu'il en est ainsi, car le
  Galiléen opère des guérisons que seul un dieu peut opérer."
 
 "Non pas un dieu, Nicomède. Le vrai Dieu" insiste Marie.
 
 "C'est bien. Comme tu veux. Et moi je croirai en Lui et je deviendrai
  son disciple si je vois que Lazare... ressuscite. Car désormais, plutôt que
  de guérison, c'est de résurrection qu'il faut parler. Appelez-le donc et
  d'urgence... car, si je ne suis pas devenu idiot, il mourra tout au plus
  d'ici le troisième crépuscule à partir de celui-ci. J'ai dit "tout au
  plus". Ce pourrait être avant, désormais."
 
 "Oh ! si nous pouvions ! Mais nous ne savons pas où il est..." dit
  Marthe.
 
 "Moi, je le sais. C'est un de ses disciples qui me l'a dit et qui allait
  le rejoindre en accompagnant des malades, et deux étaient des miens. Il est
  au-delà du Jourdain, près
  du gué. C'est ce qu'il a dit. Vous,
  peut-être, savez mieux l'endroit."
 
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 398> "Ah ! dans la maison de Salomon,
  certainement !" dit Marie.
 
 "C'est très loin ?"
 
 "Non, Nicomède."
 
 "Et alors, envoyez-lui tout de suite un serviteur pour Lui dire de
  venir. Je vais revenir plus tard et je reste ici pour voir son action sur Lazare. Salut, dominae. Et... réconfortez-vous
  mutuellement."
 
 Il s'incline et s'en va vers la sortie où un serviteur l'attend pour tenir
  son cheval et lui ouvrir le portail.
 
 
  543.3 – "Que faisons-nous, Marie
  ?" demande Marthe après avoir vu partir le médecin. 
 "Nous obéissons au Maître. Il a dit de le faire appeler après la mort de
  Lazare. Et nous le ferons."
 
 "Mais, une fois qu'il va être mort... à quoi servira-t-il d'avoir le
  Maître ici ? Pour notre cœur, oui, ce sera utile. Mais pour Lazare !...
  J'envoie un serviteur l'appeler."
 
 "Non. Tu détruirais le miracle. Lui a dit de savoir espérer et croire contre toute réalité contraire.
  Et si nous le faisons, nous aurons le miracle, j'en suis sûre. Si nous ne
  savons pas le faire, Dieu nous laissera avec notre présomption de vouloir
  faire mieux que Lui, et Il ne nous accordera rien."
 
 "Mais tu ne vois pas combien souffre Lazare ? Tu ne te rends pas compte
  comment, dans les moments où il est conscient, il désire le Maître ? Tu n'as
  pas de cœur, toi, de refuser cette dernière joie à notre pauvre frère !...
  Notre pauvre frère ! Notre pauvre frère ! Bientôt nous n'aurons plus de frère
  ! Plus de père, plus de mère, plus de frère ! La maison détruite, et nous
  seules, comme deux palmiers dans un désert."
 
 Elle est prise d'une crise de douleur, je dirais même d'une crise de nerfs
  toute orientale, et elle s'agite, se frappant le visage et se décoiffant.
 
 Marie la saisit, lui impose :
 
 "Tais-toi ! Tais-toi, te dis-je ! Il peut entendre. Je l'aime plus et
  mieux que toi et je sais me dominer. Tu sembles une femmelette malade.
  Tais-toi, dis-je ! Ce n'est pas par cette agitation que l'on change les
  destinées, ni non plus que l'on émeut les cœurs. Si tu le fais pour émouvoir
  le mien, tu te trompes. Penses-y bien. Le mien se brise dans l'obéissance.
  Mais il tient bon par elle."
 
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 399> Marthe, dominée par la force de sa
  sœur et par ses paroles, se calme quelque peu. Mais dans sa douleur, plus calme
  maintenant, elle gémit en appelant sa mère :
 
 "Maman
  ! Oh ! maman, console-moi. Il n'y a plus de paix en moi depuis que tu es
  morte. Si tu étais ici, maman ! Si le chagrin ne t'avait pas tuée ! Si tu
  étais ici, tu nous guiderais et nous t'obéirions pour le bien de tous... Oh
  !..."
 
