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  Le soir.            
 Les martyrs
  et leurs conquêtes.
 
 Je vois un endroit qui, par son architecture et ses personnages, me rappelle
  beaucoup le Tullianum  lors
  de la vision de la mort du petit Castulus. 
  Il me rappelle également d’autres sites romains comme les
  cellules des cirques où j'ai vu être entassés les chrétiens sur le point
  d’être jetés aux lions. Mais ce n’est aucun d’eux. Comme à l’accoutumée, les
  murailles sont faites de robustes pierres carrées superposées. La lumière est
  faible et triste comme si elle filtrait par des meurtrières et se mêlait à la
  lueur incertaine d’une lampe à huile insuffisante pour éclairer l’endroit.
  Cet endroit est très certainement une prison, et une prison pour chrétiens,
  mais à la différence des autres sites que j’ai vus, ce lieu sombre et triste
  n’est fermé par aucune porte ou muraille. Dans un coin, un large couloir part
  de la pièce et va je ne sais où. En légère courbe comme s’il faisait partie
  d’une grande ellipse, il est lui aussi construit avec les pierres
  rectangulaires habituelles et mal éclairé par une petite flamme. L’endroit
  est vide. Mais sur le sol, qui semble être en granit et où de grosses pierres
  sont éparses en guise de sièges, se trouvent des vêtements.
 
 Un bruit sourd vient de je ne sais où, comme celui d’une tempête de mer
  entendue de loin. Il est parfois plus étouffé, parfois plus fort. Il tient du
  grondement, peut-être sous l’effet des murs courbés qui doivent faire écho en
  l’amplifiant. C’est un bruit étrange. Je crois parfois entendre une vague ou
  une grande cascade, à d’autres moments j’ai l’impression qu’il se compose de
  voix humaines et je pense alors aux hurlements d’une folle. À d’autres
  moments encore il me semble fait de sons inhumains pendant lesquels l’autre
  bruit s’interrompt pour exploser d’autant plus fort ensuite... Mais
  maintenant un bruit de pas de plusieurs personnes provient du couloir en
  ellipse, qui s’éclaire vivement comme si l’on apportait d’autres lampes,
  bruit de pas accompagné des faibles gémissements de personnes qui souffrent.
 
 
  Voici alors la terrible scène. Précédé par
  deux hommes colossaux d’un certain âge, barbus et à demi nus, munis de
  torches allumées, s’avance un groupe de personnes ensanglantées, se soutenant
  les unes les autres, certaines même portées. J’ai dit : des personnes, mais
  le mot est impropre. 
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 286> Ces corps lacérés, mutilés, ou
  verts ; ces visages aux joues marquées par d’atroces blessures qui ont
  déchiré la bouche jusqu’à l’oreille, ou fendu une joue jusqu’à laisser voir
  les dents fixées sur les mâchoires, ou arraché un œil qui pend hors de l’orbite
  privée de sa paupière désormais inexistante, ou qui manque carrément comme à
  la suite de quelque ablation barbare; ces têtes découvertes de leur cuir
  chevelu comme si une cruelle explosion les avait scalpées... ils n’ont plus
  l’air de personnes humaines. C’est une vision macabre comme un cauchemar,
  comme le rêve d’un fou... Ils sont la preuve qu’en l’homme un fauve se cache,
  prêt à se montrer et à défouler ses instincts en saisissant tout prétexte qui
  justifie sa fureur bestiale. Le prétexte est ici la religion et la raison
  d’état. Les chrétiens sont les ennemis de Rome et du divin César, ils
  offensent les dieux, par conséquent ils doivent être torturés. Et ils le
  sont. Quel spectacle  ! Des hommes, des femmes,
  des vieillards, des petits enfants, des jeunes filles sont là pêle-mêle en
  attente de mourir de leurs blessures ou à la suite d’un nouveau supplice.
 
