"L'Évangile tel
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"l'Évangile tel qu'il m'a été révélé"
Dans les autres ouvrages de Maria Valtorta Indication des
sources à venir. Dans les
textes fondamentaux chrétiens Dans la
Bible Indication des
sources à venir. Dans le catéchisme de l'Église catholique Indication des
sources à venir. Dans d'autres sources Simone Weil, philosophe
française (1909 – 1943) L'amour de Dieu et le malheur ---------------------------------- Dans le domaine de la souffrance, le malheur
est une chose à part, spécifique, irréductible. Il est tout autre chose que
la simple souffrance. Il s'empare de l'âme et la marque, jusqu'au fond, d'une
marque qui n'appartient qu'à lui, la marque de l'esclavage. L'esclavage tel
qu'il était pratiqué dans la Rome antique est seulement la forme extrême du malheur.
Les anciens, qui connaissaient bien la question, disaient : "Un
homme perd la moitié de son âme le jour où il devient esclave." Le malheur est inséparable de la souffrance
physique, et pourtant tout à fait distinct. Dans la souffrance, tout ce qui
n'est pas lié à la douleur physique ou à quelque chose d'analogue est
artificiel, imaginaire, et peut être anéanti par une disposition convenable
de la pensée. Même dans l'absence ou la mort d'un être aimé, la part
irréductible du chagrin est quelque chose comme une douleur physique, une
difficulté à respirer. un étau autour du cœur, ou un besoin inassouvi, une
faim, ou le désordre presque biologique causé par la libération brutale d'une
énergie jusque-là orientée par un attachement et qui n'est plus dirigée. Un
chagrin qui n'est pas ramassé autour d'un tel noyau irréductible est
simplement du romantisme, de la littérature. L'humiliation aussi est un état
violent de tout l'être corporel, qui veut bondir sous l'outrage, mais doit se
retenir, contraint par l'impuissance ou la peur. En revanche une douleur seulement physique
est très peu de chose et ne laisse aucune trace dans l'âme. Le mal aux dents
en est un exemple. Quelques heures de douleur violente causée par une dent
gâtée, une fois passées, ne sont plus rien. Il en est autrement d'une souffrance physique
très longue ou très fréquente. Mais une telle souffrance est souvent tout
autre chose qu'une souffrance ; c'est souvent un malheur. Le malheur est un déracinement de la vie, un
équivalent plus ou moins atténué de la mort, rendu irrésistiblement présent à
l'âme par l'atteinte ou l'appréhension immédiate de la douleur physique. Si
la douleur physique est tout à fait absente, il n'y a pas malheur pour l'âme,
parce que la pensée se porte vers n'importe quel autre objet. La pensée fuit
le malheur aussi promptement, aussi irrésistiblement qu'un animal fuit la
mort. Il n'y a ici-bas que la douleur physique et rien d'autre qui ait la
propriété d'enchaîner la pensée ; à condition qu'on assimile à la
douleur physique certains phénomènes difficiles à décrire, mais corporels,
qui lui sont rigoureusement équivalents. L'appréhension de la douleur
physique, notamment, est de cette espèce. Quand la pensée est contrainte par l'atteinte
de la douleur physique, cette douleur fût-elle légère, de reconnaître la
présence du malheur, il se produit un état aussi violent que si un condamné
est contraint de regarder pendant des heures la guillotine qui va lui couper
le cou. Des êtres humains peuvent vivre vingt ans, cinquante ans dans cet
état violent. On passe à côté d'eux sans s'en apercevoir. Quel homme est
capable de les discerner, si le Christ lui-même ne regarde pas par ses
yeux ? On remarque seulement qu'ils ont parfois un comportement étrange,
et on blâme ce comportement. Il n'y a vraiment malheur que si l'événement
qui a saisi une vie et l'a déracinée l'atteint directement ou indirectement
dans toutes ses parties, sociales. psychologique, physique. Le facteur social
est essentiel. Il n'y a pas vraiment malheur là où il n'y a pas sous une
forme quelconque déchéance sociale ou appréhension d'une telle déchéance. Entre le malheur et tous les chagrins qui,
même s'ils sont très violents, très profonds, très durables, sont autre chose
que le malheur proprement dit, il y a à la fois continuité et la séparation
d'un seuil, comme pour la température d'ébullition de l'eau. Il y a une
limite au-delà de laquelle se trouve le malheur et non en deçà. Cette limite
n'est pas purement objective ; toutes sortes de facteurs personnels
entrent dans le compte. Un même événement peut précipiter un être humain dans
le malheur et non un autre. La grande énigme de la vie humaine, ce n'est
pas la souffrance, c'est le malheur. Il n'est pas étonnant que des innocents
soient tués, torturés, chassés de leurs pays, réduits à la misère ou à
l'esclavage, enfermés dans des camps ou des cachots. puisqu'il se trouve des
criminels pour accomplir ces actions. Il n'est pas étonnant non plus que la
maladie impose de longues souffrances qui paralysent la vie et en font une
image de la mort, puisque la nature est soumise à un jeu aveugle de
nécessités mécaniques. Mais il est étonnant que Dieu ait donné au malheur la
puissance de saisir l'âme elle-même des innocents et de s'en emparer en
maître souverain. Dans le meilleur des cas, celui qui marque le malheur ne
gardera que la moitié de son âme. Ceux à qui il est arrivé un de ces coups
après lesquels un être se débat sur le sol comme un ver à moitié écrasé,
ceux-là n'ont pas de mots pour exprimer ce qui leur arrive. Parmi les gens
qu'ils rencontrent, ceux qui, même ayant beaucoup souffert, n'ont jamais eu
contact avec le malheur proprement dit n'ont aucune idée de ce que c'est.