 Marie change de couleur. Sans faire de bruit elle pleure le visage angoissé
  et se tordant les mains sans parler.
 
 Marthe la regarde et elle dit :
 
 "Notre mère, quand elle fut près de mourir, me fit promettre que je
  serais une mère pour Lazare. Si elle était ici..."
 
 "Elle obéirait au Maître, car c'était une femme juste. C'est inutilement
  que tu essaies de m'émouvoir. Dis-moi donc que j'ai assassiné ma mère par les
  douleurs que je lui ai données. Je te dirai : "Tu as raison".
  Mais si tu veux me faire dire que tu as raison de vouloir le Maître, je te
  dis : "Non". Et je dirai toujours : "Non". Et
  je suis certaine que du sein d'Abraham elle m'approuve et me bénit. Allons à
  la maison."
 
 "Plus rien ! Plus rien !"
 
 
  "Tout ! C'est tout que tu devrais dire.
  En vérité tu écoutes le Maître et tu sembles attentive pendant qu'il parle,
  mais ensuite tu ne te rappelles pas ce qu'il dit. Ne nous a-t-il pas toujours
  dit qu'aimer et obéir nous rend fils de Dieu et héritiers de son Royaume ? Et
  alors comment peux-tu dire que nous allons rester sans plus rien, si nous
  avons Dieu et si nous possédons le Royaume grâce à notre fidélité ? Oh !
  comme, en vérité, il faut être absolues, comme je l'ai été, dans le mal, pour
  pouvoir être aussi, et savoir, et vouloir être absolues dans le bien, dans
  l'obéissance, dans l'espérance, dans la foi, dans l'amour !..." 
 "Tu permets aux juifs de se moquer du Maître et de faire des
  insinuations sur son compte. Tu les as entendus avant-hier..."
 
 "Et tu penses encore aux croassements de ces corneilles et aux cris de
  ces vautours ? Mais laisse-les cracher ce qu'ils ont en eux ! Que t'importe
  le monde ? Qu'est le monde par rapport à Dieu ? Regarde : moins que ce taon
  dégoûtant, engourdi par le froid ou empoisonné pour avoir sucé des ordures et
  que j'écrase ainsi."
 
 Et elle donne un énergique coup de talon à un taon qui chemine lentement sur
  le gravier du sentier. Puis elle prend Marthe par le bras en disant :
 
 "Allons, viens à la maison et..."
 
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 400> "Au moins faisons le savoir au
  Maître. Envoyons Lui dire qu'il est mourant, sans dire autre chose..."
 
 "Comme s'il avait besoin de l'apprendre de nous ! Non, ai-je dit, C'est
  inutile. Lui a dit : "Quand il sera mort, faites-le-moi
  savoir". Et nous le ferons. Pas avant."
 
 "Personne, personne n'a pitié de ma douleur ! Et toi moins que
  tous..."
 
 "Et cesse de pleurer ainsi. Je ne puis le supporter..."
 
 Dans sa douleur elle se mord les lèvres pour donner du courage à sa sœur et
  ne pas pleurer elle aussi.
 
 
  543.4 – Marcelle sort en courant
  de la maison, suivie de Maximin : 
 "Marthe ! Marie ! Accourez ! Lazare est mal, il ne répond plus..."
 
 Les deux sœurs arrivent en courant pour entrer dans la maison... et après un
  moment, on entend la forte voix de Marie qui donne des ordres pour les
  secours qui s'imposent et on voit les serviteurs qui accourent avec des
  cordiaux et des bassins d'eau bouillante, et on entend des chuchotements et
  on voit des gestes de douleur...
 