 Cependant, mis à part le gémissement inconscient de ceux que la gravité de
  leurs blessures rend fous de douleur, l’on n’entend pas la moindre plainte.
  Les hommes qui les ont amenés les abandonnent à leur sort et se retirent; les
  moins blessés tentent alors de secourir les plus graves, ceux qui en ont la
  moindre possibilité vont se pencher sur les mourants, ceux qui ne peuvent se
  tenir debout se traînent sur les genoux ou rampent sur le sol à la recherche
  de la personne qui lui est la plus chère ou de celle qu’il sait être plus
  faible physiquement, peut-être aussi spirituellement. Ceux qui peuvent encore
  se servir de leurs mains essaient de venir en aide aux formes nues en les
  recouvrant des vêtements tombés au sol, ou bien ils donnent aux membres des
  blessés des positions qui n’offensent pas la modestie, et étendent sur eux
  quelque lambeau de vêtement. Quelques femmes prennent sur leur sein les
  enfants mourants — et qui ne sont peut-être même pas les leurs — qui pleurent
  de douleur et de peur. D’autres se traînent auprès d’adolescentes couvertes
  uniquement de leurs cheveux dénoués, et essaient de revêtir leurs formes
  virginales avec des vêtements blancs trouvés par terre. Ces vêtements
  s’imprègnent de sang, et l’odeur du sang, mêlée à la lourde fumée de la lampe
  à huile sature l’air de la pièce. De saints dialogues pleins de pitié
  s’engagent à voix basse.
 
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 287> "Tu souffres beaucoup, ma
  fille ?", demande un vieillard au crâne découvert dont la peau pend sur
  la nuque comme un bonnet tombé.
 
 Il ne peut plus rien voir car ses yeux ne sont plus que deux plaies
  sanglantes. Il s’adresse à une femme qui a dû être une épouse épanouie mais
  n’est plus qu’un tas de sang ; en un geste désespéré d’amour, elle
  presse sur son sein ouvert, du seul bras avec lequel elle peut encore le
  faire, son petit enfant qui tête le sang de sa mère au lieu du lait qui ne
  peut plus couler de ses seins lacérés.
 
 "Non, mon père... le Seigneur m’aide... Si au moins Severus pouvait
  venir... L’enfant... Il ne pleure pas... il n’est peut-être pas blessé... Je
  sens qu’il cherche mon sein... Ma blessure est-elle grave ? Je ne sens plus
  une main et je ne peux pas... je ne peux pas regarder parce que je n’ai plus
  la force de voir... Ma vie... s’enfuit avec mon sang... Suis-je couverte,
  père ?
 
 — Je ne sais pas, ma fille. Je n’ai plus d’yeux..."
 
 Plus loin se trouve une femme qui rampe sur son ventre comme un serpent. Par
  une déchirure à la base des côtes, on voit ses poumons respirer.
 
 "Tu m’entends encore, Christina  ?", demande-t-elle en
  s’inclinant sur une adolescente nue, sans blessure mais au visage couleur de
  mort. Une couronne de roses est encore posée sur son front, sur ses cheveux
  noirs défaits. Elle est à demi évanouie.
 
 Mais à la voix et à la caresse de sa mère, elle bouge et rassemble ses forces
  pour dire :
 
 "Maman..."
 
 Sa voix n’est plus qu’un souffle.
 
 "Maman, le serpent... il m’a serrée si fort...
  que je ne peux plus... t’embrasser... Mais le serpent... ce n’est rien... La
  honte... J’étais nue... Ils me regardaient tous... Maman... est-ce que je
  suis encore vierge même si... même si les hommes... m’ont vue... comme ça  ?... Est-ce que je plais encore à Jésus ?
 
 — Tu es revêtue de ton martyre, ma fille. Je te l’affirme : tu lui plais
  plus qu’avant...
 
 — Oui... mais... recouvre-moi, Maman... je ne voudrais plus qu’on me voie...
  Un vêtement, par pitié...
 
 — Ne t’agite pas, ma joie... Voilà. Ta mère se met là et te cache... Je ne
  peux plus te chercher un vêtement... parce que... je meurs... Loué soit Jé..."
 
 La femme se jette alors sur le corps de sa fille en un grand flot de sang et,
  après un gémissement, reste immobile. Morte ? C’est sûrement son dernier
  souffle.
 
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 288> "Ma mère meurt... est-ce
  qu’aucun prêtre n’a survécu pour lui donner la paix ? interroge la jeune
  fille en forçant sa voix.
 
 — Moi je suis encore vivant. Si vous me portez.... dit un vieillard assis
  dans un angle, le ventre complètement ouvert...
 
 — Qui peut porter Cletus 
  auprès de Christina et de Clementina ? disent
  quelques-uns.
 
 — Je le pourrais peut-être, car j’ai de bonnes mains et je suis encore fort.
  Mais il faudra m’y conduire, parce que le lion m’a arraché les yeux, dit un
  jeune homme brun, grand et fort.
 
