Le mardi 16 juillet
1946.
202> 458.1 - Ils
arrivent au bord du lac, dans les environs immédiats de Guerguesa quand le
rouge coucher du soleil fait place à un crépuscule violacé et paisible. La
rive est pleine de gens qui préparent les barques pour la pêche nocturne ou
qui se baignent avec plaisir dans les eaux du lac un peu agité par le vent
qui le parcourt.
On a vite vu et reconnu Jésus, de sorte qu'avant qu'il puisse entrer dans la
ville, la ville sait qu'il est arrivé et c'est l'affluence habituelle des
gens qui accourent pour l'entendre.
Un homme se fraie un passage au milieu des gens pour dire que le matin on
était venu le chercher de Capharnaüm et d'y aller au plus tôt.
"Cette nuit même. Je ne reste pas ici, et puisque nos barques ne s'y
trouvent pas, je vous demande de nous prêter les vôtres."
"Comme tu veux, Seigneur. Mais tu nous parleras avant de
partir ?"
"Oui, pour vous saluer aussi. Je vais bientôt quitter la
Galilée..."
458.2 - Une femme
en pleurs l'appelle du milieu de la foule en suppliant qu'on la laisse passer
pour aller vers le Maître.
"C'est Arria, une femme de la gentilité, qui
s'est faite Israélite par amour. Tu as guéri une fois son mari, mais..."
"Je m'en souviens. Laissez-la passer !"
La femme s'avance et se jette aux pieds de Jésus en pleurant.
"Qu'as-tu, femme ?"
"Rabbi ! Rabbi ! Aie pitié de moi ! Siméon..."
Quelqu'un de Guerguesa l'aide à parler :
"Maître, la santé que tu lui as donnée, il l'emploie mal. Son cœur est
devenu dur et avide et il ne semble même plus être Israélite. En vérité la
femme est bien meilleure que lui, bien qu'elle soit née en terre païenne. Et
sa dureté et son avidité lui attire des rixes et des haines. Au cours d'une
rixe il a été blessé à la tête, et le médecin dit que presque certainement il
va devenir aveugle."
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203> "Et Moi, que puis-je faire en pareil
cas ?"
"Toi... guéris-le... Elle, tu le vois, est au désespoir... Elle a
plusieurs enfants et encore petits. La cécité de l'époux, serait la misère
dans la maison... Il est vrai que c'est de l'argent mal gagné... Mais la mort
serait un malheur car un mari c'est toujours un mari, et un père c'est
toujours un père, même si au lieu d'amour et de pain il donne des trahisons
et des coups..."
"Je l'ai guéri une fois et lui ai
dit : "Ne pèche plus". Lui a péché davantage encore.
N'avait-il pas promis de ne plus pécher ? N'avait-il pas fait vœu de ne
plus être usurier et voleur si je le guérissais et de rendre le bien mal
acquis à qui il le pouvait et, quand il ne le pouvait pas, de l'employer pour
les pauvres ?"
"Maître, c'est vrai, moi j'étais présent. Mais... l'homme manque de
fermeté dans ses résolutions."
"Tu as bien dit. Et ce n'est pas Siméon seulement. Nombreux sont ceux
qui, comme dit Salomon, ont deux poids et une balance fausse, et non seulement au sens matériel mais aussi dans leurs
jugements et leurs actions et dans leur comportement envers Dieu. C'est
encore Salomon qui dit: "C'est une ruine pour l'homme de dévorer les
saints, et après avoir fait un vœu, de s'en repentir". Mais il y en a trop qui font ces choses...
458.3 - Femme,
ne pleure pas, mais écoute et sois juste puisque tu as choisi une religion de
justice. Que choisirais-tu, si Moi je te proposais deux choses ?
Celles-ci : guérir ton époux et le laisser vivre pour qu'il continue à
se moquer de Dieu et à accumuler les péchés sur son âme, ou le convertir, lui
pardonner et le laisser mourir ? Choisis, ce que tu choisiras, je le
ferai."
La pauvre femme passe par un bien dur combat. L'amour naturel, le besoin d'un
homme qui bien ou mal gagne pour les enfants, la pousserait à demander la
"vie". Son amour surnaturel envers l'époux la pousse à demander
"pardon et mort". Les gens se taisent, attentifs, émus, attendant
sa décision.