C'est quelque chose de spécifique, irréductible à toute autre chose comme les
sons, dont rien ne peut donner aucune idée à un sourd-muet. Et ceux qui ont
été eux-mêmes mutilés par le malheur sont hors d'état de porter secours à qui
que ce soit et presque incapables même de le désirer. Ainsi la compassion à
l'égard des malheureux est une impossibilité. Quand elle se produit vraiment,
c'est un miracle plus surprenant que la marche sur les eaux, la guérison des
malades et même la résurrection d'un mort. Le malheur a contraint, le Christ à supplier
d'être épargné, à chercher des consolations auprès des hommes, à se croire
abandonné de son Père. Il a contraint un juste à crier contre Dieu, un juste
aussi parfait que la nature seulement humaine le comporte, davantage
peut-être, si Job est moins un personnage historique qu'une figure, du
Christ. "Il se rit du malheur des innocents." Ce n'est pas un
blasphème, c'est un cri authentique arraché à la douleur. Le livre de Job,
d'un bout à l'autre, est une pure merveille de vérité et d'authenticité. Au
sujet du malheur, tout ce qui s'écarte de ce modèle est plus ou moins souillé
de mensonge. Le malheur rend Dieu absent pendant un temps,
plus absent qu'un mort, plus absent que la lumière dans un cachot
complètement ténébreux. Une sorte d'horreur submerge toute l'âme. Pendant
cette absence il n'y a rien à aimer. Ce qui est terrible, c'est que si, dans
ces ténèbres où il n'y a rien à aimer, l'âme cesse d'aimer, l'absence de Dieu
devient définitive. Il faut que l'âme continue à aimer à vide, ou du moins à
vouloir aimer, fût-ce avec une partie infinitésimale d'elle-même. Alors un
jour Dieu vient se montrer lui-même à elle et lui révéler la beauté du monde,
comme ce fut le cas pour Job. Mais si l'âme cesse d'aimer, elle tombe dès
ici-bas dans quelque chose de presque équivalent à l'enfer. C'est pourquoi ceux qui précipitent dans le
malheur des hommes non préparés à le recevoir tuent des âmes. D'autre part, à
une époque comme la nôtre, où le malheur est suspendu sur tous, le secours
apporté aux âmes n'est efficace que s'il va jusqu'à les préparer réellement
au malheur. Ce n'est pas peu de chose. Le malheur durcit et désespère parce qu'il
imprime jusqu'au fond de l'âme, comme avec un fer rouge, ce mépris, ce dégoût
et même cette répulsion de soi-même, cette sensation de culpabilité et de
souillure, que le crime devrait logiquement produire et ne produit pas. Le
mal habite dans l'âme du criminel sans y être senti. Il est senti dans l'âme
de l'innocent malheureux. Tout se passe comme si l'état de l'âme qui par
essence convient au criminel avait été séparé du crime et attaché au
malheur ; et même à proportion de l'innocence des malheureux. Si Job crie son innocence avec un accent si
désespéré, c'est que lui-même n'arrive pas à y croire, c'est qu'en lui-même
son âme prend le parti de ses amis. Il implore le témoignage de Dieu même,
parce qu'il n'entend plus le témoignage de sa propre conscience ; ce
n'est plus pour lui qu'un souvenir abstrait et mort. La nature charnelle de l'homme lui est
commune avec l'animal. Les poules se précipitent à coups de bec sur une poule
blessée. C'est un phénomène aussi mécanique que la pesanteur. Tout le mépris,
toute la répulsion, toute la haine que notre raison attache au crime, notre
sensibilité l'attache au malheur. Excepté ceux dont le Christ occupe toute
l'âme, tout le monde méprise plus ou moins les malheureux, quoique presque