 — Je t’aide à marcher, Decimus, répond un jeune
  adolescent peu blessé, l’un des plus indemnes.
 
 — Mon frère et moi t’aideront à porter Cletus,
  disent deux robustes hommes à la fleur de l’âge, eux aussi peu blessés.
 
 — Que Dieu vous en récompense tous", dit le vieux prêtre éventré pendant
  qu’ils le portent avec précaution.
 
 Une fois déposé auprès de la martyre, il prie sur elle ; bien qu’elle
  soit agonisante, elle trouve encore la force de recommander son âme à un
  homme qui, les jambes décharnées, meurt d’hémorragie à ses côtés. Celui-ci
  demande à l’aveugle qui l’a porté s’il ne sait rien sur Quirinus.
 
 "Il est mort à côté de moi. La panthère lui a ouvert la gorge dès le
  commencement.
 
 — Les fauves font vite au début. Ensuite, ils sont rassasiés et se bornent à
  jouer, dit un jeune homme qui perd lentement son sang pas bien loin.
 
 — Trop de chrétiens pour trop peu de fauves, commente un vieillard qui
  tamponne avec un chiffon la blessure qui lui ouvre le côté sans lui atteindre
  le cœur.
 
 — Ils le font délibérément, pour profiter d’un nouveau spectacle plus tard.
  Ils sont certainement en train d’y penser..." observe un homme qui, de
  la main droite, soutient son avant-bras gauche presque arraché par le coup de
  dent d’un fauve.
 
 Un frisson secoue les chrétiens.
 
 La jeune Christina gémit :
 
 "Pas les serpents ! C’est trop horrible !
 
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 289> — C’est vrai. Il a rampé sur moi et
  m’a léché le visage de sa langue visqueuse... Ah, j'ai préféré le coup de
  griffe qui m’a ouvert la poitrine, mais a aussi tué le serpent, au froid de
  celui-ci. Ah !"
 
 Une femme se porte des mains vacillantes et ensanglantées au visage.
 
 "Pourtant, tu es âgée. Le serpent était réservé aux vierges.
 
 — Ils ont tourné nos mystères en ridicule. D’abord Ève séduite par le
  serpent, puis les premiers jours du monde : tous les animaux.
 
 — Oui. La pantomime du paradis terrestre... Cela a valu au directeur du
  cirque d’être récompensé, dit un jeune.
 
 — Après en avoir broyé beaucoup, les serpents se sont jetés sur nous jusqu’à
  ce qu’on ouvre les portes des fauves, et ce fut le signal du combat.
 
 — Ils nous ont couvertes de cette huile et les serpents ne nous ont pas
  voulues comme proies pour le repas... Qu’allons-nous devenir maintenant ? Je
  pense à la nudité.... gémit une toute jeune adolescente.
 
 — Aide-moi, Seigneur ! Mon cœur vacille...
 
 — J’ai confiance en lui...
 
 — Je voudrais que Severus arrive, pour l’enfant…
 
 — Il est vivant, ton fils ?" demande une mère toute jeune qui pleure sur
  ce qui était son fils mais qui n’est plus maintenant qu’un morceau de chair
  informe : un petit tronc, seulement un tronc, sans tête ni membres.
 
 "Il est vivant, et sans la moindre blessure. Je l’avais mis derrière mon
  dos. C’est moi que la bête a déchirée. Et le tien ?
 
 — Sa petite tête aux boucles légères, ses petits yeux couleur de ciel, ses
  petites joues, ses mains comme des fleurs, ses petits pieds qui apprenaient
  tout juste à marcher sont maintenant dans le ventre d’une lionne... Ah,
  c’était une femelle et elle sait certainement ce que signifie être mère, et
  pourtant elle n’a eu aucune pitié pour moi !
 
 — Je veux maman ! Je veux maman ! Elle est restée par terre avec papa... Et
  j'ai mal. Maman me ferait guérir le ventre 
  !, pleure un enfant de six ou sept ans, à qui une morsure ou un coup
  de patte a ouvert nettement la paroi abdominale et qui agonise rapidement.
 
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 290> — Tu vas aller bientôt rejoindre ta
  maman, Tes frères les anges du ciel vont t’y porter, mon petit Linus. Ne
  pleure pas comme ça..."
 
