"L'Évangile tel qu'il m'a été
révélé" |
aucun accent |
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Vision longue et
terrifiante de martyrs chrétiens. Martyr du Pape Saint Clet (Anaclet) lors de
la première persécution de grande ampleur sous Domitien |
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Index des "Cahiers" >> Sommaire de novembre 1946 Dictée du 24 novembre 1946 |
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RETOURS AUX FICHES
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284> Le soir. Les martyrs et leurs conquêtes. Je vois un endroit qui, par son architecture
et ses personnages, me rappelle beaucoup le Tullianum [1] lors de la vision de
la mort du petit Castulus. [2] 285> Il me rappelle
également d’autres sites romains comme les cellules des cirques où j'ai vu
être entassés les chrétiens sur le point d’être jetés aux lions. Mais ce
n’est aucun d’eux. Comme à l’accoutumée, les murailles sont faites de
robustes pierres carrées superposées. La lumière est faible et triste comme
si elle filtrait par des meurtrières et se mêlait à la lueur incertaine d’une
lampe à huile insuffisante pour éclairer l’endroit. Cet endroit est très
certainement une prison, et une prison pour chrétiens, mais à la différence
des autres sites que j’ai vus, ce lieu sombre et triste n’est fermé par
aucune porte ou muraille. Dans un coin, un large couloir part de la pièce et
va je ne sais où. En légère courbe comme s’il faisait partie d’une grande
ellipse, il est lui aussi construit avec les pierres rectangulaires
habituelles et mal éclairé par une petite flamme. L’endroit est vide. Mais
sur le sol, qui semble être en granit et où de grosses pierres sont éparses
en guise de sièges, se trouvent des vêtements.
Cependant, mis à part le gémissement
inconscient de ceux que la gravité de leurs blessures rend fous de douleur,
l’on n’entend pas la moindre plainte. Les hommes qui les ont amenés les abandonnent
à leur sort et se retirent; les moins blessés tentent alors de secourir les
plus graves, ceux qui en ont la moindre possibilité vont se pencher sur les
mourants, ceux qui ne peuvent se tenir debout se traînent sur les genoux ou
rampent sur le sol à la recherche de la personne qui lui est la plus chère ou
de celle qu’il sait être plus faible physiquement, peut-être aussi
spirituellement. Ceux qui peuvent encore se servir de leurs mains essaient de
venir en aide aux formes nues en les recouvrant des vêtements tombés au sol,
ou bien ils donnent aux membres des blessés des positions qui n’offensent pas
la modestie, et étendent sur eux quelque lambeau de vêtement. Quelques femmes
prennent sur leur sein les enfants mourants — et qui ne sont peut-être même
pas les leurs — qui pleurent de douleur et de peur. D’autres se traînent
auprès d’adolescentes couvertes uniquement de leurs cheveux dénoués, et
essaient de revêtir leurs formes virginales avec des vêtements blancs trouvés
par terre. Ces vêtements s’imprègnent de sang, et l’odeur du sang mêlée à la
lourde fumée de la lampe à huile sature l’air de la pièce. De saints
dialogues pleins de pitié s’engagent à voix basse. 287> "Tu souffres
beaucoup, ma fille ?", demande un vieillard au crâne découvert dont la
peau pend sur la nuque comme un bonnet tombé. Il ne peut plus rien voir car
ses yeux ne sont plus que deux plaies sanglantes. Il s’adresse à une femme
qui a dû être une épouse épanouie mais n’est plus qu’un tas de sang; en un
geste désespéré d’amour, elle presse sur son sein ouvert, du seul bras avec
lequel elle peut encore le faire, son petit enfant qui tête le sang de sa
mère au lieu du lait qui ne peut plus couler de ses seins lacérés. "Non, mon père... le Seigneur m’aide...