personne n'en ait conscience. Cette loi de notre sensibilité vaut aussi à
l'égard de nous-mêmes. Ce mépris, cette répulsion, cette haine, chez le
malheureux, se tournent contre lui-même, pénètrent au centre de l'âme, et de
là colorent de leur coloration empoisonnée l'univers tout entier. L'amour
surnaturel, s'il a survécu, peut empêcher ce second effet de se produire,
mais non pas le premier. Le premier est l'essence même du malheur ; il
n'y a pas de malheur là où il ne se produit pas. "Il a été fait malédiction pour
nous." Ce n'est pas seulement le corps du Christ, suspendu au bois, qui
a été fait malédiction, c'est aussi toute son âme. De même tout innocent dans
le malheur se sent maudit. Même il en est encore ainsi de ceux qui ont été dans
le malheur et en ont été retirés par un changement de fortune, s'ils ont été
assez profondément mordus. Un autre effet du malheur est de rendre l'âme
sa complice, peu à peu, en y injectant un poison d'inertie. En quiconque a
été malheureux assez longtemps, il y a une complicité à l'égard de son propre
malheur. Cette complicité entrave tous les efforts qu'il pourrait faire pour
améliorer son sort ; elle va jusqu'à l'empêcher de rechercher les moyens
d'être délivré, parfois même jusqu'à l'empêcher de souhaiter la délivrance.
Il est alors installé dans le malheur, et les gens peuvent croire qu'il est
satisfait. Bien plus, cette complicité peut le pousser malgré lui à éviter, à
fuir les moyens de la délivrance ; elle se voile alors sous des
prétextes parfois ridicules. Même chez celui qui a été sorti du malheur, s'il
a été mordu pour toujours jusqu'au fond de l'âme, il subsiste quelque chose
qui le pousse à s'y précipiter de nouveau, comme si le malheur était installé
en lui à la manière d'un parasite et le dirigeait à ses propres fins. Parfois
cette impulsion l'emporte sur tous les mouvements de l'âme vers le bonheur.
Si le malheur a pris fin par l'effet d'un bienfait, elle peut s'accompagner
de haine contre le bienfaiteur ; telle est. la cause de certains actes
d'ingratitude sauvage apparemment inexplicables. Il est parfois facile de
délivrer un malheureux de son malheur présent, mais il est difficile de le
libérer de son malheur passé. Dieu seul le peut. Encore la grâce de Dieu
elle-même ne guérit-elle pas ici-bas la nature irrémédiablement blessée. Le
corps glorieux du Christ portait les plaies. On ne peut accepter l'existence du malheur
qu'en le regardant comme une distance Dieu a créé par amour, pour l'amour. Dieu n'a
pas créé autre chose que l'amour même et les moyens de l'amour. Il a créé
toutes les formes de l'amour. Il a créé des êtres capables d'amour à toutes
les distances possibles. Lui-même est allé, parce que nul autre ne pouvait le
faire, à la distance maximum, la distance infinie. Cette distance infinie
entre Dieu et Dieu, déchirement suprême, douleur dont aucune autre
n'approche, merveille de l'amour, c'est la crucifixion. Rien ne peut être
plus loin de Dieu que ce qui a été fait malédiction. Ce déchirement par-dessus lequel l'amour
suprême met le lien de la suprême union résonne perpétuellement à travers
l'univers, au fond du silence, comme deux notes séparées et fondues, comme
une harmonie pure et déchirante. C'est cela la Parole de Dieu. La création
tout entière n'en est que la vibration. Quand la musique humaine dans sa plus
grande pureté nous perce l'âme. c'est cela que nous entendons à travers elle.