 C’est une jeune fille assise à côté de lui qui le réconforte en le caressant
  de sa main la moins blessée. Mais l’enfant souffre sur le sol dur et il
  tremble, si bien que la jeune fille, avec l’aide d’un homme, le prend sur ses
  genoux, le soutient et le berce ainsi.
 
 "Où est votre père, demande Cletus aux deux
  frères qui l’ont porté avec l’aveugle.
 
 — Il a fait le repas du lion, sous nos yeux. Pendant que le fauve lui mordait
  déjà la nuque, il nous a dit : "Persévérez.″ Il n’a rien pu
  ajouter, parce qu’il a eu la tête arrachée...
 
 — C’est du ciel qu’il parle maintenant. Bienheureux Crispinianus
  !
 
 — Heureux frères ! Priez pour nous.
 
 — Pour notre dernier combat.
 
 — Pour notre persévérance finale.
 
 — Par amour pour nos frères et sœurs.
 
 — Ne craignez rien. Ils étaient déjà parfaits dans l’amour, à tel point que
  le Seigneur a voulu les reprendre dès le premier martyre, mais ils sont
  désormais encore plus parfaits, puisqu’ils vivent au ciel et connaissent la
  perfection de notre très-haut Seigneur, qu’ils reflètent. Leurs corps que
  nous avons laissés dans l’arène sont seulement des dépouilles, tout comme les
  vêtements qu’on nous a enlevés. Mais eux, ils sont au ciel. Leurs dépouilles
  sont inertes, mais eux, ils sont vivants. Vivants et actifs. Ils sont avec
  nous. N’ayez pas peur. Ne vous préoccupez pas de la manière dont vous
  mourrez. Jésus l’a dit : "Ne vous préoccupez pas des choses de la terre.
  Votre Père sait ce dont vous avez besoin." Il connaît votre volonté et
  votre résistance. Il sait tout et il viendra à votre secours. Encore un peu
  de patience, mes frères, et ce sera la paix. Le ciel se conquiert avec
  patience et violence. Patience dans la douleur. Violence envers nos peurs
  d’hommes. Détruisez-les. C’est une tentation de l’Ennemi infernal pour vous
  arracher à la vie du ciel. Repoussez vos peurs. Ouvrez votre cœur à la
  confiance absolue. Dites : "Notre Père qui est au ciel nous donnera
  notre pain quotidien de force parce qu’il sait que nous désirons son Royaume,
  et nous mourons pour lui en pardonnant à nos ennemis". Non, j’ai dit un
  mot de pécheur : il n’y a pas d’ennemis pour un chrétien. Celui qui nous
  torture est aussi bien notre ami que celui qui nous aime.
 
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 291> Il l’est au contraire doublement.
  Parce qu’il nous sert sur la terre à témoigner de notre foi, et parce qu’il
  nous revêt du vêtement de noces pour le banquet éternel. Prions donc pour nos
  amis, pour ces amis qui ne savent pas à quel point nous les aimons. Ah, en ce
  moment nous sommes vraiment semblables au Christ parce que nous aimons notre
  prochain jusqu’à mourir pour lui. Nous aimons. Exactement ! Nous avons appris
  ce que signifie être des dieux. Car l’Amour est Dieu, et celui qui aime est
  semblable à Dieu, il est vraiment fils de Dieu. Nous aimons évangéliquement,
  non pas ceux dont nous attendons joies et récompenses, mais ceux qui nous
  frappent et nous prennent jusqu’à la vie. Nous les aimons avec le Christ en
  disant : "Père, pardonne-leur parce qu’ils ne savent pas ce qu’ils
  font." Et avec le Christ nous disons : "Il est juste que le
  sacrifice s’accomplisse, parce que nous sommes venus pour l’accomplir et nous
  voulons qu’il s’accomplisse." Avec le Christ nous disons aux survivants
  : "Vous souffrez maintenant. Mais votre douleur se changera en joie
  quand vous nous saurez au ciel. Du ciel, nous vous apporterons la paix dans
  laquelle nous vivrons." Avec le Christ nous disons : "Quand nous
  serons partis, nous enverrons le Paraclet faire son mystérieux travail dans
  les cœurs de ceux qui ne nous ont pas compris et qui nous ont persécutés pour
  cette raison.″ Avec le Christ, ce n’est pas aux hommes mais au Père que
  nous confions notre esprit afin qu’il le soutienne de son amour dans notre
  nouvelle épreuve. Amen."
 
