Vision du lundi 6 novembre 1944
419> 63.1 – Avec la précision d'une
photographie parfaite se présente à ma vue spirituelle, depuis ce matin,
avant même que l'aube se lève, un pauvre lépreux.
C'est vraiment une ruine humaine. Je ne
saurais dire quel âge il a, tellement le mal l'a dégradé. Squelettique,
demi-nu, il montre son corps réduit à l'état d'une momie décharnée. Ses mains
et ses pieds sont tordus, il leur manque des parties, de sorte que ces
pauvres extrémités ne paraissent plus appartenir à un homme. Les mains
désarticulées et tordues ressemblent aux pattes de quelque monstre ailé, les
pieds sont comme des sabots de bœuf, tant ils sont réduits et défigurés.
Puis la tête et... Je pense qu'un cadavre resté sans sépulture, momifié par
le soleil et le vent, aurait une tête comme cette tête. Il reste, par ci, par
là quelques touffes de cheveux, collés à la peau jaunâtre et croûteuse comme
si la poussière l'avait desséchée sur un crâne, des yeux à peine entr'ouverts
et renfoncés, les lèvres et le nez rongés par le mal mettent déjà à nu les
cartilages et les gencives, les oreilles ne sont plus que des restes de
pavillon informes, par-dessus tout cela s'étend une peau parcheminée, jaune
comme certains kaolins, sous laquelle les os semblent percer. Cette peau doit
avoir pour office de tenir réunis ensemble ces pauvres os dans son sac
dérisoire, tout marqué de cicatrices et lacéré de plaies putrides. Une
ruine !
Haut de page.
420> Cela me fait penser exactement au
spectre de la Mort, parcourant la terre, dont le squelette est recouvert
d'une peau parcheminée et qui se drape dans un manteau sordide tout en
haillons, il n'a pas en mains la faux, mais un bâton noueux arraché sûrement
à un arbre.
Il est sur le seuil d'une caverne éloignée de toute habitation Une vraie
caverne, tellement délabrée que je ne puis dire si à l'origine c'était un
tombeau ou une cabane de bûcherons ou les reste d'une maison démolie. Il
regarde du côté de la route, éloignée de plus de 100 mètres de son antre, une
voie de grande circulation poussiéreuse et encore largement ensoleillée. Il
n'y a personne sur la route. À perte de vue, soleil, poussière et solitude.
Beaucoup plus loin, en montant vers le nord-ouest, ce doit être un pays ou
une ville. J'en vois les premières maisons à au moins un kilomètre.
Le lépreux regarde et soupire, puis il prend une écuelle ébréchée et la
remplit à un petit ruisseau. Il boit. Il entre dans un enchevêtrement de
ronces, en arrière de l'antre, se penche, arrache au sol des radis sauvages.
Il revient au ruisseau, où il les débarrasse du plus gros de la poussière
avec le peu d'eau du ruisseau, et le mange lentement, en les portant
péniblement à sa bouche, avec ses mains mutilées. Ils doivent être durs comme
du bois. Il a du mal à les mastiquer. Il les ensalive copieusement sans
arriver à les avaler malgré les gorgées d'eau qu'il absorbe.
63.2 – " Où es-tu, Abel ? " crie une voix.
Le lépreux remue, il a sur les lèvres quelque chose qui voudrait être un
sourire. Mais elles sont tellement rongées ces lèvres que c'est une chose
informe cet essai de sourire. Il répond d'une voix étrange, stridulante, qui
me fait penser aux cris de certains oiseaux dont j'ignore le nom exact :
"Je suis ici ! Je ne croyais plus que tu viendrais. Je pensais
qu'il t'était arrivé malheur, j'étais triste. Si tu me manques, toi aussi que
va-t-il rester au pauvre Abel ? En parlant ainsi il s'achemine vers la
route jusqu'à la distance permise par la Loi. On le voit parce qu'il s'arrête
à moitié route.
Sur la route arrive un homme qui paraît
courir tant il va vite. "Mais est-ce bien toi Samuel ? Oh ! si ce n'était pas toi celui que
j'attends, qui que tu sois, ne me fais pas de mal !"
Haut de page.