 Le calme revient tout doucement après tant d'agitation. On voit les
  serviteurs qui parlotent entre eux, moins agités, mais qui ponctuent leurs
  dires par des gestes qui marquent un grand découragement. Certains hochent la
  tête, d'autres ouvrent les bras et les lèvent vers le ciel comme pour dire :
  "C'est ainsi", d'autres pleurent et d'autres encore veulent espérer
  un miracle.
 
 
  543.5 – Voici de nouveau Marthe, pâle
  comme une morte. Elle regarde derrière elle pour voir si on la suit. Elle
  regarde les serviteurs qui se serrent anxieux autour d'elle. Elle se tourne
  pour regarder si de la maison il sort quelqu'un pour la suivre. Puis elle dit
  à un serviteur : 
 "Toi ! Viens avec moi."
 
 Le serviteur se détache du groupe et la suit vers la tonnelle des jasmins et
  y entre. Marthe parle sans quitter des yeux la maison qu'elle peut voir à
  travers l'entrelacement des branches :
 
 "Écoute bien. Quand tous les serviteurs vont être rentrés, et que je
  leur aurai donné des ordres pour qu'ils soient occupés dans la maison, tu
  iras aux écuries, tu prendras un cheval des plus rapides, tu le selleras...
  Si par hasard quelqu'un te voit, dis que tu vas chercher le médecin... Tu ne
  mens pas et je ne t'apprends pas à mentir car vraiment je t'envoie au Médecin
  béni...
 
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 401/402> Prends avec toi
  de l'avoine pour la bête et de la nourriture pour toi et cette bourse pour
  tout ce qui pourrait arriver. Sors par la petite porte et passe par les
  champs labourés pour que les sabots ne fassent pas de bruit. Éloigne-toi de
  la maison, puis prends la route de Jéricho et galope sans jamais t'arrêter,
  même la nuit. As-tu compris ? Sans jamais t'arrêter. La nouvelle lune
  éclairera ta route si l'obscurité vient pendant que tu galopes encore. Pense
  que la vie de ton maître est entre tes mains et dépend de ta rapidité. Je me
  fie à toi."
 
 "Maîtresse, je te servirai comme un esclave fidèle."
 
 "Va au gué de Béthabara. Passe-le et va au village après Béthanie
  d'au-delà du Jourdain. Sais-tu ? Là où Jean baptisait au début."
 
 "Je sais. J'y suis allé moi aussi pour me purifier."
 
 "Dans ce village se trouve le Maître. Tout le monde t'indiquera la
  maison où il habite. Mais, si au lieu de suivre la route principale, tu suis
  les rives du fleuve, cela vaut mieux. On te voit moins et tu trouves la
  maison par toi-même. C'est la première de l'unique route du village
  qui va de la campagne au fleuve. Tu ne peux te tromper : une maison
  basse sans terrasse ni chambre du haut, avec le jardin qui se trouve, quand
  on vient du fleuve, avant la maison, un jardin fermé par un petit portail de
  bois et une haie d'aubépine, je crois, une haie en somme. Tu as compris ?
  Répète."
 
 Le serviteur répète patiemment.
 
 "C'est bien. Demande de parler avec Lui, avec Lui seul, et
  dis-lui que tes maîtresses t'envoient pour Lui dire que Lazare est
  très malade, qu'il va mourir, que nous n'en pouvons plus, que Lazare veut le
  voir et qu'il vienne tout de suite, tout de suite par pitié. As-tu bien
  compris ?"
 
 "J'ai compris, maîtresse."
 
 "Et ensuite, reviens tout de suite, de façon que personne ne remarque
  trop ton absence. Prends une lanterne avec toi pour les heures sombres. Va,
  cours, galope, crève le cheval, mais reviens vite avec la réponse du
  Maître."
 
 "Je le ferai, maîtresse."
 
 "Va ! Va ! Tu vois ? Ils sont déjà tous rentrés dans la maison. Va tout
  de suite. Personne ne te verra faire les préparatifs. Je te porterai moi-même
  la nourriture. Va, je te la mettrai au seuil du petit portail. Va ! Et que
  Dieu soit avec toi. Va !..."
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