 Le vieux Cletus, éventré, mourant, a parlé d’une
  voix si forte, si assurée, qu’une personne en bonne santé n’en pourrait avoir
  de semblable. Il a transmis son esprit héroïque à tous, à tel point qu’un
  doux chant s’élève de ces êtres déchirés...
 
 "Où est ma femme ? interroge une voix depuis le couloir, interrompant le
  chant.
 
 — Severus ! Mon mari ! Mon enfant est vivant ! Je l’ai sauvé pour toi ! Mais
  tu arrives à temps... parce que je meurs. Prends, prends notre Marcellinus !"
 
 L’homme s’avance, se penche, embrasse son épouse mourante, saisit l’enfant de
  la main tremblante de sa femme et leurs deux bouches, qui se sont saintement
  aimées, s’unissent une dernière fois en un unique baiser posé sur la petite
  tête innocente.
 
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 292> "Cletus...
  Bénis... Je meurs..."
 
 On pourrait croire que la femme a retenu sa vie jusqu’à l’arrivée de son
  époux. Sur un râle, elle s’abat dans les bras de son mari à qui elle
  murmure :
 
 "Pars, pars... avec l’enfant... à Puden..."
 
 La mort lui coupe la parole.
 
 "Paix à Anicia, dit Cletus.
 
 — Paix !", répondent-ils tous.
 
 Son mari la contemple, étendue à ses pieds, vidée de son sang, déchirée...
  Ses larmes tombent sur le visage de la morte, puis il dit :
 
 "Ma fidèle épouse, souviens-toi de moi !" Il se tourne ensuite vers
  son vieux beau-père :
 
 "Je la porterai dans la vigne de Titus. Caïus
  et Sostenutus m’attendent dehors avec une civière.
 
 —  Ils vous laissent passer ?
 
 — Oui. Ceux qui ont encore des parents vivants auront une sépulture...
 
 —  Contre de l’argent ?
 
 — Contre de l’argent... ou même sans. Tous ceux qui le veulent peuvent venir
  reprendre leurs morts et faire leurs adieux aux vivants. Ils espèrent par là
  que la vue des martyrs affaiblira ceux qui sont encore libres et que cela les
  convaincra de ne pas devenir chrétiens, et ils escomptent que nos paroles...
  vous affaibliront. Ceux qui n’ont pas de famille iront au charnier... Mais
  nos diacres viendront de nuit chercher leurs restes...
 
 — Est-ce qu’un nouveau martyre se prépare ?
 
 — Oui. C’est bien pour cette raison qu’ils laissent passer la famille et que
  les martyrs seront ensevelis cette nuit. Eux, ils seront occupés par le
  spectacle...
 
 — Pourquoi si tard ? Quel spectacle peut-il y avoir de nuit ?
 
 — Oui, quel spectacle ?
 
 — Le bûcher. À la nuit noire...
 
 — Le feu ! Oh...
 
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 293> — Pour ceux qui mettent leur espoir
  en Dieu, les flammes seront comme la douce rosée de l’aurore. Souvenez-vous
  des jeunes gens dont parle Daniel. 
  Ils marchaient au beau milieu des flammes en chantant. C’est beau, une
  flamme ! Elle purifie et habille de lumière, au contraire des fauves
  immondes, des serpents lubriques, des regards impudiques qui se posent sur le
  corps des vierges. Mais la flamme ! S’il demeure en nous quelque péché,
  que la flamme du bûcher soit pour nous semblable au feu du purgatoire. Un
  bref purgatoire, d’ailleurs, puis, revêtus de lumière, nous irons à Dieu.
  Oui, c’est à Dieu, la Lumière, que nous irons ! Fortifiez vos cœurs. Ils
  voulaient être lumière pour le monde païen. Que les feux du bûcher soit le
  début de la lumière que nous apporterons à ce monde de ténèbres", dit
  encore Cletus.
 
 Des pas lourds et ferrés passent dans le couloir.
 
 "Decimus, tu es encore vivant ? demandent deux
  soldats à leur entrée dans la pièce.
 
 — Oui, mes compagnons. Vivant, et pour vous parler de Dieu. Venez. Je ne puis
  venir à vous car jamais plus je ne verrai la lumière.
 
 —  Quel malheur ! disent les deux
  soldats.
 