Si au moins Severus pouvait venir... L’enfant... Il
ne pleure pas... il n’est peut-être pas blessé... Je sens qu’il cherche mon
sein... Ma blessure est-elle grave ? Je ne sens plus une main et je ne peux
pas... je ne peux pas regarder parce que je n’ai plus la force de voir... Ma
vie... s’enfuit avec mon sang... Suis-je couverte, père ? — Je ne sais pas, ma fille. Je n’ai plus
d’yeux..." Plus loin se trouve une femme qui rampe sur
son ventre comme un serpent. Par une déchirure à la base des côtes, on voit
ses poumons respirer. "Tu m’entends encore, Christina ?", demande-t-elle en s’inclinant sur
une adolescente nue, sans blessure mais au visage couleur de mort. Une
couronne de roses est encore posée sur son front, sur ses cheveux noirs défaits.
Elle est à demi évanouie. Mais à la voix et à la caresse de sa mère,
elle bouge et rassemble ses forces pour dire : "Maman..." Sa voix n’est plus qu’un
souffle. "Maman, le serpent... il m’a serrée si fort...[3] que je ne peux
plus... t’embrasser... Mais le serpent... ce n’est rien... La honte... J’étais
nue... Ils me regardaient tous... Maman... est-ce que je suis encore vierge
même si... même si les hommes... m’ont vue... comme ça ?... Est-ce que je plais encore à Jésus ? — Tu es revêtue de ton martyre, ma fille. Je
te l’affirme : tu lui plais plus qu’avant... — Oui... mais... recouvre-moi, Maman... je ne
voudrais plus qu’on me voie... Un vêtement, par pitié... — Ne t’agite pas, ma joie... Voilà. Ta mère
se met là et te cache... Je ne peux plus te chercher un vêtement... parce
que... je meurs... Loué soit Jé..." La femme
se jette alors sur le corps de sa fille en un grand flot de sang et,
après un gémissement, reste immobile. Morte ? C’est sûrement son dernier
souffle. 288> "Ma mère meurt...
est-ce qu’aucun prêtre n’a survécu pour lui donner la paix ? interroge la
jeune fille en forçant sa voix. — Moi je suis encore vivant. Si vous me
portez.... dit un vieillard assis dans un angle, le ventre complètement
ouvert... — Qui peut porter Cletus
[4] auprès de Christina
et de Clementina ? disent quelques-uns. — Je le pourrais peut-être, car j’ai de
bonnes mains et je suis encore fort. Mais il faudra m’y conduire, parce que
le lion m’a arraché les yeux, dit un jeune homme brun, grand et fort. — Je t’aide à marcher, Decimus,
répond un jeune adolescent peu blessé, l’un des plus indemnes. — Mon frère et moi t’aideront à porter Cletus, disent deux robustes hommes à la fleur de l’âge,
eux aussi peu blessés. — Que Dieu vous en récompense tous", dit
le vieux prêtre éventré pendant qu’ils le portent avec précaution. Une fois
déposé auprès de la martyre, il prie sur elle ; bien qu’elle soit agonisante,
elle trouve encore la force de recommander son âme à un homme qui, les jambes
décharnées, meurt d’hémorragie à ses côtés. Celui-ci demande à l’aveugle qui
l’a porté s’il ne sait rien sur Quirinus. "Il est mort à côté de moi. La panthère
lui a ouvert la gorge dès le commencement. — Les fauves font vite au début. Ensuite, ils
sont rassasiés et se bornent à jouer, dit un jeune homme qui perd lentement
son sang pas bien loin. — Trop de chrétiens pour trop peu de fauves,
commente un vieillard qui tamponne avec un chiffon la blessure qui lui ouvre
le côté sans lui atteindre le cœur. — Ils le font délibérément, pour profiter
d’un nouveau spectacle plus tard. Ils sont certainement en train d’y
penser..." observe un homme qui, de la main droite, soutient son
avant-bras gauche presque arraché par le coup de dent d’un fauve. Un frisson
secoue les chrétiens. La jeune Christina gémit : "Pas les serpents ! C’est trop horrible
! 289> — C’est vrai. Il a
rampé sur moi et m’a léché le visage de sa langue visqueuse... Ah, j'ai préféré le coup
de griffe qui m’a ouvert la poitrine, mais a aussi tué le serpent, au froid
de celui-ci. Ah !" Une femme se porte des mains vacillantes et
ensanglantées au visage. "Pourtant, tu es âgée. Le serpent était
réservé aux vierges. — Ils ont tourné nos mystères en ridicule.
