Vision du martyre
de Félicité et Perpétue.
Carthage
203 après J.C.
Persécutions de Septime Sévère.
Vers la fiche thématique "Martyr"
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183> Autour de 17 h, Jésus me dit :
"Ce n’était pas mon intention de te
donner cette vision ce soir. Je me proposais de te faire vivre un autre
épisode des "évangiles de la foi".
Mais un désir m’a été exprimé par quelqu’un qui mérite d’être satisfait. Je
le fais donc. Malgré tes douleurs, vois, observe et décris. À moi, offre tes
souffrances et, à tes frères, la description."
J’écris donc en dépit de mes souffrances extrêmement intenses : j’ai
l’impression d’avoir la tête enserrée dans un étau qui part de la nuque et
conflue sur le front, pour descendre vers l’épine dorsale; cela me fait
terriblement mal, au point d’avoir pensé que j’étais en train de commencer
une méningite; puis je me suis évanouie. C’est encore très douloureux en ce
moment. Mais Jésus permet que je parvienne à écrire par obéissance.
Ensuite... ensuite advienne que pourra !
Je vous assure cependant que je vais de
surprise en surprise, car je me trouve tout d’abord devant des Africains, ou
tout au moins des Arabes, alors que j’avais toujours cru que ces saints
étaient européens. Je n'avais en effet pas la moindre idée de leur condition
sociale et physique, ainsi que de leur martyre. Je connaissais la vie et la
mort d’Agnès.
Mais d’eux ! C’est comme si je lisais un récit inconnu.
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184> Comme première image, avant de m’évanouir,
j’ai vu un amphithéâtre qui ressemblait plus ou moins au Colisée (pas en
ruines toutefois).
À ce moment-là, il n’y avait encore personne. Seule une très belle jeune
Maure se tient au centre, en l’air. Elle rayonne d’une lumière béatifique qui
se dégage de son corps brun et des vêtements sombres qui la couvrent. Elle
semble être l’ange de cet endroit. Elle me regarde et sourit. Ensuite, je
m’évanouis et je ne vois plus rien.
Maintenant, la vision se complète. Je me
trouve dans un bâtiment dont l’absence de tout confort et l’apparence sévère
m‘indiquent qu’il s’agit d’une forteresse utilisée comme prison.
Ce n’est pas le souterrain du Tullianum que j'ai vu hier.
Il y a ici de petites pièces et des couloirs surélevés. Mais l’espace y est
si restreint, la lumière si rare et elles sont munies de telles barres et
portes en fer cloutées que cette maigre amélioration due à leur situation est
annulée par leur sévérité qui anéantit la moindre idée de liberté.
Dans l’une de ces tanières, la jeune Maure
que j’ai vue dans l’amphithéâtre est assise sur une
planche, qui sert en même temps de lit, de siège et de table. Cette fois, il
n’en émane pas de lumière, seulement une grande paix. Elle porte sur son sein
un bébé de quelques mois qu’elle allaite. Elle le berce et le cajole avec
amour. L’enfant joue avec sa jeune mère et frotte son visage très olivâtre
contre le sein brun de sa mère; il le prend et s’en détache avec avidité, en
faisant de soudaines risettes pleines de lait.
La jeune fille est très belle : un visage régulier plutôt rond, de superbes
grands yeux d’un noir velouté, une petite bouche charnue, des dents très
blanches et régulières, des cheveux noirs et plutôt crépus mais maintenus par
des tresses serrées qui encadrent son visage. Son teint est d’un brun
olivâtre, mais pas excessivement. On trouve aussi cette couleur chez nous,
notamment dans le sud de l’Italie, à peine plus claire que celle-ci.
Lorsqu’elle se lève pour endormir son bébé en parcourant la cellule de long
en large, je me rends compte qu’elle est grande. Elle a des formes
gracieuses, certes pas exagérément, mais enfin elle a un corps bien modelé.
Son port rempli de dignité lui donne l’air d’une reine. Elle porte un
vêtement simple, presque aussi sombre que sa peau, qui lui tombe en légers
plis sur le corps.
