| Le samedi 25 mars 1944 (fête de
  l’Annonciation). 120>
   18.1 - La petite maison de Nazareth m’apparaît ; Marie s’y trouve. Elle est aussi
  jeune que lorsque l’ange de Dieu lui est apparu. Sa seule vue m’emplit l’âme
  du parfum virginal de cette demeure, du parfum angélique qui persiste dans
  cette pièce où l’ange a déployé ses ailes d’or, du parfum divin qui s’est
  concentré sur Marie pour la rendre mère et qui, maintenant, émane d’elle. 
 C’est le soir, car les ombres commencent à envahir la pièce où, plus tôt, une
  si grande lumière était descendue du ciel.
 
 À genoux à côté de son petit lit, Marie prie, les bras croisés sur la
  poitrine, le visage tout incliné vers la terre. Elle est encore vêtue comme
  elle l’était au moment de l’Annonciation. Rien n’a changé : le rameau fleuri
  dans son vase, les meubles rangés de la même façon. Seuls la quenouille et le
  fuseau sont appuyés dans un coin, la première portant son plumet de filasse,
  le second avec le fil brillant qui y est enroulé.
 
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 121> Marie
  cesse de prier et se lève, le visage illuminé comme sous l’effet d’une
  flamme. Sa bouche sourit, mais une larme fait briller ses yeux bleus.
 
 Elle saisit la lampe à huile qu’elle allume avec une pierre à feu, vérifie
  que tout est en ordre dans sa petite chambre et remet en place la couverture
  du lit qui s’était déplacée. Elle ajoute de l’eau dans le vase du rameau
  fleuri, le met dehors, à la fraîcheur de la nuit, puis rentre, prend la
  broderie pliée sur le meuble à étagère, la lampe allumée, et sort en fermant
  la porte.
 
 Elle fait quelques pas dans le jardinet en longeant la maison, puis pénètre
  dans la petite pièce où j’ai vu l’adieu de Jésus à Marie. Je la reconnais bien, même s’il
  manque quelque objet qui s’y trouvait alors.
 
 Marie disparaît, emportant la lampe, dans une autre petite pièce voisine, et
  je reste là avec pour seule compagnie son travail posé sur le coin de la
  table. J’entends le pas léger de Marie aller et venir, je l’entends remuer de
  l’eau comme pour laver quelque chose, puis rompre du menu bois – c’est à son
  bruit que je reconnais que c’est du bois. Je l’entends allumer le feu.
 
 Elle revient ensuite, sort dans le jardin et en rapporte des pommes et des
  légumes. Elle pose les pommes sur la table, sur un plateau en métal gravé ; à
  ce qu’il me semble, c’est du cuivre buriné. Elle retourne dans la cuisine
  (cette pièce était donc bien la cuisine). Maintenant, la flamme du foyer se
  projette joyeusement par la porte ouverte et fait danser des ombres sur les
  murs.
 
 Après quelque temps, Marie revient avec un petit pain bis et une tasse de
  lait chaud. Elle s’assied et trempe des tranches de pain dans le lait. Elle
  mange tranquillement, lentement. Puis, laissant sa tasse encore à moitié
  pleine, elle repart dans la cuisine et en rapporte les légumes, sur lesquels
  elle verse de l’huile, et les mange avec le pain. Elle se désaltère avec du
  lait, puis prend une pomme et la mange. C’est un repas de fillette.
 
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 122> Tout en
  mangeant, Marie réfléchit, et sourit à quelque pensée intime. Elle se lève,
  et tourne les yeux vers les murs à qui elle semble communiquer un secret. De
  temps à autre, elle devient sérieuse, si ce n’est même triste, puis son
  sourire renaît.
 
 
  18.2- On entend frapper à la porte. Marie se lève et ouvre. Joseph entre, et ils se saluent. Puis Joseph s’assied sur un escabeau
  en face de Marie, de l’autre côté de la table. 
 Joseph est un bel homme dans la force de l’âge. Il doit avoir trente-cinq ans
  tout au plus. Ses cheveux châtain foncé et sa barbe de la même couleur
  encadrent un visage régulier avec deux yeux doux, bruns mais presque noirs.
  Le front est large et lisse, le nez fin, légèrement arqué, des joues plutôt
  rondes, mates sans être olivâtres, les pommettes rosées. S’il n’est pas très
  grand, il est robuste et bien bâti.
 
 Avant de s’asseoir, il a enlevé son manteau : c’est le premier de ce genre
  que je vois, car il est de forme ronde, fermé au cou par un crochet ou
  quelque chose comme ça, avec un capuchon. Il est marron clair et d’une étoffe
  imperméable de laine grège. On dirait un manteau de montagnard, conçu pour
  résister aux intempéries.
 