D’abord Ève séduite par le serpent, puis les premiers jours du monde : tous les
animaux. — Oui. La pantomime du paradis terrestre...
Cela a valu au directeur du cirque d’être récompensé, dit un jeune. — Après en avoir broyé beaucoup, les serpents
se sont jetés sur nous jusqu’à ce qu’on ouvre les portes des fauves, et ce
fut le signal du combat. — Ils nous ont couvertes de cette huile et
les serpents ne nous ont pas voulues comme proies pour le repas...
Qu’allons-nous devenir maintenant ? Je pense à la nudité.... gémit une toute
jeune adolescente. — Aide-moi,
Seigneur ! Mon cœur vacille... — J’ai confiance en lui... — Je voudrais que Severus
arrive, pour l’enfant… — Il est vivant, ton fils ?" demande une
mère toute jeune qui pleure sur ce qui était son fils mais qui n’est plus
maintenant qu’un morceau de chair informe : un petit tronc, seulement un
tronc, sans tête ni membres. "Il est vivant, et sans la moindre
blessure. Je l’avais mis derrière mon dos. C’est moi que la bête a déchirée.
Et le tien ? — Sa petite tête aux boucles légères, ses
petits yeux couleur de ciel, ses petites joues, ses mains comme des fleurs,
ses petits pieds qui apprenaient tout juste à marcher sont maintenant dans le
ventre d’une lionne... Ah, c’était une femelle et elle sait certainement ce
que signifie être mère, et pourtant elle n’a eu aucune pitié pour moi ! — Je veux maman ! Je veux maman ! Elle est
restée par terre avec papa... Et j'ai mal. Maman me ferait guérir le
ventre !, pleure un enfant de six ou
sept ans, à qui une morsure ou un coup de patte a ouvert nettement la paroi
abdominale et qui agonise rapidement. 290> — Tu vas aller
bientôt rejoindre ta maman, Tes frères les anges du ciel vont t’y porter, mon
petit Linus. Ne pleure pas comme ça..." C’est une jeune fille assise à
côté de lui qui le réconforte en le caressant de sa main la moins blessée. Mais
l’enfant souffre sur le sol dur et il tremble, si bien que la jeune fille,
avec l’aide d’un homme, le prend sur ses genoux, le soutient et le berce
ainsi. "Où est votre père, demande Cletus aux deux frères qui l’ont porté avec l’aveugle. — Il a fait le repas du lion, sous nos yeux.
Pendant que le fauve lui mordait déjà la nuque, il nous a dit :
"Persévérez.″ Il n’a rien pu ajouter, parce qu’il a eu la tête
arrachée... — C’est du ciel qu’il parle maintenant.
