Le samedi 13 avril
1946
428> 418.1 - Jésus arrive en pleine nuit au village de
Salomon. La lune, à cause de la position où elle se trouve, me fait penser
qu'il est environ deux heures du matin. Une belle lune qui commence seulement
à décroître, et qui rayonne au milieu du ciel serein en répandant la paix sur
la terre. La paix et des rosées abondantes, les fortes rosées des pays
chauds, bienfaisantes pour les plantes après la brûlure diurne du soleil.
Les pèlerins doivent avoir suivi la rive du fleuve qui est sèche car le
fleuve est plus resserré dans son cours à cause de l'étiage estival. Et ils
remontent des roseaux jusqu'au bois qui garnit le bord et le soutient par le
filet que forment les racines des arbres dans la terre près de l'eau.
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429> "Arrêtons-nous ici en attendant le matin" dit
Jésus.
418.2 - "Maître... je
suis tout endolori..." dit Matthieu.
"Et moi, je crains d'avoir la fièvre. Le fleuve n'est pas sain en été...
Tu le sais" renchérit Philippe.
"Cela aurait été pire si du fleuve nous étions remontés sur les monts de
Judée, cependant. Cela aussi, on le sait" dit le Zélote
qui a pitié de Jésus auquel tous racontent leurs petites peines et font
entendre leurs lamentations et dont personne ne comprend l'état d'âme.
"Laisse faire, Simon,
ils ont raison. Mais, d'ici peu, nous allons nous reposer... Je vous en prie,
encore un peu de route... Et un peu d'attente ici. Voyez comme la lune tourne
vers l'occident. Pourquoi réveiller ce vieillard
et peut-être Joseph encore malade,
quand d'ici peu il va faire jour… ?"
"C'est qu'ici, tout est trempé de rosée. On ne sait pas où se
mettre..." bougonne l'Iscariote.
"Tu as peur d'abîmer tes vêtements ? dit Thomas toujours joyeux. Allons, après ces
marches de galériens dans la poussière et la rosée, il n'y a plus lieu de
faire le paon ! Et du reste... ainsi tu plairais davantage à l'aimable
Elchias.
Tes grecques, celles de la bordure et celles des manches sont restées en
lambeaux sur les arbustes épineux du désert de Juda, et celle du col c'est la
sueur qui l'a détruite... Maintenant tu es un juif parfait..."
"Une parfaite saleté, et j'en suis dégoûté" réplique l'Iscariote en
colère.
"Qu'il te suffise, Judas,
d'avoir le cœur pur, dit paisiblement Jésus. C'est lui qui a de la
valeur..."
"Valeur ! Valeur ! Nous sommes exténués de fatigue, de faim...
Nous perdons notre santé et elle seule a de la valeur" dit impoliment
Judas.
"Moi, je ne te retiens pas de force... C'est toi qui veux rester."
"Désormais !... Il me convient de le faire. Je suis..."
"Mais dis donc la parole qui te brûle les lèvres : "Tu es
compromis aux yeux du Sanhédrin". Mais tu peux toujours réparer... et
acquérir de nouveau sa confiance..."
"Je ne veux pas réparer... car je t'aime et je veux rester avec
Toi."
"Vraiment tu le dis d'une manière qui plus que l'amour semble exprimer
la haine" mâchonne Jude
d'Alphée.
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430> "Eh bien... chacun a sa façon d'exprimer son
amour."
"Hé ! Oui ! Il y en a qui aiment leurs femmes mais qui les
rouent de coups... Ce genre d'amour ne me plairait pas" dit Jacques de Zébédée en essayant de couper court à l'incident par une
plaisanterie.
Mais personne ne rit. Cependant, grâce à Dieu, personne ne réplique.
Jésus conseille :
"Allons nous asseoir sur le seuil de la
maison. La gouttière est large et abrite de la rosée et il y a ce
soubassement qui sert de base à la maisonnette..."
Ils obéissent sans parler et, après avoir rejoint la maison, ils s'assoient
en ligne le long du mur. Mais la simple observation de Thomas :
"J'ai faim. Ces marches nocturnes creusent" ranime la discussion.
"Mais quelles marches ! C'est que depuis des jours on vit de rien !!" lui répond toujours
l'Iscariote.
"Vraiment, chez Nikê et chez Zachée, on a mangé et bien mangé, et Nikê
nous a tant donné que nous avons dû en donner aux pauvres pour que cela ne se
gâte pas. Le pain ne nous a jamais manqué. Ce caravanier aussi
nous a donné du pain et de quoi manger avec..." observe André.
