Vision du mercredi 18 juillet
1945
515> Après Jabnia les collines, dirigées d'ouest en est par rapport
à l'étoile polaire, prennent de l'altitude et, derrière, on en voit surgir de
plus hautes, de toujours plus hautes. Au loin, dans la dernière lueur du soir
se profilent les sommets verts et violets des montagnes de Judée. Le soleil
est tombé rapidement comme il le fait dans les pays situés au midi. De
l'orgie de rouge du couchant, il est passé en moins d'une heure au premier
scintillement des étoiles et il paraît impossible que l'incendie solaire se
soit éteint si vite, faisant disparaître la couleur de sang du ciel sous un
voile de plus en plus épais d'améthyste sanguine et puis d'un mauve qui pâlit
et devient de plus en plus transparent pour laisser voir un ciel irréel non
pas bleu, mais vert pâle qui ensuite s'assombrit en une couleur glauque
d'avoines nouvelles, prélude à l'indigo qui dominera pendant la nuit en se
parsemant de diamants comme un manteau royal.
516> Et les premières étoiles
rient déjà à l'orient en même temps qu'une faucille de lune à son premier
quartier. La terre s'emparadise toujours plus sous la lumière des astres et
dans le silence des hommes. C'est l'heure du chant des choses qui ne pèchent
pas : celui du rossignol, l'arpège des eaux, le bruissement des
feuillages, le chant des grillons, des crapauds qui émettent des notes de
hautbois en chantant à la rosée. Peut-être qu'elles chantent aussi là-haut
les étoiles... Elles qui sont plus proches des anges que nous.
L'incendie de la chaleur s'éteint de plus en plus dans l'air de la nuit,
humide d'une rosée si douce à l'herbe, aux hommes et aux animaux !
Jésus a attendu au pied d'une colline les apôtres qui sortent de Jabnia où Jean est allé les prendre. Il parle tout
doucement avec l'Iscariote, en lui remettant des bourses de monnaie et en lui
donnant des instructions pour leur répartition. Derrière Lui, Jean
silencieux, qui tient le bouc, entre le Zélote et Barthélemy qui parlent de Jabnia où se sont distingués André et Philippe. Plus en
arrière, en groupe, tous les autres qui parlent à haute voix et font une
sorte de récapitulation des aventures en terre philistine et manifestent
clairement leur joie pour le prochain retour en Judée pour la Pentecôte.
"Mais, vraiment, nous y allons tout de suite ?" demande
Philippe très fatigué de courir à travers les sables brûlants.
"C'est ce qu'a dit le Maître. Tu l'as entendu" répond Jacques
d'Alphée.
"Mon frère le sait certainement, mais il semble perdu dans ses rêves. Ce
qu'ils ont fait pendant ces cinq jours est un mystère" dit Jacques de
Zébédée.
"Oui. Et moi, je n'en peux plus du désir de le savoir. Au moins cela,
pour nous récompenser de cette... purge à Jabnia.
Cinq jours où il fallait surveiller chacune de nos paroles, chacun de nos
regards ou de nos pas pour éviter un malheur" dit Pierre.
"Nous avons pourtant réussi. Nous commençons à savoir faire" dit
Mathieu d'un air satisfait.
"Vraiment... j'ai tremblé deux ou trois fois. Ce sacré Judas de
Simon !... Mais il n'apprendra jamais à se modérer ?" dit
Philippe.
"Quand il sera vieux. Et pourtant, si l'on veut, il agit dans une bonne
intention. Tu l'as entendu ? Même le Maître l'a dit. Ille fait par
zèle..." dit André en l'excusant.
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517> "Naturellement ! Le
Maître a parlé ainsi parce qu'il est la Bonté et la Prudence, mais je ne
crois pas qu'il l'approuve" dit Pierre.
"Il ne ment pas, Lui" réplique le Thaddée.