Bienheureux Crispinianus ! — Heureux frères ! Priez pour nous. — Pour notre dernier combat. — Pour notre persévérance finale. — Par amour pour nos frères et sœurs. — Ne craignez rien. Ils étaient déjà parfaits
dans l’amour, à tel point que le Seigneur a voulu les reprendre dès le
premier martyre, mais ils sont désormais encore plus parfaits, puisqu’ils
vivent au ciel et connaissent la perfection de notre très-haut Seigneur,
qu’ils reflètent. Leurs corps que nous avons laissés dans l’arène sont
seulement des dépouilles, tout comme les vêtements qu’on nous a enlevés. Mais
eux, ils sont au ciel. Leurs dépouilles sont inertes, mais eux, ils sont
vivants. Vivants et actifs. Ils sont avec nous. N’ayez pas peur. Ne vous
préoccupez pas de la manière dont vous mourrez. Jésus l’a dit : "Ne vous
préoccupez pas des choses de la terre. Votre Père sait ce dont vous avez
besoin." Il connaît votre volonté et votre résistance. Il sait tout et
il viendra à votre secours. Encore un peu de patience, mes frères, et ce sera
la paix. Le ciel se conquiert avec patience et violence. Patience dans la
douleur. Violence envers nos peurs d’hommes. Détruisez-les. C’est une
tentation de l’Ennemi infernal pour vous arracher à la vie du ciel. Repoussez
vos peurs. Ouvrez votre cœur à la confiance absolue. Dites : "Notre Père
qui est au ciel nous donnera notre pain quotidien de force parce qu’il sait
que nous désirons son Royaume, et nous mourons pour lui en pardonnant à nos
ennemis". Non, j’ai dit un mot de pécheur : il n’y a pas d’ennemis pour
un chrétien. Celui qui nous torture est aussi bien notre ami que celui qui
nous aime. 291> Il l’est au contraire doublement. Parce qu’il nous sert
sur la terre à témoigner de notre foi, et parce qu’il nous revêt du vêtement
de noces pour le banquet éternel. Prions donc pour nos amis, pour ces amis
qui ne savent pas à quel point nous les aimons. Ah, en ce moment nous sommes
vraiment semblables au Christ parce que nous aimons notre prochain jusqu’à
mourir pour lui. Nous aimons. Exactement ! Nous avons appris ce que signifie
être des dieux. Car l’Amour est Dieu, et celui qui aime est semblable à Dieu,
il est vraiment fils de Dieu. Nous aimons évangéliquement, non pas ceux dont
nous attendons joies et récompenses, mais ceux qui nous frappent et nous
prennent jusqu’à la vie. Nous les aimons avec le Christ en disant :
"Père, pardonne-leur parce qu’ils ne savent pas ce qu’ils font." Et
avec le Christ nous disons : "Il est juste que le sacrifice
s’accomplisse, parce que nous sommes venus pour l’accomplir et nous voulons
qu’il s’accomplisse." Avec le Christ nous disons aux survivants :
"Vous souffrez maintenant. Mais votre douleur se changera en joie quand
vous nous saurez au ciel. Du ciel, nous vous apporterons la paix dans
laquelle nous vivrons." Avec le Christ nous disons : "Quand nous
serons partis, nous enverrons le Paraclet faire son mystérieux travail dans
les cœurs de ceux qui ne nous ont pas compris et qui nous ont persécutés pour
cette raison.″ Avec le Christ, ce n’est pas aux hommes mais au Père que
nous confions notre esprit afin qu’il le soutienne de son amour dans notre
nouvelle épreuve. Amen." Le vieux Cletus,
éventré, mourant, a parlé d’une voix si forte, si assurée, qu’une personne en
bonne santé n’en pourrait avoir de semblable. Il a transmis son esprit
héroïque à tous, à tel point qu’un doux chant s’élève de ces êtres
déchirés... "Où est ma femme ? interroge une voix
depuis le couloir, interrompant le chant. — Severus ! Mon
mari ! Mon enfant est vivant ! Je l’ai sauvé pour toi ! Mais tu arrives à
temps... parce que je meurs. Prends, prends notre Marcellinus
!" L’homme s’avance, se penche, embrasse son
épouse mourante, saisit l’enfant de la main tremblante de sa femme et leurs
deux bouches, qui se sont saintement aimées, s’unissent une dernière fois en
un unique baiser posé sur la petite tête innocente. 292> "Cletus... Bénis... Je meurs..." On pourrait croire
que la femme a retenu sa vie jusqu’à l’arrivée de son époux. Sur un râle,
elle s’abat dans les bras de son mari à qui elle murmure : "Pars, pars... avec l’enfant... à Puden..." La mort lui coupe la parole. "Paix à Anicia,
dit Cletus. — Paix !", répondent-ils tous. Son mari la contemple, étendue à ses pieds,
vidée de son sang, déchirée... Ses larmes tombent sur le visage de la morte,
puis il dit : "Ma fidèle épouse, souviens-toi de moi !" Il se tourne
ensuite vers son vieux beau-père : "Je la porterai dans la vigne de Titus. Caïus et Sostenutus m’attendent
dehors avec une civière. — Ils
vous laissent passer ? — Oui. Ceux qui ont encore des parents
vivants auront une sépulture... —
Contre de l’argent ? — Contre de l’argent... ou même sans. Tous
ceux qui le veulent peuvent venir reprendre leurs morts et faire leurs adieux
aux vivants. Ils espèrent par là que la vue des martyrs affaiblira ceux qui
sont encore libres et que cela les convaincra de ne pas devenir chrétiens, et
ils escomptent que nos paroles... vous affaibliront. Ceux qui n’ont pas de
famille iront au charnier... Mais nos diacres viendront de nuit chercher
leurs restes... — Est-ce qu’un nouveau martyre se prépare ? — Oui. C’est bien pour cette raison qu’ils
laissent passer la famille et que les martyrs seront ensevelis cette nuit.