421> "C'est moi, Abel, c'est bien
moi, et en bonne forme. Regarde comme je cours. Je suis en retard, je le sais,
et j'en suis peiné pour toi. Mais quand tu sauras... oh ! tu seras
heureux. Et ici, j'ai non seulement les quignons de pain habituels mais une
miche entière, fraîche et bonne, toute pour toi. J'ai aussi un bon poisson et
un fromage. Tout pour toi. Je veux que tu fasses la fête, pauvre ami, pour te
préparer à une fête plus grande encore."
"Mais comment es-tu si riche ? Je n'y comprends rien..."
"Tout à l'heure, je te le dirai."
"Guéri, qui plus est : on dirait que ce n'est plus toi !"
63.3 – "Écoute. J'ai su qu'à
Capharnaüm se trouvait ce Rabbi qui est saint, et j'y suis allé."
"Arrête, arrête ! Je suis infecté."
"Oh ! n'importe. Je n'ai plus peur de rien." L'homme qui n'est
autre que le pauvre bossu guéri et bien traité par Jésus se trouve arrivé en fait, de son pas
rapide, à quelques pas du lépreux. Il a parlé tout en marchant et il rit,
heureux.
Mais le lépreux dit encore : "Arrête-toi, au Nom de Dieu. Si
quelqu'un te voit..."
"Je m'arrête. Regarde : je mets ici les provisions. Mange, pendant
que je parle." Il pose le paquet sur une grosse pierre et l'ouvre.
Puis, il s'écarte à quelques pas pendant que le lépreux s'avance et se jette
sur ce festin inaccoutumé. "Oh ! qu'il y a longtemps que je me suis
ainsi régalé. Que c'est bon ! Et pense que je serais allé ainsi me
reposer, l'estomac vide. Pas un homme de pitié aujourd'hui... et toi non
plus... J'avais mâché des radis..."
"Pauvre Abel ! J'y pensais, mais je disais : "C'est bien.
Maintenant il va être triste, mais ensuite il sera heureux !"
"Heureux, oui, pour cette bonne nourriture. Mais après..."
"Non, tu seras heureux pour toujours." Le lépreux hoche la tête.
"Rends-toi compte, Abel, si tu peux avoir la foi, tu seras
heureux."
"Mais la foi en qui ?"
"Dans le Rabbi. Dans le Rabbi qui m'a guéri."
Haut
de page.
422> "Mais je suis lépreux, et au dernier degré,
comment peut-il me guérir ?"
"Oh ! il le peut. Il est saint."
"Oui, Élisée aussi a guéri Naamân le lépreux[4]... je
le sais... Mais moi... Moi je ne puis aller au Jourdain."
"Tu seras guéri sans besoin d'eau. Écoute : ce, Rabbi, c'est le Messie,
comprends-tu ? Le Messie ! C'est le Fils de Dieu. Il guéri tous
ceux qui ont foi. Il dit : "Je le veux" et les démons
s'enfuient et les membres se redressent, et les aveugles recouvrent la
vue."
"Oh ! si j'avais la foi, moi ! Mais comment puis-je voir le
Messie ! "
"Voilà... je suis venu pour cela. Lui il est là, dans ce pays. Je sais
où il est ce soir. Si tu veux... Moi, je me suis dit : "Je le dis à Abel
et si Abel reconnaît avoir la foi, je Le conduis au Maître "
"Tu es fou, Samuel ! Si je m'approche des maisons, je vais être
lapidé."
"Non, pas jusqu'aux maisons. La nuit va tomber, je te conduirai jusqu'à
ce petit bois. Et puis, j'irai appeler le Maître. Je te l’amènerai..."
"Va, va tout de suite ! J'arrive par mes propres moyens jusqu'à ce
point. Je cheminerai dans le fossé derrière la haie, mais toi va...
va... oh ! va chercher, cher ami ! Si tu savais ce que c'est que
d'avoir ce mal. Et d'avoir l'espoir de guérir !..."
Le lépreux ne s'occupe plus de la nourriture. Il pleure et gesticule
implorant son ami.
"Je pars, et toi, arrive." L'ancien bossu s'éloigne au pas de
course.