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185> Un vieillard entre, Maure lui aussi. Pour ce
faire, le geôlier lui ouvre la lourde porte, puis se retire. La jeune fille
se retourne et sourit. Le vieillard la regarde et pleure. Pendant quelques
minutes, ils restent ainsi. Puis la peine du vieillard déborde. En hoquetant,
il supplie sa fille d’avoir pitié de sa souffrance : "Ce n’est pas pour
cela, lui dit-il, que je t’ai engendrée. Je t’ai aimée plus que tous mes
enfants, toi la joie et la lumière de ma maison. Et maintenant tu veux mourir
et faire mourir ton pauvre père, qui sent son cœur se briser sous la douleur
que tu lui causes. Ma fille, voici des mois que je te supplie. Tu as voulu
résister et tu as connu la prison, toi qui es née dans l’aisance. J’avais
plié l’échine devant les puissants pour t’obtenir de rester chez toi, bien
que prisonnière. J’avais promis au juge de te faire céder à mon autorité
paternelle. Actuellement, il se moque de moi, parce qu’il voit que tu n’en as
eu cure. Ce n’est pas cela que devrait t’apprendre la doctrine que tu
prétends parfaite. Quel est donc ce Dieu que tu suis, qui t’inculque de ne
pas respecter ton père, de ne pas l’aimer ? Car si tu m aimais, tu ne me
ferais pas tellement souffrir. Ton obstination, qui n’est même pas vaincue
par la pitié pour cet homme innocent, t’a valu d’être arrachée à la maison et
enfermée dans cette prison. Or il n’est plus question de prison désormais,
mais de mort, d’une mort atroce. Pourquoi ? Pour qui ? Pour qui veux-tu mourir
? Ton Dieu a-t-il donc besoin de ton sacrifice — et même de notre sacrifice, le mien et celui de ce petit
être qui n’aura plus de ère — ? Ton sang et mes larmes sont-ils donc
nécessaires à la réalisation de son triomphe ? Comment cela se peut-il ? La
bête sauvage aime ses petits et, plus elle les a portés sur son sein, plus
elle les aime. Cela, je l’ai aussi espéré; c’est pourquoi je t’avais obtenu
de pouvoir nourrir ton enfant. Mais tu refuses de changer d’idée. Après
l’avoir nourri, réchauffé, servi d’oreiller à son sommeil, voici maintenant
que tu le repousses, que tu l’abandonnes sans aucun regret. Je ne te prie pas
pour moi, mais en son nom. Tu n’as pas le droit d’en faire un orphelin. Ton
Dieu n’a pas le droit de faire cela. Comment puis-je le croire meilleur que
les nôtres s’il exige ces sacrifices cruels ? Tu me pousses à le détester, à
le maudire toujours plus. Mais non, mais non ! Que dis-je ? Oh, Perpétue,
pardonne-moi ! Pardonne à ton vieux père que la douleur rend fou. Veux-tu
donc que j’aime ton Dieu ? Je l’aimerai plus que moi-même, mais reste avec
nous. Dis au juge que tu cèdes. Ensuite, tu aimeras n’importe quel Dieu de la
terre, comme tu voudras. Tu feras de ton père ce que tu veux. Je ne
t’appellerai plus ma fille, je ne serai plus ton père : je serai ton
serviteur, ton esclave, et toi ma maîtresse. Domine, ordonne, et je
t’obéirai. Mais pitié, pitié ! Sauve-toi pendant que tu le peux encore. Il
n’est plus temps d’attendre.
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186> Ta compagne
a donné le jour à son enfant, tu le sais, et plus rien n’arrêtera la
sentence. Ton fils te sera arraché, tu ne le verras plus. Demain, peut-être,
ou aujourd’hui même. Pitié, ma fille ! Pitié pour moi et pour lui ; il
ne sait pas encore parler, mais vois comme il te regarde et sourit, comme il
invoque ton amour ! Oh ! Ma Dame, ma Dame, toi la lumière et la reine de mon
cœur, la lumière et la joie de ton fils, pitié, pitié !"
Le vieillard est à genoux, il baise l’ourlet du vêtement de sa fille, il lui
enlace les genoux, il essaie lui prendre la main, qu’elle pose sur son cœur
pour en réprimer le déchirement humain. Mais rien ne la fait fléchir.