Eux, ils seront occupés par le spectacle... — Pourquoi si tard ? Quel spectacle peut-il y
avoir de nuit ? — Oui, quel spectacle ? — Le bûcher. À la nuit noire... — Le feu ! Oh... — Pour ceux qui mettent leur espoir en Dieu,
les flammes seront comme la douce rosée de l’aurore. Souvenez-vous des jeunes
gens dont parle Daniel. [5] Ils marchaient au
beau milieu des flammes en chantant. C’est beau, une flamme ! 293> Elle purifie et
habille de lumière, au contraire des fauves immondes, des serpents lubriques,
des regards impudiques qui se posent sur le corps des vierges. Mais la flamme
! S’il demeure en nous quelque péché, que la flamme du bûcher soit pour nous
semblable au feu du purgatoire. Un bref purgatoire, d’ailleurs, puis, revêtus
de lumière, nous irons à Dieu. Oui, c’est à Dieu, la Lumière, que nous
irons ! Fortifiez vos cœurs. Ils
voulaient être lumière pour le monde païen. Que les feux du bûcher soit le
début de la lumière que nous apporterons à ce monde de ténèbres", dit
encore Cletus. Des pas lourds et ferrés passent dans le
couloir. "Decimus, tu
es encore vivant ? demandent deux soldats à leur entrée dans la pièce. — Oui, mes compagnons. Vivant, et pour vous parler
de Dieu. Venez. Je ne puis venir à vous car jamais plus je ne verrai la
lumière. — Quel
malheur ! disent les deux soldats. — Non : quel bonheur ! Je suis heureux. Je ne
verrai plus la laideur du monde. Les flatteries de la chair et de l’or ne
pourront plus passer par mes pupilles pour me tenter. Dans les ténèbres de la
cécité momentanée je vois déjà la Lumière. Je vois Dieu ! — Mais ignores-tu que tu seras bientôt brûlé
? Ne sais-tu pas que, parce que nous t’aimons, nous avons demandé à te voir
pour te faire fuir si tu étais encore vivant ? — Fuir ? Me détestez-vous au point de vouloir
m’enlever le ciel ? Vous n’étiez pas ainsi lors des mille combats que nous
avons soutenus côte à côte pour l’empereur. En ce temps-là, nous nous
encouragions mutuellement à être des héros. Et voilà qu’aujourd’hui, alors
que je me bats pour un Empereur éternel, d’une immense puissance, vous
m’incitez à la lâcheté ? Le bûcher ? Ne serais-je pas volontiers mort dans
les flammes à l’assaut d’une cité ennemie pour servir l’empereur et Rome,
c’est-à-dire un homme comme moi, et une ville qui existe aujourd’hui et
n’existera plus demain ? Et maintenant que je donne l’assaut à mon véritable
Ennemi pour servir Dieu et la Cité éternelle où je règnerai avec mon
Seigneur, vous voulez que je craigne les flammes ?" Les soldats se regardent, ébahis. Cletus reprend la parole :
"Les martyrs sont les seuls héros. Leur héroïsme est éternel. Leur
héroïsme est saint. 294> Leur héroïsme ne nuit à personne. Ils ne
ressemblent pas aux Stoïques dont les stoïcismes sont arides, ni aux cruels
aux violences inutiles et infâmes. Ils ne volent aucun trésor. Ils n’usurpent
aucun pouvoir. Ils donnent. Ils donnent ce qu’ils ont, leurs richesses, leurs
forces, leur vie... Ils sont ces généreux qui se dépouillent de tout pour
donner. Imitez-les. Vous, les serviteurs soumis d’un homme cruel qui vous
envoie donner la mort et la trouver vous-mêmes, passez à la Vie, venez servir
la Vie, servir Dieu. Une fois retombée l’ivresse de la bataille, quand le
signal impose le silence dans le camp, avez-vous jamais ressenti la joie que
vous sentez être celle de votre compagnon ? Non : fatigue, nostalgie, peur de
la mort, nausée devant tant de sang et de violences... Mais ici... Regardez !