 — Non : quel bonheur ! Je suis heureux. Je ne verrai plus la
  laideur du monde. Les flatteries de la chair et de l’or ne pourront plus
  passer par mes pupilles pour me tenter. Dans les ténèbres de la cécité
  momentanée je vois déjà la Lumière. Je vois Dieu !
 
 — Mais ignores-tu que tu seras bientôt brûlé ? Ne sais-tu pas que, parce que
  nous t’aimons, nous avons demandé à te voir pour te faire fuir si tu étais
  encore vivant ?
 
 — Fuir ? Me détestez-vous au point de vouloir m’enlever le Ciel ?
  Vous n’étiez pas ainsi lors des mille combats que nous avons soutenus côte à
  côte pour l’empereur. En ce temps-là, nous nous encouragions mutuellement à
  être des héros. Et voilà qu’aujourd’hui, alors que je me bats pour un
  Empereur éternel, d’une immense puissance, vous m’incitez à la lâcheté ? Le
  bûcher ? Ne serais-je pas volontiers mort dans les flammes à l’assaut d’une
  cité ennemie pour servir l’empereur et Rome, c’est-à-dire un homme comme moi,
  et une ville qui existe aujourd’hui et n’existera plus demain ? Et maintenant
  que je donne l’assaut à mon véritable Ennemi pour servir Dieu et la Cité
  éternelle où je règnerai avec mon Seigneur, vous voulez que je craigne les
  flammes ?"
 
 Les soldats se regardent, ébahis.
 
 Cletus reprend la parole :
 
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 294> "Les martyrs sont les seuls
  héros. Leur héroïsme est éternel. Leur héroïsme est saint. Leur héroïsme ne
  nuit à personne. Ils ne ressemblent pas aux Stoïques dont les stoïcismes sont
  arides, ni aux cruels aux violences inutiles et infâmes. Ils ne volent aucun
  trésor. Ils n’usurpent aucun pouvoir. Ils donnent. Ils donnent ce qu’ils ont,
  leurs richesses, leurs forces, leur vie... Ils sont ces généreux qui se
  dépouillent de tout pour donner. Imitez-les. Vous, les serviteurs soumis d’un
  homme cruel qui vous envoie donner la mort et la trouver vous-mêmes, passez à
  la Vie, venez servir la Vie, servir Dieu. Une fois retombée l’ivresse de la
  bataille, quand le signal impose le silence dans le camp, avez-vous jamais
  ressenti la joie que vous sentez être celle de votre compagnon ? Non :
  fatigue, nostalgie, peur de la mort, nausée devant tant de sang et de
  violences... Mais ici... Regardez ! Ici on meurt et on chante. Ici on meurt
  et on sourit. Car nous n’allons pas mourir, mais vivre. Nous ne connaissons
  pas la mort mais la Vie, le Seigneur Jésus."
 
 Deux autres de ces types musclés venus au début entrent avec des torches. Ils
  sont accompagnés de deux autres hommes vêtus avec recherche. Les torches
  tenues haut par les deux premiers fument. Ceux qui les accompagnent se
  penchent pour regarder les corps.
 
 Ils se consultent :
 
 "Mort... Celui-là aussi... Celle-ci agonise... L’enfant est déjà froid
  comme la glace... Le vieux va bientôt mourir... Et celle-là ? Le serpent lui
  a broyé les côtes. Regarde, elle a déjà de l’écume rose sur les lèvres.
 
 — Je serais d’avis... Laissons-les mourir ici.
 
 — Non, le jeu a déjà été inscrit au programme. Le cirque se remplit de
  nouveau.
 
 — Ceux des autres prisons pourraient suffire.
 
 — Trop peu ! Proculus n’a pas su gérer les quantités. Il en a destiné
  trop aux lions, et trop peu au bûcher...
 
 — C’est vrai. Que faire ?
 
 — Attends."
 
 L’un d’eux se place au centre de la pièce et demande :
 
 "Que ceux d’entre vous qui sont moins blessés se lèvent."
 
 Une vingtaine de personnes se lèvent.
 
 "Pouvez-vous marcher ? Vous tenir debout ?
 
 — Nous le pouvons.
 
 — Tu es aveugle, disent-ils à Decimus.
 
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 295> — Je peux être guidé. Ne me privez pas
  du bûcher, car je suppose que c’est à cela que vous pensez, répond Decimus.
 
 — C’est bien à cela. Et tu désires le bûcher ?
 