"C’est en raison de l’amour que j’éprouve pour toi et pour lui que je
reste fidèle à mon Seigneur, répond-elle. Aucune gloire terrestre n’accordera
à tes cheveux blancs et à cet innocent autant d’honneur que ma mort. Vous
parviendrez à la foi. Que diriez-vous alors si j’avais renoncé à ma foi à
cause d’un moment de lâcheté ? Mon Dieu n’a pas besoin de mon sang ni de tes
larmes pour triompher. Mais toi, tu en as besoin pour parvenir à la Vie, et
cet innocent pour y rester. En échange de la vie que tu m’as donnée et de la
joie qu’il m’a apportée, je vous obtiens la Vie véritable, éternelle et
bienheureuse. Non, mon Dieu n’enseigne pas à manquer à l’amour envers parents
et enfants. Mais il s’agit de l’amour véritable. Maintenant, la douleur te
fait délirer, père. Mais, plus tard, la lumière se fera en toi et tu me
béniras. Du ciel, je te l’apporterai. Quant à cet innocent, ce n’est pas que
je l’aime moins, maintenant que je me suis fait vider de mon sang pour le
nourrir. Si la cruauté païenne n’était pas tournée contre nous, les
chrétiens, j’aurais été pour lui la plus aimante des mères et il aurait été
le but de ma vie. Mais Dieu est plus grand que la chair née de moi, et
l’amour qui doit lui être donné est infiniment plus grand. Même au nom de la
maternité, je ne peux faire passer l’amour pour lui après celui pour une
créature. Non. Tu n’es pas l’esclave de ta fille. Je suis toujours ta fille
et je t’obéis en toutes choses excepté en ceci : renoncer au vrai Dieu pour
toi. Laisse s’accomplir la volonté des hommes. Et, si tu m’aimes, suis-moi
dans la foi. C’est là que tu retrouveras ta fille, pour toujours, car la
vraie foi ouvre l’accès au paradis; or le saint Pasteur m’a déjà souhaité la
bienvenue dans son Royaume."
À ce moment, la vision change : je vois
entrer d’autres personnages dans la cellule, trois hommes et une très jeune
femme. Ils s’embrassent et s’étreignent les uns les autres. Les geôliers
entrent eux aussi pour enlever son fils à Perpétue. Elle vacille comme si un
coup l’avait atteinte. Mais elle se reprend.
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187> Sa compagne la réconforte :
"Moi aussi, j’ai déjà perdu mon enfant. Mais il n’est pas perdu. Dieu a
été bon envers moi. Il m’a accordé de le mettre au monde pour lui, et son
baptême s’orne de mon sang. C’était une petite fille.... belle comme une
fleur. Le tien aussi est beau, Perpétue. Mais, pour vivre en Christ, ces
fleurs ont besoin de notre sang. Nous leur donnerons ainsi deux fois la
vie."
Perpétue prend le petit, qu’elle avait posé sur la couche et qui dort,
rassasié et content. Après lui avoir donné un léger baiser pour ne pas
l’éveiller, elle le tend à son père. Elle le bénit également et lui trace une
croix sur le front, et une autre sur les mains, les pieds et la poitrine; ses
doigts sont baignés des larmes qui lui coulent des yeux. Elle fait tout cela
si doucement que l’enfant sourit dans son sommeil comme sous une caresse.
Les condamnés sortent ensuite et, entourés de soldats, ils sont conduits dans
une cave obscure de l’amphithéâtre dans t’attente du martyre. Les heures se
passent à prier, à chanter des hymnes sacrés et à s’exhorter mutuellement à
l’héroïsme.
Il me semble maintenant me trouver moi aussi
dans l’amphithéâtre que j’ai déjà vu. Il est rempli d’une foule à la peau
bronzée pour la plupart. Toutefois, il y a aussi bon nombre de Romains. Sur
les gradins, la foule gronde et s’agite. La lumière est intense malgré le
voile tendu du côté du soleil.
Les six martyrs sont fait entrer dans l’arène, en file. J’ai l’impression que
des jeux cruels y ont déjà eu lieu, car elle est
tachée de sang. La foule siffle et insulte. Perpétue en tête, ils entrent en
chantant. Ils s’arrêtent au centre de l’arène et l’un des six se tourne vers
la foule.
"Vous feriez mieux de faire preuve de courage en nous suivant dans la
foi et non en insultant des êtres sans défense qui répondent à votre haine en
priant pour vous et en vous aimant. Les verges avec lesquelles vous nous avez
fouettés, la prison, les tortures, le fait d’avoir arraché leur enfant à deux
mères, tout cela ne fait pas changer notre cœur. Vous mentez, vous qui
prétendez être civilisés mais attendez qu’une femme accouche pour la tuer
ensuite dans son corps et dans son cœur en la séparant de son enfant. Vous
êtes cruels, vous qui mentez pour tuer, puisque vous savez parfaitement
qu’aucun de nous ne vous cause de tort, et encore moins les mères dont toutes
les pensées sont tournées vers leur enfant. Non, rien ne fait changer notre
cœur, ni pour ce qui est de l’amour de Dieu, ni pour ce qui est de l’amour du
prochain.