Ici on meurt et on chante. Ici on meurt et on sourit. Car nous n’allons pas
mourir, mais vivre. Nous ne connaissons pas la mort mais la Vie, le Seigneur
Jésus." Deux autres de ces types musclés venus au
début entrent avec des torches. Ils sont accompagnés de deux autres hommes
vêtus avec recherche. Les torches tenues haut par les deux premiers fument.
Ceux qui les accompagnent se penchent pour regarder les corps. Ils se consultent : "Mort... Celui-là
aussi... Celle-ci agonise... L’enfant est déjà froid comme la glace... Le
vieux va bientôt mourir... Et celle-là ? Le serpent lui a broyé les côtes.
Regarde, elle a déjà de l’écume rose sur les lèvres. — Je serais d’avis... Laissons-les mourir
ici. — Non, le jeu a déjà été inscrit au
programme. Le cirque se remplit de nouveau. — Ceux des autres prisons pourraient suffire. — Trop peu ! Proculus
n’a pas su gérer les quantités. Il en a destiné trop aux lions, et trop peu
au bûcher... — C’est vrai. Que faire ? — Attends." L’un d’eux se place au centre de la pièce et
demande : "Que ceux d’entre vous qui sont moins blessés se lèvent."
Une vingtaine de personnes se lèvent. "Pouvez-vous marcher ? Vous tenir debout
? — Nous le pouvons. — Tu es aveugle, disent-ils à Decimus. 295> — Je peux être
guidé. Ne me privez pas du bûcher, car je suppose que c’est à cela que vous
pensez, répond Decimus. — C’est bien à cela. Et tu désires le bûcher
? — Je le demande comme une grâce. Je suis un
soldat fidèle. Voyez les cicatrices de mes membres. En récompense de mon long
et fidèle service à l’empereur, accordez-moi le bûcher. — Si tu aimes tant l’empereur, pourquoi le
trahis-tu ? — Je ne trahis ni l’empereur ni l’empire, car
je ne fais rien contre eux. Mais je sers le vrai Dieu, qui est l’Homme-Dieu
et le seul à être digne d’être servi jusqu’à la mort. — Cassianus, contre
de tels cœurs les tortures ne servent à rien. C’est moi qui te le dis. Nous
ne faisons que nous couvrir de cruauté sans but.... dit un intendant du
cirque à son compagnon. — C’est peut-être vrai. Mais le divin
César... — Laisse tomber ! Vous qui marchez, sortez
d’ici ! Attendez-nous près des sorties. Nous allons vous donner des vêtements
neufs." Les martyrs font leurs adieux à ceux qui
restent. Un adolescent s’agenouille pour être béni par sa mère. De son sang,
une jeune fille trace une petite croix comme si c’était du chrême sur le
front de sa mère qui la quitte pour monter sur le bûcher. Decimus
étreint ses deux frères d’armes. Un vieillard embrasse sa fille mourante et
s’éloigne d’un pas assuré. Tous se font bénir par le prêtre Cletus avant de sortir... Les pas de ceux qui marchent
vers la mort s’éloignent dans le couloir. "Vous restez encore ici ? demandent les
intendants aux deux soldats. — Oui, nous restons. — Pour quel motif ? C’est... risqué. Ceux-là
corrompent les fidèles citoyens." Les deux soldats haussent les épaules. Les intendants s’en vont tandis que des
fossoyeurs entrent avec des civières pour emporter les morts. Il y a un peu
de confusion, car des parents de morts et de mourants les accompagnent, de
sorte qu’on assiste à des larmes et des adieux entre les uns et les autres.