Quand nous avons appris à entendre le silence, c'est cela que nous
saisissons, plus distinctement, à travers lui. Ceux qui persévèrent dans l'amour entendent
cette note tout au fond de la déchéance où les a mis le malheur. À partir de
ce moment ils ne peuvent plus avoir aucun doute. Les hommes frappés de malheur sont au pied de
la Croix, presque à la plus grande distance possible de Dieu. Il ne faut pas
croire que le péché soit une distance plus grande. Le péché n'est pas une
distance. C'est une mauvaise orientation du regard. Il y a, il est vrai, une liaison mystérieuse
entre cette distance et une désobéissance originelle. Dès l'origine, nous
dit-on, l'humanité a détourné son regard de Dieu et marché dans la mauvaise
direction aussi loin qu'elle pouvait aller. C'est qu'elle pouvait alors
marcher. Nous, nous sommes cloués sur place, libres seulement de nos regards,
soumis à la nécessité. Un mécanisme aveugle, qui ne tient nul compte du degré
de perfection spirituelle, ballotte continuellement les hommes et en jette
quelques-uns au pied même de la Croix. Il dépend d'eux seulement de garder ou
non les yeux tournés vers Dieu à travers les secousses. Ce n'est pas que la
Providence de Dieu soit absente. C'est par sa Providence que Dieu a voulu la
nécessité comme un mécanisme aveugle. Si le mécanisme n'était pas aveugle, il n'y
aurait pas du tout de malheur. Le malheur est avant tout anonyme, il prive
ceux qu'il prend de leur personnalité et en fait des choses. Il est
indifférent, et c'est le froid de cette indifférence, un froid métallique,
qui glace jusqu'au fond même de l'âme tous ceux qu'il touche. Ils ne
retrouveront jamais plus la chaleur. Ils ne croiront jamais plus qu'ils sont
quelqu'un. Le malheur n'aurait pas cette vertu sans la
part de hasard qu'il enferme. Ceux qui sont persécutés pour leur foi et qui
le savent, quoi qu'ils aient à souffrir, ne sont pas des malheureux. Ils
tombent dans le malheur seulement si la souffrance ou la peur occupent l'âme
au point de faire oublier la cause de la persécution. Les martyrs livrés aux
bêtes qui entraient dans l'arène en chantant n'étaient pas des malheureux. Le
Christ était un malheureux. Il n'est pas mort comme un martyr. Il est mort
comme un criminel de droit commun, mélangé aux larrons, seulement un peu plus
ridicule. Car le malheur est ridicule. Il n'y a que la nécessité aveugle qui puisse
jeter des hommes au point de l'extrême distance, tout à côté de la Croix. Les
crimes humains qui sont la cause de la plupart des malheurs font partie de la
nécessité aveugle, car les criminels ne savent pas ce qu'ils font. Il y a deux formes de l'amitié, la rencontre
et la séparation. Elles sont indissolubles. Elles enferment toutes deux le
même bien, le bien unique, l'amitié. Car quand deux êtres qui ne sont pas
amis sont proches, il n'y a pas rencontre. Quand ils sont éloignés, il n'y a
pas séparation. Enfermant le même bien, elles sont également bonnes. Dieu se produit, se connaît soi-même
parfaitement comme nous fabriquons et connaissons misérablement des objets
hors de nous. Mais avant tout Dieu est amour. Avant tout Dieu s'aime
soi-même. Cet amour, cette amitié en Dieu, c'est la Trinité. Entre les termes
unis par cette relation d'amour divin, il y
a plus que proximité, il y a proximité infinie, identité. Mais par la Création,
l'Incarnation, la Passion, il y a aussi une distance infinie. La totalité de
l'espace, la totalité du temps, interposant leur épaisseur, mettent une
distance infinie entre Dieu et Dieu. Les
amants, les amis ont deux désirs. L'un de s'aimer tant qu'ils entrent l'un
dans l'autre et ne fassent qu'un seul être. L'autre de s'aimer tant qu'ayant
entre eux la moitié du globe terrestre leur union n'en souffre aucune
diminution. Tout ce que l'homme désire vainement ici-bas est parfait et réel
en Dieu. Tous ces désirs impossibles sont en nous comme une marque de notre
destination, et ils sont bons pour nous dès que nous n'espérons plus les
accomplir. L'amour entre Dieu et Dieu, qui est lui-même
Dieu, est ce lien à double vertu ; ce lien qui unit deux êtres au point
qu'ils ne sont pas discernables et sont réellement un seul, ce lien qui
s'étend par-dessus la distance et triomphe d'une séparation infinie. L'unité
de Dieu où disparaît toute pluralité, l'abandon où croit se trouver le Christ
sans cesser d'aimer parfaitement son Père, ce sont deux formes de la vertu
divine du même Amour, qui est Dieu même. Dieu est si essentiellement amour que
l'unité, qui en un sens est sa définition même, est un simple effet de
l'amour. Et à l'infinie vertu unificatrice de cet amour correspond l'infinie
séparation dont elle triomphe, qui est toute la création, étalée à travers la
totalité de l'espace et du temps, faite de matière mécaniquement brutale,
interposée entre le Christ et son Père. Nous autres hommes, notre misère nous donne
le privilège infiniment précieux d'avoir part à cette distance placée entre
le Fils et le Père. Mais cette distance n'est séparation que pour ceux qui
aiment. Pour ceux qui aiment, la séparation, quoique douloureuse, est un bien
, parce qu'elle est amour. La détresse même du Christ abandonné est un bien.