Judas, qui ne peut le démentir, se tait.
418.3 - Un coq, au loin,
salue la première lueur du jour.
"Oh ! Bien ! D'ici peu, c'est l'aube !" dit Pierre
en s'étirant, car il s'était presque endormi.
Ils attendent en silence l'arrivée du jour.
Un bêlement dans un parc... Puis une sonnaille au loin sur la grand-route, à
l'opposé... Tout près un crou-crou des
colombes d'Ananias. Une voix rauque d'homme dans les roseaux... C'est un pêcheur
qui revient avec sa pêche nocturne et maugrée du peu de résultat. Il voit
Jésus et s'arrête. Il hésite, puis il dit :
"Si je te la donne, me promets-tu abondance pour
l'avenir ?"
"Par gain ou par besoin ?"
"Par besoin. J'ai sept enfants, ma femme et la mère de ma femme."
"Tu as raison. Sois généreux et je te promets qu'il ne te manquera pas
le nécessaire."
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431> "Prends alors. Il y a là à l'intérieur ce blessé
qui ne se remet pas, malgré les soins..."
"Que Dieu te récompense et te donne la paix" dit Jésus.
L'homme salue et s'en va, laissant ses poissons enfilés par la bouche dans
une branche de saule.
418.4 - Le silence retombe,
à peine rompu par le bruissement des roseaux, par quelque cri d'oiseau...
Puis un grincement proche. La grille rustique qu'Ananias a construite tourne
en grinçant, et le petit vieux s'amène sur la route en scrutant le ciel. La
brebis le suit en bêlant...
"La paix à toi, Ananias !"
"Maître ! Mais... depuis quand es-tu ici ? Pourquoi ne pas
appeler, te faire ouvrir ?!"
"Depuis peu. Je ne voulais déranger personne... Comment va
Joseph ?"
"Tu sais ?... Il va mal.
Il sort du pus d'une oreille et il souffre beaucoup de la tête. Je crois
qu'il va mourir. Ou plutôt : je croyais. Maintenant tu es ici et je
crois qu'il va guérir. Je sortais chercher de l'herbe pour des
emplâtres..."
"Les compagnons de Joseph sont-ils ici ?"
"Il y en a deux. Les autres sont allés en avant. Ici, il y a Salomon et
Élie."
"Les pharisiens vous ont-ils ennuyés ?"
"Tout de suite après ton départ, plus après. Ils voulaient savoir où tu
étais allé. J'ai dit : "Chez ma bru, à Masada". Ai-je mal
fait ?"
"Tu as bien fait."
"Et... Tu y es vraiment allé ?" Le vieil homme est tout
anxieux.
"Oui. Elle va bien."
"Mais... elle ne t'a pas écouté… ?"
"Non. Il faut prier beaucoup pour elle."
"Et pour les petits... Qu'elle les élève pour le Seigneur..." dit
le vieillard.
Et deux grosses larmes descendent pour dire ce qu'il tait. Il dit pour
finir :
"Les as-tu vus ?"
"Pour l'un, je peux dire que je l'ai vu... Les autres, je les ai
entrevus. Ils vont tous bien."
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432> "J'offre à Dieu mon renoncement et mon pardon...
Pourtant... il est si amer de dire : "Je ne les verrai
plus"..."
"Tu verras bientôt ton fils, et avec lui, tu seras en paix au
Ciel."
"Merci, Seigneur.
418.5 - Entre..."
"Oui. Allons tout de suite auprès du blessé. Où est-il ?"
"Sur le meilleur lit."
Ils entrent dans le jardin qui est très bien
tenu, et de là dans la cuisine, puis de la cuisine dans la petite chambre.
Jésus se penche sur le malade qui dort en gémissant. Il se penche, il se
penche... et il souffle sur l'oreille enveloppée de charpie déjà pleine de
pus. Il se relève, puis se retire sans bruit.
"Tu ne le réveilles pas ?" demande à voix basse le vieillard.
"Non. Laisse-le dormir. Il ne souffre plus, il va se reposer. Allons
voir les autres."
Jésus s'approche sans bruit de la porte et il passe dans la pièce où se
trouvent les deux lits achetés l'autre fois. Les deux disciples, fatigués,
dorment encore.
"Ils veillent jusqu'au matin ; moi du matin au soir. Ils sont donc
fatigués. Ils sont si bons."
Les deux doivent dormir les oreilles ouvertes, car ils se réveillent tout de
suite :
"Maître ! Notre Maître ! Tu arrives à temps ! Joseph
est..."