Les deux soldats en profitent pour suggérer à un enfant : "Fais semblant d’être mort. Nous te
mettrons à l’abri. 296> — Est-ce que, vous,
vous trahiriez l’empereur en vous mettant à l’abri alors qu’il a confiance en
vous pour sa gloire ? — Certainement pas, mon garçon. — Eh bien, moi non plus je ne trahis pas mon
Dieu, qui est mort pour moi sur la croix." Les deux soldats, littéralement abasourdis,
se demandent : "Mais qui leur donne une telle force
?" Puis, le coude contre la muraille pour se soutenir la tête, ils
restent là à observer, méditatifs. Les intendants reviennent avec des esclaves
et des civières. Ils disent :"Vous êtes encore bien peu pour le bûcher.
Que les moins blessés s’assoient." Les moins blessés ! Ils sont tous plus ou
moins agonisants, et sont incapables de s’asseoir. Mais les voix
supplient : "Moi !
Moi ! Pourvu que vous me portiez..." On en choisit onze autres... "Heureux êtes-vous ! Prie pour moi,
Maria ! Adieu Placidus ! Souviens-toi de moi, mère
! Mon fils, appelle vite mon âme ! Ô mon époux, que la mort te soit
douce ! ..." Les adieux
s’entrecroisent. On emporte les civières. "Soutenons les martyrs de notre prière.
Offrons pour eux la double douleur de nos membres et de notre cœur qui se
voit privé du martyre. Notre Père..." Cletus,
livide à faire peur et mourant, rassemble néanmoins ses forces pour réciter
le Notre-Père.
"Tu peux parler, homme. Nous ne te
trahirons pas. Nous, soldats de Rome, demandons à devenir soldats du Christ. — Le sang des martyrs féconde les
terres", s’exclame Cletus. S’adressant à
l’arrivant, il demande : "As-tu les mystères ?" — Oui. J’ai pu les donner aux autres un
instant avant qu’on les emmène dans l’arène. Voilà !" Les soldats, stupéfaits, regardent la bourse
de pourpre que l’homme sort de sa poitrine. "Soldats, vous vous demandez d’où nous
tirons notre force. La voilà, la Force ! Voici le Pain des forts. Voici Dieu
qui entre vivre en nous. Voici... 297> — Vite ! Vite, mon
père ! Je meurs... Jésus... et je mourrai heureuse : vierge, martyre et
heureuse", s’écrie Christina en haletant dans les spasmes de la
suffocation, Cletus se hâte de rompre le
pain et de le donner à l’adolescente, qui se recueille paisiblement, les yeux
fermés. "A moi aussi... et puis... appelez les
serviteurs du cirque. Je veux mourir sur le bûcher...", murmure un
enfant dont les épaules sont déchiquetées et la joue ouverte de la tempe à la
gorge, qui saigne. "Tu peux avaler ? — Je le peux, je le peux. Je n’ai ni bougé ni
parlé pour ne pas mourir... avant l’eucharistie. J’espérais...
Maintenant..." Le prêtre lui tend un peu de mie du pain
consacré. L’enfant essaie d’avaler, mais sans y parvenir. Un soldat pris de
pitié s’incline pour lui soutenir la tête pendant que l’autre, ayant trouvé
dans un coin une amphore contenant un reste d’eau au fond, tente de l’aider à
avaler en la lui versant goutte à goutte entre les lèvres. Pendant ce temps, Cletus
rompt les espèces et les distribue aux plus proches. Il prie ensuite les
soldats de le transporter pour apporter l’eucharistie aux mourants. Puis il
se fait reconduire à sa place et dit :
"Que notre Seigneur Jésus vous récompense de votre pitié. " L’enfant qui avait de la peine à avaler les
espèces est pris d’un bref halètement, se débat... Un soldat pris de pitié le
prend dans les bras. Mais ce faisant un flot de sang jaillit de la blessure
du cou et inonde sa cuirasse étincelante. "Maman ! Le ciel...