"Pour mentir, non. Mais il sait mettre dans ses réponses toute la
prudence que nous ne savons pas y mettre, et il dit la vérité sans faire
saigner le cœur de personne, sans provoquer des indignations, sans susciter
des reproches. Hé ! Lui, c'est Lui !" soupire Pierre.
Un silence, pendant qu'ils cheminent dans la blancheur toujours plus nette du
clair de lune. Puis Pierre dit à Jacques de Zébédée: "Essaie d'appeler
Jean. Je ne sais pas pourquoi il nous évite."
"Je vais te le dire tout de suite : c'est parce qu'il sait que nous
allons le tourmenter pour savoir" dit Thomas.
"C'est vrai ! Et il est avec les deux plus prudents et les plus
sages" confirme Philippe.
"Eh bien, essaie quand même, sois serviable" insiste Pierre.
Et Jacques, condescendant, appelle par trois fois Jean qui n'entend pas ou
fait semblant de ne pas entendre. Barthélemy au contraire se retourne, et
Jacques lui dit : "Dis à mon frère de venir ici" et puis
Jacques dit à Pierre : "Mais je ne crois pas que nous
saurons."
Jean, obéissant, vient tout de suite et demande : "Que voulez-
vous ?"
"Savoir si d'ici on va directement en Judée" dit son frère.
"C'est ce qu'a dit le Maître. Il ne voulait pour ainsi dire pas revenir
en arrière à partir d'Acron et il voulait m'envoyer
vous prendre, mais ensuite il a préféré venir jusqu'aux dernières pentes...
On va en Judée, d'ici également."
"Par Modin ?"
"Par Modin."
"C'est une route qui n'est pas sûre. Les malfaiteurs y attendent les
caravanes et font des coups de mains" objecte Thomas.
"Oh !... avec Lui !... Rien ne Lui résiste, à
Lui !..." Jean lève vers le ciel un visage qui l'entraîne dans je
ne sais quel souvenir, et il sourit.
Tout le monde le remarque et Pierre dit : "Dis un peu: tu es en
train de lire une merveilleuse histoire dans le ciel constellé, pour avoir ce
visage ?"
"Moi ? non..."
"Allons ! Même les pierres le voient que tu es loin du monde. Dis:
qu'est-ce qui t'est arrivé, à Acron ?"
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518> "Mais rien, Simon, je te
l'assure. Je ne serais pas heureux s'il m'était arrivé quelque chose de
pénible."
"Pas pénible. Au contraire !... Allons ! Parle !"
"Mais je n'ai rien à ajouter à ce que Lui vous a dit. Ils ont été bons,
comme des êtres étonnés par les miracles. C'est tout. Exactement comme Lui
l'a dit."
"Non" et Pierre hoche la tête. "Non. Non, tu ne sais pas
mentir. Tu es limpide comme de l'eau de source. Non. Tu changes de couleur.
Je te connais depuis que tu étais tout petit. Tu ne sauras jamais mentir. Par
impuissance du cœur, de la pensée, de la langue et jusque de la peau qui
change de couleur. C'est pour cela que je t'aime tant et que je t'ai toujours
aimé. Allons, viens ici, près de ton vieux Simon de Jonas, près de ton ami.
Tu te souviens quand tu étais petit, et que moi, j'étais déjà un homme ?
Comme je te choyais ? Tu voulais des histoires et des barquettes de
liège "qui ne font jamais naufrage", disais-tu, et qui te servaient
pour aller au loin. ..Maintenant aussi, tu vas au loin et tu laisses à la
rive le pauvre Simon. Et ta petite barque ne fera jamais naufrage. Elle s'en
va, pleine de fleurs, comme celles qu'enfant tu lançais à Bethsaïda,
dans le fleuve, pour que le fleuve les porte au lac et qu'elles aillent,
qu'elles aillent. Tu t'en souviens ? Je t'aime bien, Jean. Tous nous
t'aimons bien. Tu es notre voile. Tu es notre barque qui ne fait pas
naufrage. Tu nous emmènes dans ton sillage. Pourquoi tu ne nous dis pas le
prodige d'Acron ?"