Finalement la pauvre femme se jette de nouveau sur le sol, s'accrochant au
vêtement de Jésus comme pour y puiser de la force et elle gémit :
"La vie éternelle... Mais aide-moi, ô Seigneur..."
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204> On dirait qu'elle meurt tant elle abat son visage
contre terre.
"Tu as pris le meilleur parti, que tu en sois bénie. Il y en a peu en
Israël qui t'égaleraient en crainte de Dieu et en justice. Lève-toi. Allons
le trouver."
"Mais, Seigneur, vas-tu vraiment le faire mourir ? Et comment
ferai-je ?"
La créature humaine ressort du feu de l'esprit comme le phénix de la
mythologie; elle souffre et s'effare humainement...
"Ne crains pas, femme. Toi, Moi, nous tous, nous confions tout au Père
des Cieux et Lui agira avec son amour. Es-tu capable de le
croire ?"
"Oui, mon Seigneur..."
"Alors,
allons en disant la prière de toutes les demandes et de tous les
réconforts."
Et tout en marchant, entouré et suivi d'une foule nombreuse, il dit lentement
le Pater. Le groupe des apôtres l'imite, et dans un chœur bien ordonné, les
phrases de la prière s'élèvent au-dessus du bruit de la foule qui, prise par
le désir d'entendre prier le Maître, se tait peu à peu, de sorte que l'on
entend parfaitement les dernières demandes dans un silence solennel.
"Le pain quotidien, le Père te le donnera. Je te le garantis en son
Nom" dit Jésus à la femme.
Puis il continue en s'adressant non pas à elle seule, mais à tous :
"Et vos fautes vous seront pardonnées si vous pardonnez à celui qui vous
a offensé et qui vous a fait du tort. Lui a besoin de votre pardon pour avoir
celui de Dieu. Et tous ont besoin de la protection de Dieu pour ne pas tomber
dans le péché comme Siméon. Souvenez-vous-en."
458.4 - Ils sont
arrivés à la maison et Jésus y entre avec la femme, et avec Pierre,
Barthélemy et le Zélote.
L'homme, étendu sur une couchette, le visage couvert de bandes et de linges
mouillés, s'agite et délire. Mais la voix ou la volonté de Jésus le ramène à
lui-même et il crie :
"Pardon ! Pardon ! Je ne retomberai plus dans le péché. Ton
pardon comme l'autre fois ! Mais guérir aussi, comme l'autre fois. Arria ! Arria ! Je te
le jure, je serai bon. Je n'userai plus de violence ni de
fraude, je ne..."
L'homme est prêt à tout promettre par peur de la mort...
"Pourquoi veux-tu cela ?" demande Jésus. "Pour expier ou
parce que tu crains le jugement de Dieu ?"
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205>
"Cela, cela ! Mourir maintenant, non ! L'enfer !... J'ai
volé. j'ai volé l'argent du pauvre ! J'ai usé de mensonge. J'ai frappé
le prochain et fait souffrir les miens. Oh !..."
"La peur n'est pas bonne. Il faut le repentir, un repentir vrai
ferme."
"La mort ou la cécité ! Oh ! châtiment ! Ne plus
voir ! Ténèbres ! Ténèbres ! Non !..."
"Si elles sont terribles les ténèbres
des yeux, ne sont-elles pas plus horribles pour toi celles du cœur ? Et
ne crains-tu pas celles de l'enfer, éternelles, horribles ? La privation
continuelle de Dieu ? Les remords continuels ? La douleur de t'être
tué toi-même, pour toujours, en ton esprit ? N'aimes-tu pas ta
femme ? Et n'aimes-tu pas tes enfants ? Et ton père, ta mère, tes
frères, ne les aimes-tu pas ? Eh bien, tu ne penses pas que tu ne les
auras plus avec toi, si tu meurs damné ?"
"Non !
Non ! Pardon ! Pardon ! Expier, ici, oui, ici... Même la
cécité, Seigneur... Mais l'enfer non... Que Dieu ne me maudisse pas !
Seigneur ! Seigneur ! Tu chasses les démons et tu pardonnes les
fautes, ne lève pas la main pour me guérir, mais pour me pardonner et me
délivrer du démon qui me tient... Mets-moi une main sur le cœur, sur la
tête... Délivre-moi, Seigneur..."
"Je ne puis faire deux miracles. Réfléchis. Si je te délivre du démon,
je te laisserai la maladie..."