 — Je le demande comme une grâce. Je suis un soldat fidèle. Voyez les
  cicatrices de mes membres. En récompense de mon long et fidèle service à
  l’empereur, accordez-moi le bûcher.
 
 — Si tu aimes tant l’empereur, pourquoi le trahis-tu ?
 
 — Je ne trahis ni l’empereur ni l’empire, car je ne fais rien contre eux.
  Mais je sers le vrai Dieu, qui est l’Homme-Dieu et le seul à être digne
  d’être servi jusqu’à la mort.
 
 — Cassianus, contre de tels cœurs les tortures ne
  servent à rien. C’est moi qui te le dis. Nous ne faisons que nous couvrir de
  cruauté sans but.... dit un intendant du cirque à son compagnon.
 
 — C’est peut-être vrai. Mais le divin César...
 
 — Laisse tomber ! Vous qui marchez, sortez d’ici ! Attendez-nous
  près des sorties. Nous allons vous donner des vêtements neufs."
 
 Les martyrs font leurs adieux à ceux qui restent. Un adolescent s’agenouille
  pour être béni par sa mère. De son sang, une jeune fille trace une petite
  croix comme si c’était du chrême sur le front de sa mère qui la quitte pour
  monter sur le bûcher. Decimus étreint ses deux
  frères d’armes. Un vieillard embrasse sa fille mourante et s’éloigne d’un pas
  assuré. Tous se font bénir par le prêtre Cletus
  avant de sortir... Les pas de ceux qui marchent vers la mort s’éloignent dans
  le couloir.
 
 "Vous restez encore ici ? demandent les intendants aux deux soldats.
 
 — Oui, nous restons.
 
 — Pour quel motif ? C’est... risqué. Ceux-là corrompent les fidèles
  citoyens."
 
 Les deux soldats haussent les épaules.
 
 Les intendants s’en vont tandis que des fossoyeurs entrent avec des civières
  pour emporter les morts. Il y a un peu de confusion, car des parents de morts
  et de mourants les accompagnent, de sorte qu’on assiste à des larmes et des
  adieux entre les uns et les autres. Les deux soldats en profitent pour
  suggérer à un enfant :
 
 "Fais semblant d’être mort. Nous te mettrons à l’abri.
 
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 296> — Est-ce que, vous, vous trahiriez
  l’empereur en vous mettant à l’abri alors qu’il a confiance en vous pour sa
  gloire ?
 
 — Certainement pas, mon garçon.
 
 — Eh bien, moi non plus je ne trahis pas mon Dieu, qui est mort pour moi sur
  la croix."
 
 Les deux soldats, littéralement abasourdis, se demandent :
 
 "Mais qui leur donne une telle force ?"
 
 Puis, le coude contre la muraille pour se soutenir la tête, ils restent là à
  observer, méditatifs.
 
 Les intendants reviennent avec des esclaves et des civières. Ils
  disent :
 
 "Vous êtes encore bien peu pour le bûcher. Que les moins blessés
  s’assoient."
 
 Les moins blessés ! Ils sont tous plus ou moins agonisants, et sont
  incapables de s’asseoir. Mais les voix supplient :
 
 "Moi  ! Moi ! Pourvu que vous me
  portiez..."
 
 On en choisit onze autres...
 
 "Heureux êtes-vous ! Prie pour moi, Maria ! Adieu Placidus !
  Souviens-toi de moi, mère ! Mon fils, appelle vite mon âme ! Ô mon
  époux, que la mort te soit douce ! ..."
 
 Les adieux s’entrecroisent.
 
 On emporte les civières.
 "Soutenons les martyrs de notre
  prière. Offrons pour eux la double douleur de nos membres et de notre cœur
  qui se voit privé du martyre. Notre Père..."         
 Cletus, livide à faire peur et mourant, rassemble
  néanmoins ses forces pour réciter le Notre-Père.
 
 
  Un homme entre, hors d’haleine. À la vue des
  deux soldats, il recule et retient le cri qu’il avait déjà sur les lèvres. 
 "Tu peux parler, homme. Nous ne te trahirons pas. Nous, soldats de Rome,
  demandons à devenir soldats du Christ.
 
 — Le sang des martyrs féconde les terres", s’exclame Cletus.
 
 S’adressant à l’arrivant, il demande :
 
 "As-tu les mystères ?"
 
 — Oui. J’ai pu les donner aux autres un instant avant qu’on les emmène dans
  l’arène. Voilà !"
 