Pendant qu'il parlait, Pierre entourait de son bras la taille de Jean, mais
Jean cherche à éluder la question en disant : "Et toi qui es le
chef, pourquoi ne t'adresses-tu pas aux foules avec cet accent persuasif dont
tu uses à mon égard ? Elles ont besoin d'être convaincues, moi
pas."
"C'est qu'avec toi, je me sens à l'aise. Toi, je t'aime. Elles, je ne
les connais pas" dit Pierre pour s'excuser.
"Et tu ne les aimes pas. Voilà ton erreur. Aime-les, même si tu ne les
connais pas. Dis-toi, à toi-même : "Elles appartiennent à notre
Père". Tu verras qu'il te semblera les connaître, et tu les aimeras.
Vois en elles autant de Jean..."
"C'est vite dit ! Comme si l'on pouvait échanger les aspics et les porcs-épics, avec
toi, éternel enfant."
"Oh ! non ! Je suis comme tout le monde."
"Non, mon frère. Pas comme tout le monde. Nous autres, sauf peut-être
Barthélemy, André et le Zélote, nous aurions déjà dit, même aux herbes, ce
qui nous serait arrivé et qui nous rendrait heureux. Toi, tu te
tais. Cependant tu dois le dire à moi, ton frère aîné. Je suis pour toi comme
un père" dit Jacques de Zébédée.
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519> "Le Père c'est
Dieu, le Frère c'est Jésus, la Mère c'est Marie..."
"Alors le sang, pour toi, cela ne compte plus ?" crie Jacques
fâché.
"Ne te fâche pas. Moi, je bénis le sang et le sein qui m'ont
formé : mon père et ma mère; et je te bénis, toi, frère, qui viens des mêmes parents, parce que les parents m'ont
engendré et élevé pour me permettre de suivre le Maître, et toi, parce que tu
le suis. La mère, depuis qu'elle est disciple, moi, je l'aime à un double
titre: avec la chair et le sang, en tant que fils; avec l'esprit, en tant que
condisciple. Oh ! joie d'être unis dans son amour à Lui !..."
Jésus est revenu en arrière en entendant la voix fâchée de Jacques et les
dernières paroles l'éclairent sur la question. "Laissez Jean tranquille.
Cela ne sert à rien de le tourmenter. Il ressemble beaucoup à ma Mère, et il
ne parlera pas."
"Dis-le-nous alors, Toi, Maître" disent-ils tous d'une voix
suppliante.
"Eh bien, voici. J'ai emmené Jean avec Moi, parce qu'il était le plus
apte pour ce que je voulais faire. J'ai été aidé par lui et lui en a été
perfectionné. C'est dit."
Pierre, Jacques frère de Jean, Thomas, l'Iscariote se regardent en faisant la
moue : déçus. Et Judas l'Iscariote ne se borne pas à faire voir sa
déception, il dit : "Pourquoi le perfectionner, lui qui est déjà le
meilleur ?"
Jésus lui répond : «C'est toi qui as dit : "Chacun a sa
manière, et la met en œuvre". J'ai ma manière. Jean a la sienne qui
ressemble beaucoup à la mienne. La mienne ne peut se perfectionner. La
sienne, si. Et je veux que cela soit parce qu'il est bien que cela soit. Et
c'est pour cela que je l'ai pris, parce que j'avais besoin de quelqu'un qui
eût cette manière et cette âme. Donc, pas de mauvaise humeur ni
de curiosité. Nous allons à Modin. La nuit est
sereine, fraîche et lumineuse. Nous marcherons tant qu'il y aura la lune, puis
nous dormirons jusqu'à l'aube. J'amènerai les deux Judas pour qu'ils vénèrent
la tombe des Macchabées dont ils portent le nom glorieux."
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