"Il n'importe ! Sois le Sauveur."
"Qu'il en soit comme tu veux. Sache profiter de la grâce qui est la
dernière que je te fais. Adieu."
"Tu ne m'as pas touché ! Ta main ! Ta main !"
Jésus le contente et met sa main sur la tête et sur la poitrine de l'homme
qui avec son pansement, aveuglé par ses bandes et sa blessure, tâtonne
convulsivement pour saisir la main de Jésus et après l'avoir trouvée, pleure
sur elle, sans Lui permettre de s'éloigner jusqu'à ce que, comme un enfant
fatigué, il s'assoupit, tenant encore la main de Jésus qu'il presse contre sa
joue fiévreuse.
Jésus dégage sa main avec précaution et sort sans bruit de la pièce, suivi de
la femme et des trois apôtres.
"Dieu te récompense, Seigneur. Prie pour ta servante."
"Continue à grandir dans la justice, femme, et Dieu sera toujours avec toi."
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206>
Il lève la main pour bénir la maison et la femme et il sort sur la route.
458.5 - Le ton
monte dans la foule à cause de mille questions curieuses, mais Jésus fait
signe de se taire et de le suivre. Il revient dans la rue. La nuit descend
lentement. Jésus monte dans une barque qui se balance près de la rive et
c'est de là qu'il parle.
"Non. Il n'est pas mort et il n'est pas guéri selon la chair. Son esprit
a réfléchi sur ses fautes, il a donné une juste direction à sa pensée, et il
a été pardonné parce qu'il a demandé l'expiation pour avoir le pardon. Vous,
tous, aidez-le dans son chemin vers Dieu.
Pensez que nous avons tous une
responsabilité envers l'âme de notre prochain. Malheur à celui qui donne le
scandale ! Mais malheur aussi à celui qui, par son attitude
intransigeante, effraie quelqu'un qui vient tout juste de naître au Bien en
le repoussant avec intransigeance du chemin sur lequel il s'est engagé. Tous
peuvent être un peu maîtres, et de bons maîtres pour leur prochain, et l'être
d'autant plus que le prochain est faible et qu'il ignore la sagesse du Bien.
Je vous exhorte à être patients, pleins de douceur et de longanimité avec
Siméon. Ne lui montrez pas de haine, de rancœur, de mépris, d'ironie. Ne
rappelez pas le passé, ni en vous, ni à lui. L'homme qui se relève après un
pardon, un repentir, après un sincère bon propos, a une volonté, mais il a
aussi le poids, l'héritage des passions, des habitudes du passé. Il faut
savoir l'aider à s'en libérer, et avec beaucoup de discrétion, sans faire
d'allusions au passé. Ce serait imprudence envers la charité et envers la
créature humaine.
Rappeler sa faute au coupable repenti, c'est
le rabaisser. Il suffit pour le faire de sa conscience réveillée. Rappeler à
la créature son passé, c'est provoquer des réveils des passions et parfois
des retours aux passions dominées, des consentements. Dans le meilleur des
cas, c'est toujours donner des tentations. Ne tentez pas votre prochain,
soyez prudents et charitables. Si Dieu vous a épargné certains péchés,
louez-le ; mais n'affichez pas votre justice pour mortifier celui qui
n'a pas été juste. Sachez comprendre le regard d'imploration de l'homme
repenti qui voudrait que vous oubliiez et qui, sachant que vous n'oubliez
pas, vous supplie de ne pas, au moins, le mortifier en lui rappelant le
passé.
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207>
Ne dites pas : "Il a eu l'esprit lépreux" pour justifier vos
abandons. Celui qui a eu la lèpre, après les purifications qui suivent la
guérison, est réadmis dans le peuple. Que la même chose arrive pour celui qui
est guéri du péché. Ne soyez pas comme ceux qui se croient parfaits et
qui ne le sont pas car ils n'ont pas la charité envers leurs frères. Entourez même de votre amour les frères
qui sont revenus à la grâce pour qu'un bon entourage empêche de nouvelles
chutes.
N'essayez pas d'être plus que Dieu
qui ne repousse pas le pécheur qui se repent et lui pardonne et le réadmet en
sa compagnie. Et même si ce pécheur vous a fait un mal qui n'est plus
réparable, n'en tirez pas vengeance maintenant qu'il n'est plus un puissant
que l'on craint; mais pardonnez et ayez une grande pitié parce qu'il a été
pauvre du trésor que tout homme peut avoir si seulement il le veut: la bonté.