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188> C’est trois fois, sept fois, cent
fois que nous donnerions notre vie pour notre Dieu et pour vous, afin que
vous en veniez à l’aimer. C’est donc pour vous que nous prions, tandis que le
Ciel s’ouvre au-dessus de nous : Notre Père, qui es aux cieux..."
À genoux, les six martyrs prient.
Une porte basse s’ouvre et les bêtes font
irruption; bien qu’elles paraissent être des bolides tant leur course est rapide,
il me semble qu’il s’agit de taureaux ou de buffles sauvages. Comme une
catapulte ornée de cornes pointues, ils attaquent le groupe sans défense. Ils
les soulèvent sur leurs cornes, les lancent en l’air comme des chiffons, les
jettent au sol, les piétinent. Ils s’enfuient de nouveau, comme fous de
lumière et de bruit, puis repartent à l’assaut.
Perpétue, prise comme une brindille entre les cornes d’un taureau, est
projetée plusieurs mètres plus loin. Bien que blessée, elle se relève et son
premier souci est de remettre de l’ordre dans ses vêtements arrachés sur son
sein. Tout en les maintenant de sa main droite, elle se traîne vers Félicité
tombée sur le dos et à demi éventrée; elle la couvre et la soutient, faisant
d’elle-même un appui pour la blessée. Les bêtes reviennent à l’attaque
jusqu’à ce que les six martyrs, à demi-morts, soient étendus sur le sol.
Les bestiaires les font alors rentrer et les
gladiateurs achèvent l’ouvrage.
Mais, que ce soit par pitié ou par
manque d’expérience, celui de Perpétue ne sait pas tuer. Il la blesse sans
atteindre le bon endroit. "Mon frère, ici, laisse-moi t’aider",
dit-elle d’un filet de voix accompagné d’un très doux sourire. Après avoir
appuyé la pointe de l’épée contre la carotide droite, elle dit alors :
"Jésus, je me confie à toi ! Pousse, mon frère. Je te bénis", et
elle tourne la tête vers l’épée pour aider le gladiateur inexpérimenté et
troublé.
Jésus dit :
"Voilà le martyre de Perpétue, de sa compagne Félicité et de ses compagnons.
Elle était coupable d’être chrétienne. Bien qu’elle soit encore catéchumène,
comme son amour pour moi était intrépide ! Au martyre de la chair elle a uni
celui du cœur, tout comme Félicité. Si elles ont été capables d’aimer leurs
bourreaux, combien n’ont-elles pas aimé leur enfant !
Elles étaient jeunes et heureuses, remplies d’amour pour leur époux, leurs
parents et leur enfant. Mais Dieu doit être aimé plus que tout, et elles
l’ont aimé de cette manière. On leur a arraché les entrailles en les séparant
de leur enfant, mais la foi ne meurt pas.
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189> Elles croient en l’autre vie,
fermement. Elles savent qu’elle appartient à ceux qui auront été fidèles et
auront vécu selon la Loi de Dieu.
L’amour est la loi dans la loi. L’amour pour
le Seigneur Dieu et pour le prochain. Quel plus grand amour existe-t-il que
de donner sa vie pour ceux qu’on aime, tout comme le Sauveur l’a fait pour
l’humanité qu’il aimait ? Elles ont sacrifié leur vie pour m’aimer et pour en
amener d’autres a m aimer et, par conséquent, à avoir la Vie éternelle. Elles
veulent que leurs enfants, leurs parents, leur époux, leurs frères et sœurs
ainsi que tous ceux qu’elles aiment d’un amour de parenté ou spirituellement — parmi lesquels leurs
bourreaux, puisque j’ai dit : "Aimez ceux qui vous persécutent"
—, que tous aient la Vie dans mon Royaume. Et, pour les y conduire, elles
tracent de leur sang un signe qui va de la terre au ciel, qui resplendit, qui
appelle.
Souffrir ? Mourir ? Qu’est-ce donc ? C’est un instant fugitif, alors que la
vie éternelle demeure. Ce moment de souffrance n’est rien en regard de
l’avenir de joie qui les attend. Les bêtes ? Les épées ? Qu’est-ce ? Bénies
soient-elles puisqu’elles donnent la Vie !
Leur unique préoccupation est de garder leur pudeur, car ceux qui sont saints
le sont en toutes choses. À cet instant, elles n’ont cure de leurs blessures
mais se soucient de leurs vêtements en désordre. Car, si elles ne sont pas
vierges, elles sont toujours pudiques. Le vrai christianisme procure
toujours la virginité d’esprit. Il garde cette belle pureté, même là où le
mariage et les enfants ont enlevé ce sceau qui, de vierges, fait des anges.
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