Seigneur... Jésus..." Le petit corps s’abandonne. "Il est mort... Il sourit. — Paix au petit Fabius ! dit Cletus qui pâlit à vue d’œil. — Paix !", répondent les mourants,
"Prêtre du vrai Dieu, finis ta vie en
nous prenant dans ton armée. — Pas la mienne, celle du Christ Jésus...
Mais... c’est impossible... Auparavant... il faut être catéchumène... — Non, nous savons qu’on peut donner le
baptême en cas de mort. 298> — Vous êtes... en
bonne santé..." Le vieil homme halète. "Nous sommes mourants puisque... Avec un
Dieu comme le vôtre qui vous rend tous tellement saints, à quoi bon continuer
à servir un homme corrompu ? Nous voulons la gloire de Dieu. Baptise-nous :
moi, Fabius, comme le petit martyr, et mon compagnon Decimus
comme notre glorieux compagnon d’armes. Après cela nous volerons au bûcher.
Que vaut la vie du monde quand on a compris votre Vie ?"
Les deux soldats le regardent. Ils dévisagent
un moment ceux qui meurent lentement, sereins... souriant dans leur agonie,
en extase eucharistique. "Viens, Fabius. N’attendons pas un instant de
plus. Avec de tels exemples, la voie est sûre ! Allons mourir pour le Christ
!" Et ils partent en courant rapidement dans le couloir à la rencontre
du martyre et de la gloire. |
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Dans la pièce, les gémissements se font de
plus en plus faibles et rares... Du cirque provient le même vacarme qu’au
début. La foule recommence à gronder dans l’attente du spectacle. |
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[1] Le Tullianum (prison Mamertine)
était une prison souterraine à deux étages, située non loin du Forum et du Circus Maximus. Selon l'historien
Salluste : "Elle contient une salle basse, nommée Tullianum, qui
s'enfonce à douze pieds sous terre (3,60 m). Elle est fermée de murs épais et
couverte d'une voûte de pierre. C'est un cachot malpropre, obscur, infect, dont
l'aspect a quelque chose d'effrayant et d’horrible." C'est là que furent
enfermés Pierre et Paul. Aujourd'hui son emplacement est surmonté d'une église.
[2] Voir "Les cahiers
de 1944", le 29 février.
[3] Le python possède une
force colossale. Il tue sa proie par constriction en l'étouffant entre ses
puissants anneaux jusqu'à ce que son cœur cesse de battre. Il est considéré
comme un mangeur d'homme. En réalité, parmi les nombreuses espèces de pythons,
seul le python réticulé est officiellement responsable de ce genre d'attaque.
Il est originaire d'Extrême-Orient, mais un python d'Afrique (Python Seba) peut atteindre jusqu'à 9 mètres de long.
[4] La vision semble
concerner Cletus ou Anacletus,
3ème pape, martyr de 79 à 90. C'est donc la première persécution d'ampleur,
celle de Domitien (81-96). Le Colisée vient d'être achevé mais on ne sait si la
scène concerne le Colisée proche de la prison Mamertine (500 m environ) ou le Circus Maximus, un peu plus
éloigné. Nous sommes fin avril, date réputée du martyre de Saint Clet.
Selon le
Liber Pontificalis (Livre des Pontifes) Clet, romain
d'origine, naquit dans le quartier de Patricius, non
loin de la demeure du sénateur Pudens, où saint
Pierre avait habité. D'autres sources le donne né à Athènes. Son nom d'origine
grecque, signifie 'invoqué". Il siégea 6 ans, 1 mois et 11 jours, durant
les règnes de Vespasien et de Titus, et reçut la couronne du martyre. Il fut
enseveli le 26 avril, près du corps de saint Pierre au Vatican. Après lui, le
siège demeura vacant pendant 20 jours.
[5] Deutéronome 3, 19-90