Il ne peut pas y avoir pour nous ici-bas de plus grand bien que d'y avoir
part. Dieu ici-bas ne peut pas nous être parfaitement présent, à cause de la
chair. Mais il peut nous être dans l'extrême malheur presque parfaitement
absent. C'est pour nous sur terre l'unique possibilité de perfection. C'est
pourquoi la Croix est notre unique espoir. "Nulle forêt ne porte un tel
arbre, avec cette fleur, ce feuillage et ce germe." Cet univers
où nous vivons, dont nous sommes une parcelle, est cette distance mise par
l'Amour divin entre Dieu et Dieu. Nous sommes un point dans cette distance.
L'espace, le temps, et le mécanisme qui gouverne la matière sont cette
distance. Tout ce que nous nommons le mal n'est que ce mécanisme. Dieu a fait
en sorte que sa grâce, quand elle pénètre au centre même d'un homme et de là
illumine tout son être, lui permet, sans violer les lois de la nature, de
marcher sur les eaux. Mais quand un homme se détourne de Dieu, il se livre
simplement à la pesanteur. Il croit ensuite vouloir et choisir, mais il n'est
qu'une chose, une pierre qui tombe. Si l'on regarde de près, d'un regard
vraiment attentif, les âmes et les sociétés humaines, on voit que partout où
la vertu de la lumière surnaturelle est absente, tout obéit à des lois
mécaniques aussi aveugles et aussi précises que les lois de la chute des
corps. Ce savoir est bienfaisant et nécessaire. Ceux que nous nommons
criminels ne sont que des tuiles détachées d'un toit par le vent et tombant
au hasard. Leur seule faute est le choix initial qui a fait d'eux ces tuiles. Le mécanisme de la nécessité se transpose à
tous les niveaux en restant semblable à lui-même, dans la matière brute, dans
les plantes, dans les animaux, dans les peuples, dans les âmes. Regardé du
point où nous sommes, selon notre perspective, il est tout à fait aveugle.
Mais si nous transportons notre cœur hors de nous-mêmes, hors de l'univers,
hors de l'espace et du temps, là où est notre Père, et si de là nous
regardons ce mécanisme, il apparaît tout autre. Ce qui semblait nécessité
devient obéissance. La matière est entière passivité, et par suite entière
obéissance à la volonté de Dieu. Elle est pour nous un parfait modèle. Il ne
peut pas y avoir d'autre être que Dieu et ce qui obéit à Dieu. Par sa
parfaite obéissance la matière mérite d'être aimée par ceux qui aiment son
Maître, comme un amant regarde avec tendresse l'aiguille qui a été maniée par
une femme aimée et morte. Nous sommes avertis de cette part qu'elle mérite à
notre amour par la beauté du monde. Dans la beauté du monde la nécessité
brute devient objet d'amour. Rien n'est beau comme la pesanteur dans les plis
fugitifs des ondulations de la mer ou les plis presque éternels des
montagnes. La mer n'est pas moins belle à nos yeux parce
que nous savons que parfois des bateaux sombrent. Elle en est plus belle au
contraire. Si elle modifiait le mouvement de ses vagues pour épargner un
bateau, elle serait un être doué de discernement et de choix. et non pas ce
fluide parfaitement obéissant à toutes les pressions extérieures. C'est cette
parfaite obéissance qui est sa beauté. Toutes les horreurs qui se produisent en ce
monde sont comme les plis imprimés aux vagues par la pesanteur. C'est
pourquoi elles enferment une beauté. Parfois un poème, tel que l'Iliade, rend
cette beauté sensible. L'homme ne peut jamais sortir de l'obéissance
à Dieu, Une créature ne peut pas ne pas obéir. Le seul choix offert à l'homme
comme créature intelligente et libre, c'est de désirer l'obéissance ou de ne
pas la désirer. S'il ne la désire pas, il obéit néanmoins, perpétuellement,
en tant que chose soumise à la nécessité mécanique. S'il la désire. il reste
soumis à la nécessité mécanique, mais une nécessité nouvelle s'y surajoute,
une nécessité constituée par les lois propres aux choses surnaturelles.