Aimez-le parce que, par la douleur qu'il vous a procurée, il vous a donné un
moyen de mériter une récompense plus grande dans le Ciel. Unissez à
son moyen le vôtre: le pardon, et votre récompense deviendra encore plus
grande dans le Ciel.
Et ne méprisez personne, même d'une autre race. Vous voyez que quand Dieu attire un esprit, même celui d'un
païen, Il le transforme de telle
manière qu'il surpasse en justice beaucoup de gens du peuple élu.
Je m'en vais. Rappelez-vous maintenant et toujours ces paroles et les autres
que je vous ai adressées."
458.6 - Pierre, qui était prêt, appuie la rame contre la rive et
la barque se détache pour commencer le parcours avec les deux autres à la
suite.
Le lac, un peu agité, imprime du roulis aux barques mais personne ne s'en
effraie car le trajet est court. Les fanaux rouges mettent sur les eaux
sombres des taches de rubis et teignent de sanguin l'écume blanche.
"Maître, mais cet homme va-t-il guérir ou non ? Je n'ai rien
compris" demande Pierre, après un moment, sans lâcher le timon.
Jésus ne répond pas. Pierre fait un signe à Jean qui est assis au fond de la
barque aux pieds du Maître, la tête appuyée sur les genoux de Jésus. Et Jean
répète la question à voix basse.
"Il ne guérira pas."
"Pourquoi, Seigneur ? Moi, je croyais d'après ce que j'avais
entendu, qu'il devrait guérir pour expier."
"Non, Jean. Il pécherait de nouveau car c'est un esprit faible."
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208>
Jean pose de nouveau sa tête sur les genoux de Jésus en disant :
"Mais Toi, tu pouvais le rendre fort..." et il semble faire un doux
reproche.
Jésus sourit en insinuant ses doigts dans la chevelure de son Jean, puis
élevant la voix de façon que tous l'entendent, il donne la dernière instruction du jour :
"En vérité je
vous dis que, pour accorder la grâce, il faut savoir tenir compte de son
opportunité. Ce n'est pas toujours que la vie est un don, la prospérité n'est
pas toujours un don, un enfant n'est pas toujours un don; ce n'est pas
toujours, oui, pas même cela, qu'une élection est un don. Tout cela devient don et le reste, quand
celui qui le reçoit sait en faire un bon usage et pour des fins surnaturelles
de sanctification. Mais quand de la santé, de la prospérité, des affections,
de la mission, on en fait une ruine de son propre esprit, mieux vaudrait ne
les avoir jamais. Et parfois Dieu fait le plus grand don qu'il puisse faire
en ne donnant pas ce que les hommes voudraient ou penseraient juste d'avoir
comme une bonne chose. Le père de famille ou le médecin sage savent
quelles choses il faut donner aux enfants ou aux malades pour ne pas les
rendre plus malades ou pour qu'ils ne tombent pas malades. Pareillement Dieu
sait ce qu'il faut donner pour le bien d'un esprit."
"Alors cet homme va mourir ? Malheureuse maison !"
"Serait-elle, par hasard, plus heureuse si un réprouvé l'habitait ?
Et lui, serait-il plus heureux si en vivant il continuait à pécher ? En vérité je vous dis que la mort est un don
quand elle sert à empêcher de nouveaux péchés et qu'elle prend l'homme
pendant qu'il est réconcilié avec son Seigneur."
458.7 - La
quille grince déjà sur les hauts fonds de Capharnaüm.
"À temps. Cette nuit la bourrasque. Le lac bout, le ciel est sans
étoiles, noir comme de la poix. Mais vous entendez derrière les
montagnes ? Voyez quelle clarté ? Tonnerre et éclairs, bientôt de
l'eau. Vite ! Mettez en lieu sûr les barques qui ne nous appartiennent
pas ! En route les femmes et l'enfant avant qu'il ne pleuve. Oh !
Donnez-nous un coup de main !" crie Pierre à d'autres pêcheurs qui
enlèvent leurs filets et leurs paniers.
À force de bras, on remonte la barque là-haut sur la plage pendant que les
premières vagues viennent gifler les membres à demi-nus et pousser les
cailloux de la rive.
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