 
  18.3 - Toujours avant de s’asseoir, il offre à Marie deux œufs
  et une grappe de raisin, un peu avancé mais bien conservé. Il dit en souriant
  : 
 «On me l’a apporté de Cana. Quant aux œufs, c’est le centurion qui me les a
  donnés en remerciement d’une réparation que j’ai faite à son char. Une roue
  s’était cassée et leur ouvrier est malade. Ils sont frais. Il les a pris dans
  son poulailler. Bois-les, ils te feront du bien.
 
 – Demain Joseph, maintenant, j’ai déjà mangé.
 
 – Mais tu peux prendre le raisin. Il est bon, aussi sucré que du miel. Je te
  l’ai apporté avec précaution pour ne pas l’abîmer. Mange-le, il y en a
  encore. Je t’en apporterai demain dans un petit panier. Ce soir, je n’ai pas
  pu le faire parce que j’arrive directement de la maison du centurion.
 
 – Alors tu n’as pas encore dîné.
 
 – Non, mais cela n’a guère d’importance.»
 
 Marie se lève aussitôt et part dans la cuisine, d’où elle revient avec encore
  du lait, des olives et du fromage.
 
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 123> «Je n’ai
  rien d’autre, dit-elle. Prends un œuf.»
 
 Joseph refuse. Les œufs sont pour Marie. Il mange avec appétit son pain et le
  fromage, il boit le lait encore tiède, puis accepte une pomme. Le repas est
  terminé.
 
 Marie prend sa broderie après avoir débarrassé la vaisselle de la table.
  Joseph l’aide et reste dans la cuisine même quand elle en revient. Je
  l’entends bouger et tout remettre en place. Il ranime le feu, car la soirée
  est fraîche. À son retour, Marie le remercie.
 
 
  18.4 - Ils parlent tous deux. Joseph raconte sa journée, il
  parle de ses neveux, s’intéresse au travail de Marie et à ses fleurs. Il lui
  promet de lui apporter des fleurs magnifiques que le centurion lui a
  promises. 
 «Ce sont des fleurs que nous n’avons pas chez nous. Il les a apportées de
  Rome. Il m’en a promis des plants. Maintenant que la lune est propice, je
  vais te les planter. Elles ont de jolies couleurs et sentent bien bon. Je les
  ai vues l’été dernier, parce qu’elles fleurissent en été. Elles te parfumeront
  toute la maison. Ensuite, je les taillerai puisque la lune est favorable.
  C’est le bon moment.»
 
 Marie sourit et le remercie. Un silence. Joseph contemple la tête blonde de
  Marie penchée sur sa broderie ; c’est un regard d’amour angélique. Sûrement,
  si un ange pouvait aimer une femme d’un amour d’époux, c’est ainsi qu’il la
  regarderait.
 
 
  18.5 - Comme si elle prenait une décision, Marie pose sa
  broderie sur ses genoux et dit : 
 «Joseph, j’ai moi aussi quelque chose à te partager. Je n’ai jamais rien à
  dire, car tu sais comme je vis de manière retirée. Mais aujourd’hui, j’ai une
  nouvelle. J’ai appris que notre parente Élisabeth, la femme de Zacharie, attend un enfant…»
 
 Joseph écarquille les yeux :
 
 «À son âge ?
 
 – À son âge, répond Marie en souriant. Le Seigneur peut tout, et il a voulu
  donner cette joie à notre parente.
 
 – Comment le sais-tu ? Cette nouvelle est-elle sûre ?
 
 – Il est venu un messager, quelqu’un qui ne saurait mentir. Je voudrais aller trouver Élisabeth pour l’aider et lui dire
  combien je partage sa joie. Si tu le permets…
 
 – Marie, tu es ma femme et moi ton serviteur. Tout ce que tu fais est bien.
  Quand voudrais-tu partir ?
 
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 124> – Le
  plus tôt possible. Mais je resterai là-bas quelques mois.
 
 – Je compterai les jours en t’attendant. Pars tranquille, je m’occuperai de
  la maison et du jardin. Tu trouveras tes fleurs aussi belles que si tu les
  avais soignées toi-même. Seulement… attends. Il me faut aller avant la Pâque
  à Jérusalem y acheter quelques objets utiles à mon travail. Si tu attends
  quelques jours, je t’accompagnerai jusque-là, mais pas plus loin, car il me
  faut revenir rapidement. Mais nous pouvons faire route ensemble jusque-là. Je
  serai plus tranquille si je ne te sais pas seule en chemin. Quant au retour,
  tu me le feras savoir et je viendrai à ta rencontre.
 
 – Tu es si bon, Joseph ! Que le Seigneur te récompense par ses bénédictions
  et te préserve de toute douleur. Je le prie toujours à cette intention.»
 
 
  18.6 - Les deux chastes époux se sourient comme des anges. Le
  silence revient quelque temps, puis Joseph se lève. Il remet son manteau, en
  relève le capuchon sur sa tête, salue Marie qui se lève elle aussi, et sort. |