 Les soldats, stupéfaits, regardent la bourse de pourpre que l’homme sort de
  sa poitrine.
 
 "Soldats, vous vous demandez d’où nous tirons notre force. La voilà, la
  Force ! Voici le Pain des forts. Voici Dieu qui entre vivre en nous.
  Voici...
 
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  de page.
 
 297> — Vite ! Vite, mon père !
  Je meurs... Jésus... et je mourrai heureuse : vierge, martyre et
  heureuse", s’écrie Christina en haletant dans les spasmes de la
  suffocation.
 
 Cletus se hâte de rompre le pain et de le donner à
  l’adolescente, qui se recueille paisiblement, les yeux fermés.
 
 "À moi aussi... et puis... appelez les serviteurs du cirque. Je veux
  mourir sur le bûcher...", murmure un enfant dont les épaules sont
  déchiquetées et la joue ouverte de la tempe à la gorge, qui saigne.
 
 "Tu peux avaler ?
 
 — Je le peux, je le peux. Je n’ai ni bougé ni parlé pour ne pas mourir...
  avant l’eucharistie. J’espérais... Maintenant..."
 
 Le prêtre lui tend un peu de mie du pain consacré. L’enfant essaie d’avaler,
  mais sans y parvenir. Un soldat pris de pitié s’incline pour lui soutenir la
  tête pendant que l’autre, ayant trouvé dans un coin une amphore contenant un
  reste d’eau au fond, tente de l’aider à avaler en la lui versant goutte à
  goutte entre les lèvres.
 
 Pendant ce temps, Cletus rompt les espèces et les
  distribue aux plus proches. Il prie ensuite les soldats de le transporter
  pour apporter l’eucharistie aux mourants. Puis il se fait reconduire à sa
  place et dit :
 
 "Que notre Seigneur Jésus vous récompense de votre pitié."
 
 L’enfant qui avait de la peine à avaler les espèces est pris d’un bref
  halètement, se débat... Un soldat pris de pitié le prend dans les bras. Mais
  ce faisant un flot de sang jaillit de la blessure du cou et inonde sa
  cuirasse étincelante.
 
 "Maman ! Le ciel... Seigneur... Jésus..."
 
 Le petit corps s’abandonne.
 
 "Il est mort... Il sourit.
 
 — Paix au petit Fabius ! dit Cletus qui pâlit à vue
  d’œil.
 
 — Paix !", répondent les mourants.
 
 
  Les deux soldats discutent entre eux. Puis
  l’un dit : 
 "Prêtre du vrai Dieu, finis ta vie en nous prenant dans ton armée.
 
 — Pas la mienne, celle du Christ Jésus... Mais... c’est impossible...
  Auparavant... il faut être catéchumène...
 
 — Non, nous savons qu’on peut donner le baptême en cas de mort.
 
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  de page.
 
 298> — Vous êtes... en bonne
  santé..."
 
 Le vieil homme halète.
 
 "Nous sommes mourants puisque... Avec un Dieu comme le vôtre qui vous
  rend tous tellement saints, à quoi bon continuer à servir un homme
  corrompu ? Nous voulons la gloire de Dieu. Baptise-nous : moi,
  Fabius, comme le petit martyr, et mon compagnon Decimus
  comme notre glorieux compagnon d’armes. Après cela nous volerons au bûcher.
  Que vaut la vie du monde quand on a compris votre Vie ?"
 
 Il n’y a plus d’eau... aucun liquide... Cletus se
  sert de sa main tremblante comme d’une coupe et recueille le sang qui goutte
  de son atroce blessure :
 
 "Agenouillez-vous... Je te baptise, Fabius, au nom du Père, du Fils et
  du Saint-Esprit... Je te baptise, Decimus, au nom
  du Père... du Fils... du Saint... Esprit... Que le Seigneur soit avec vous
  pour la Vie... éternelle... Amen !"
 
 Le vieux prêtre a terminé sa mission, sa souffrance, sa vie... Il est mort...
 
 Les deux soldats le regardent. Ils dévisagent un moment ceux qui meurent
  lentement, sereins... souriant dans leur agonie, en extase eucharistique.
 
 "Viens, Fabius. N’attendons pas un instant de plus. Avec de tels
  exemples, la voie est sûre ! Allons mourir pour le Christ !"
 
 Et ils partent en courant rapidement dans le couloir à la rencontre du
  martyre et de la gloire.
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