Certaines actions lui deviennent impossibles, d'autres s'accomplissent à
travers lui parfois presque malgré lui. Quand on a le sentiment que dans telle
occasion on a désobéi à Dieu, cela veut dire simplement que pendant un temps
on a cessé de désirer l'obéissance. Bien entendu, toutes choses égales
d'ailleurs, un homme n'accomplit pas les mêmes actions selon qu'il consent ou
non à l'obéissance ; de même qu'une plante, toutes choses égales
d'ailleurs, ne pousse pas de la même manière selon qu'elle est dans la
lumière ou dans les ténèbres. La plante n'exerce aucun contrôle, aucun choix
dans l'affaire de sa propre croissance. Nous, nous sommes comme des plantes
qui auraient pour unique choix de s'exposer ou non à la lumière. Le Christ nous a proposé comme modèle la
docilité de la matière en nous conseillant de regarder les lis des champs qui
ne travaillent ni ne filent. C'est-à-dire qu'ils ne se sont pas proposé de
revêtir telle ou telle couleur, ils n'ont pas mis en mouvement leur volonté
ni disposé des moyens à cette fin, ils ont reçu tout ce que la nécessité
naturelle leur apportait. S'ils nous paraissent infiniment plus beaux que de
riches étoffes, ce n'est pas qu'ils soient plus riches, c'est par cette
docilité. Le tissu aussi est docile, mais docile à l'homme, non à Dieu. La
matière n'est pas belle quand elle obéit à l'homme, seulement quand elle
obéit à Dieu. Si parfois, dans une œuvré d'art, elle apparaît presque aussi
belle que dans la mer, les montagnes ou les fleurs, c'est que la lumière de
Dieu a empli l'artiste. Pour trouver belles des choses fabriquées par des
hommes non éclairés de Dieu, il faut avoir compris avec toute l'âme que ces
hommes eux-mêmes ne sont que de la matière qui obéit sans le savoir. Pour
celui qui en est là, absolument tout ici-bas est parfaitement beau. En tout
ce qui existe, en tout ce qui se produit, il discerne le mécanisme de la
nécessité, et il savoure dans la nécessité la douceur infinie de
l'obéissance. Cette obéissance des choses est pour nous, par rapport à Dieu,
ce qu'est la transparence d'une vitre par rapport à la lumière. Dès que nous
sentons cette obéissance de tout notre être, nous voyons Dieu. Quand nous tenons un journal à l'envers, nous
voyons les formes étranges des caractères imprimés. Quand nous le mettons à
l'endroit, nous ne voyons plus les caractères, nous voyons des mots. Le
passager d'un bateau pris par une tempête sent chaque secousse comme un
bouleversement dans ses entrailles. Le capitaine y saisit seulement la
combinaison complexe du vent, du courant, de la houle, avec la disposition du
bateau. sa forme, sa voilure, son gouvernail. Comme on apprend à lire, comme on apprend un
métier, de même on apprend à sentir en toute chose, avant tout et presque
uniquement l'obéissance de l'univers à Dieu. C'est vraiment un apprentissage.