63.4 – Abel descend péniblement dans
le fossé qui longe la route, et qui est encombré de buissons poussés sur le fond
desséché. Il y a tout juste au milieu un filet d'eau. La nuit descend pendant
que le malheureux glisse parmi les touffes, toujours aux aguets d'un passant
sur la route. Deux fois, il s'aplatit sur le, fond : la première fois,
c'est un cavalier qui passe au trot de sa monture, une seconde fois ce sont
trois hommes avec une charge de foin qui se dirigent vers le pays. Puis, il
continue.
Mais avant lui, Jésus arrive au petit bois avec Samuel.
Haut de page.
423> "Il va bientôt être ici. Il va
lentement à cause de ses plaies. Prends patience."
"Je ne suis pas pressé."
"Tu le guériras ?"
"A-t-il la foi ?"
"Oh! ...il mourait de faim. Il voyait cette nourriture, après des années
de privation et pourtant il a tout laissé après quelques bouchées, pour
courir ici."
"Comment l'as-tu connu ?"
"Tu sais... je vivais d'aumônes depuis mon malheur et je parcourais les
chemins pour aller d'un lieu à l'autre. Je passais ici tous les sept
jours et étais entré en relations avec ce pauvre malheureux... Un jour poussé
par la faim, il s'était avancé sous un orage capable de mettre les loups en
fuite jusqu'au chemin qui conduit au pays, en quête de quelque chose. Il
fouillait les ordures comme un chien. J'avais dans ma besace du pain sec que
m'avaient donné des personnes compatissantes, et j'ai partagé avec lui.
Depuis lors, nous sommes amis et chaque semaine je reviens pour renouveler sa
provision. Avec ce que j'ai : si j'ai beaucoup, c'est beaucoup; si c'est peu,
c'est peu. Je fais ce que je puis comme si c'était mon frère. C'est depuis le
soir que tu m'as guéri, sois en béni, que je pense à lui... et à Toi."
"Tu es bon, Samuel, et pour cela la grâce t'a visité. Qui aime mérite
tout de Dieu.
63.5 – Mais voici quelque chose parmi
les buissons... "
"C'est toi, Abel ?"
"Oui, c'est moi."
"Arrive. Le Maître t'attend ici, sous le noyer."
Le lépreux sort du fossé et monte sur la berge, il la franchit et s'avance
dans un pré. Jésus, adossé à un noyer très élevé, l'attend.
"Maître, Messie, Saint, aie pitié de moi !" et il s'affale sur
l'herbe aux pieds de Jésus. Le visage collé au sol, il dit encore :
"Oh ! mon Seigneur, si Tu veux, Tu peux me purifier !"
Puis il ose se mettre à genoux, tendre ses bras squelettiques, aux mains
tordues et il tend son visage osseux, tout dévasté... Des larmes tombent de
ses orbites malades que la lèpre a rongées.
Haut de page.
424> Jésus le regarde avec tant de
pitié. Il regarde ce fantôme qu'un mal horrible dévore et dont une vraie
charité peut seule supporter le voisinage tant il est répugnant et
malodorant. Et voici, que Jésus tend une main, sa belle main droite et saine
comme pour caresser le pauvret.
Celui-ci sans se lever, se rejette en arrière sur ses talons et crie :
"Ne me touche pas ! Aie pitié de Toi !"
Mais Jésus fait un pas en avant. Solennel,
respirant une douce, bonté, il pose ses doigts sur la tête dévorée par la
lèpre et dit à pleine voix, d’une voix qui n'est qu'amour et pourtant
impérieuse "Je le veux, sois
purifié !" La main reste quelques minutes sur la
pauvre tête. "Lève-toi. Va trouver le prêtre. Accomplis ce que la Loi
prescrit. Ne dis pas ce que je t'ai fait, mais, seulement soit bon, ne pèche
plus jamais. Je te bénis."
"Oh Seigneur
! Abel ! Mais tu es tout à fait guéri !" Samuel, qui voit la
transformation de son ami, crie de joie.
"Oui. Il est sain. Sa foi le lui a mérité. Adieu. La paix soi avec
toi."
"Maître ! Maître ! Maître ! Je ne te quitte plus. Je ne
puis plus te quitter !"
|