"Guéri. J'ai déjà opéré. Il dort et ne le sait pas, mais il n'a plus
rien. Il n'aura qu'à nettoyer la pourriture et il sera sain comme
auparavant."
"Oh ! Alors purifie-nous aussi car nous avons péché."
"En quoi ?"
"Pour assister Joseph, nous n'avons pas été au Temple..."
"La charité fait un temple en tout
lieu. Et c'est dans le Temple de la charité que Dieu se trouve. Si nous nous
aimions tous, la Terre ne serait qu'un Temple. Restez en paix. Un jour
viendra où Pentecôte voudra dire : "Amour", manifestation de
l'amour. Vous avez fait, en la devançant, la Pentecôte de l'avenir, puisque
vous avez aimé votre frère."
De l'autre pièce, la voix de Joseph retentit :
"Ananias ! Élie ! Salomon ! Mais je suis
guéri !"
L'homme apparaît, revêtu seulement de la tunique courte, amaigri, encore
pâle, mais ne souffrant plus. Il voit Jésus et dit :
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433> "Ah ! c'est Toi, mon Maître !"
Et il court Lui baiser les pieds.
"Que Dieu te donne la paix, Joseph, et pardonne-moi si tu as souffert à
cause de Moi."
"Je me fais gloire d'avoir versé du sang pour Toi, comme en versa mon père autrefois. Je te bénis de m'en avoir rendu digne !"
Le visage vulgaire de Joseph étincelle dans la joie de ces paroles et prend
une noblesse, une beauté, qui lui vient d'une lumière intérieure.
418.6 - Jésus le caresse et
parle à Salomon :
"Ta maison sert à faire beaucoup de bien."
"Oh ! C'est qu'elle est à Toi maintenant. Auparavant elle ne
servait qu'au lourd sommeil du passeur. Mais je suis content qu'elle t'ait
servi et qu'elle ait servi à ce juste. Maintenant, nous allons avoir quelques
bonnes journées, ici avec Toi."
"Non, ami. Vous allez partir tout de suite. Il ne nous est plus permis
de nous reposer. Ce temps qui vient sera vraiment un temps d'épreuve et
seules les fortes volontés resteront fidèles. Maintenant nous allons partager
le pain ensemble et puis vous allez partir, tout de suite, le long du fleuve
en me précédant d'une demi-journée."
"Oui, Maître. Joseph aussi ?"
"Aussi, à moins qu'il ne craigne une nouvelle blessure..."
"Oh ! Maître ! Plût à Dieu que j'eusse à te précéder dans la
mort en donnant mon sang pour Toi !"
Ils sortent dans le jardin dont le premier soleil fait briller la rosée.
Ananias fait les honneurs de la maison en cueillant les premières figues sur
les branches les mieux exposées, et il s'excuse de ne pouvoir offrir un
pigeonneau parce que les deux nichées ont servi pour le malade. Mais il y a
les poissons et, vite, vite, on se met à préparer la nourriture.
Jésus se promène entre Elie et Joseph qui racontent leur aventure et la force
de Salomon qui a porté le blessé sur ses épaules pendant de longs kilomètres
parcourus de nuit, un peu à la fois...
"Mais toi, Joseph, tu pardonnes, n'est-ce pas, à celui qui t'a
frappé ?"
"Je n'ai jamais eu de rancœur pour ces malheureux. J'ai offert le pardon
et la souffrance pour leur rédemption."
"C'est ce qu'il faut faire, bon disciple ! Et Ogla ?"
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433> "Ogla est allé avec Timon. Je ne sais s'il
continuera à le suivre ou s'il s'arrêtera à l'Hermon. Il disait toujours
qu'il voulait aller au Liban."
"Bon ! Que Dieu le guide pour le mieux."
418.7 - Maintenant, dans les
feuillages, les oiseaux gazouillent en chœur. Les bêlements, les voix
d'enfants, de femmes, le braiment des ânes, le grincement des poulies
au-dessus des puits annoncent que le village est réveillé.
C'est dans le jardin lui-même que l'on rompt le pain et que l'on distribue
les poissons, puis on consomme le repas et, tout de suite après, bénis par
Jésus, les trois disciples quittent la maison, parcourent rapidement le
chemin qui mène au fleuve pour se plonger dans la fraîcheur et l'ombre des
roseaux...
On ne les voit plus...
"Et maintenant reposons-nous jusqu'au soir, et puis suivons-les, nous
aussi" ordonne Jésus.
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