Comme tout apprentissage, il demande des efforts et du temps. Pour qui est
arrivé au terme, il n'y a pas plus de différences entre les choses, entre les
événements, que la différence sentie par quelqu'un qui sait lire devant une
même phrase reproduite plusieurs fois, écrite à l' encre rouge, à l'encre
bleue, imprimée en tels, tels et tels caractères. Celui qui ne sait pas lire
ne voit là que des différences. Pour qui sait lire, tout cela est
équivalent, puisque la phrase est la
même. Pour qui a achevé l'apprentissage. les choses et les événements,
partout, toujours, sont la vibration de la même parole divine infiniment
douce. Cela ne veut pas dire qu'il ne souffre pas. La douleur est la
coloration de certains événements. Devant une phrase écrite à l'encre rouge,
celui qui sait lire et celui qui ne sait pas voient pareillement du
rouge ; mais la coloration rouge n'a pas la même importance pour l'un et
pour l'autre. Quand un apprenti se blesse ou bien se plaint
de fatigue, les ouvriers, les paysans, ont cette belle parole :
"C'est le métier qui rentre dans le corps." Chaque fois que nous
subissons une douleur, nous pouvons nous dire avec vérité que c'est
l'univers, l'ordre du monde, la beauté du monde, l'obéissance de la création
à Dieu qui nous entrent dans le corps. Dès lors comment ne bénirions-nous pas
avec la plus tendre reconnaissance l'Amour qui nous envoie ce don ? La joie et la douleur sont des dons également
précieux, qu'il faut savourer l'un et l'autre intégralement, chacun dans sa
pureté, sans chercher à les mélanger. Par la joie la beauté du monde pénètre
dans notre âme. Par la douleur elle nous entre dans le corps. Avec la joie
seule nous ne pourrions pas plus devenir amis de Dieu que l'on ne devient
capitaine seulement en étudiant des manuels de navigation. Le corps a part
dans tout apprentissage. Au niveau de la sensibilité physique, la douleur
seule est un contact avec cette nécessité qui constitue l'ordre du
monde ; car le plaisir n'enferme pas l'impression d'une nécessité. C'est
une partie plus élevée de la sensibilité qui est capable de sentir la
nécessité dans la joie, et cela seulement par l'intermédiaire du sentiment du
beau. Pour que notre être devienne un jour sensible tout entier, de part en
part, à cette obéissance qui est la substance de la matière, pour que se
forme en nous ce sens nouveau qui permet d'entendre l'univers comme étant la
vibration de la parole de Dieu, la vertu transformatrice de la douleur et
celle de la joie sont également indispensables. Il faut ouvrir à l'une et à
l'autre, quand l'une ou l'autre se présente, le centre même de l'âme, comme
on ouvre sa porte aux messagers de celui qu'on aime. Qu'importe à une amante
que le messager soit poli ou brutal, s'il lui tend un message ? Mais le malheur n'est pas la douleur. Le
malheur est bien autre chose qu'un procédé pédagogique de Dieu. L'infinité de l'espace et du temps nous
séparent de Dieu. Comment le chercherions-nous ? Comment irions-nous
vers lui ? Quand même nous marcherions tout au long des siècles, nous ne
ferions pas autre chose que tourner autour de la terre. Même en avion, nous
ne pourrions pas faire autre chose. Nous sommes hors d'état d'avancer
verticalement. Nous ne pouvons pas faire un pas vers les cieux. Dieu traverse
l'univers et vient jusqu'à nous. Par-dessus l'infinité de l'espace et du
temps, l'amour infiniment plus infini de Dieu vient nous saisir. Il vient à
son heure. Nous avons le pouvoir de consentir à l'accueillir ou de refuser.
Si nous restons sourds il revient et revient encore comme un mendiant, mais
aussi, comme un mendiant, un jour ne revient. plus. Si nous consentons, Dieu
met en nous une petite graine et s'en va. À partir de ce moment, Dieu n'a
plus rien à faire ni nous non plus, sinon attendre. Nous devons seulement ne
pas regretter le consentement que nous avons accordé, le oui nuptial [1]. Ce n'est pas aussi facile qu'il semble, car
la croissance de la graine en nous est douloureuse. De plus, du fait même que
nous acceptons cette croissance, nous ne pouvons nous empêcher de détruire ce
qui la gênerait, d'arracher des mauvaises herbes, de couper du
chiendent ; et malheureusement ce chiendent fait partie de notre chair
même, de sorte que ces soins de jardinier sont une opération violente.
Néanmoins la graine, somme toute, croît toute seule. Un jour vient où l'âme
appartient à Dieu, où non seulement elle consent à l'amour, mais où vraiment,
effectivement, elle aime. Il faut alors à son tour qu'elle traverse l'univers
pour aller jusqu'à Dieu. L'âme n'aime pas comme une créature d'un amour créé.
Cet amour en elle est divin, incréé, car c'est l'amour de Dieu pour Dieu qui
passe à travers elle. Dieu seul est capable d'aimer Dieu. Nous pouvons
seulement consentir à perdre nos sentiments propres pour laisser passage en
notre âme à cet amour. C'est cela se nier soi-même. Nous ne sommes créés que
pour ce consentement. L'amour divin a traversé l'infinité de
l'espace et du temps pour aller de Dieu à nous. Mais comment peut-il refaire
le trajet en sens inverse quand il part d'une créature finie ? Quand la
graine d'amour divin déposée en nous a grandi, est devenue un arbre, comment
pouvons-nous, nous qui la portons, la rapporter à son origine, faire en sens
inverse le voyage qu'a fait Dieu vers nous, traverser la distance
infinie ? Cela semble impossible, mais il y a un moyen.
Ce moyen, nous le connaissons bien. Nous savons bien à la ressemblance de
quoi est fait cet arbre qui a poussé en nous, cet arbre si beau, où les
oiseaux du ciel se posent. Nous savons quel est le plus beau de tous les
arbres. "Nulle forêt n'en porte un pareil." Quelque chose d'encore
un peu plus affreux qu'une potence, voilà le plus beau des arbres. C'est cet
arbre dont Dieu a mis la graine en nous, sans que nous sachions quelle était
cette graine. Si nous avions su, nous n'aurions pas dit oui au premier
moment. C'est cet arbre qui a poussé en nous, qui est devenu indéracinable.
Seule une trahison peut le déraciner. Quand on frappe avec un marteau sur un clou,
le choc reçu par la large tête du clou passe tout entier dans la pointe, sans
que rien s'en perde, quoiqu'elle ne soit qu'un point. Si le marteau et la
tête du clou étaient infiniment grands, tout se passerait encore de même. La
pointe du clou transmettrait au point sur lequel elle est appliquée ce choc
infini. L'extrême malheur, qui est à la fois douleur
physique, détresse de l'âme et dégradation sociale, constitue ce clou. La
pointe est appliquée au centre même de l'âme. La tête du clou est toute la
nécessité éparse à travers la totalité de l'espace et du temps. La malheur est une merveille de la technique
divine. C'est un dispositif simple et ingénieux qui fait entrer dans l'âme
d'une créature finie cette immensité de force aveugle, brutale et froide. La distance
infinie qui sépare Dieu de la créature se rassemble tout entière en un point
pour percer une âme en son centre. L'homme à qui pareille chose arrive n'a
aucune part à cette opération. Il se débat comme un papillon qu'on épingle
vivant sur un album. Mais il peut à travers l'horreur continuer à vouloir
aimer. Il n'y a à cela aucune impossibilité, aucun obstacle, on pourrait
presque dire aucune difficulté. Car la douleur la plus grande, tant qu'elle
est en deçà de l'évanouissement, ne touche pas à ce point de l'âme qui
consent à une bonne orientation. Il faut seulement savoir que l'amour est une
orientation et non pas un état d'âme. Si on l'ignore on tombe dans le
désespoir dès la première atteinte du malheur. Celui dont l'âme reste orientée vers Dieu
pendant qu'elle est percée d'un clou se trouve cloué sur le centre même de
l'univers. C'est le vrai. centre, qui n'est pas au milieu, qui est hors de
l'espace et du temps, qui est Dieu. Selon une dimension qui n'appartient pas
à l'espace, qui n'est pas le temps, qui est une tout autre dimension, ce clou
a percé un trou à travers la création, à travers l'épaisseur de l'écran qui
sépare l'âme de Dieu. Par cette dimension merveilleuse, l'âme peut,
sans quitter le lieu et l'instant où se trouve le corps auquel elle est liée,
traverser la totalité de l'espace et du temps et parvenir devant la présence
même de Dieu. Elle se trouve à l'intersection de la
création et du Créateur. Ce point d'intersection, c'est celui du croisement
des branches de la Croix. Saint Paul songeait peut-être à des choses de
ce genre quand il disait : "Soyez enracinés dans
l'amour, afin d'être capables de saisir ce que sont la largeur, la longueur.
la hauteur et la profondeur, et de connaître ce qui passe toute connaissance,
l'amour du Christ." Retour à l'index des thématiques |
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[1] Simone Weil dans "la profession de foi" de son étude pour une déclaration des obligations envers l'être humain (Écrits de Londres) écrira à propos du consentement : ("À quiconque, en fait, consent à orienter son attention et son amour hors du monde, vers la réalité située au-delà de toutes les facultés humaines, il est donné d'y réussir. En ce cas, tôt ou tard, il descend sur lui du bien qui, à travers lui, rayonne autour de lui." Le langage chrétien parle "d'adhésion par amour" (Cf. saint Jean, Ch. XIV, 23 et XV, 10).