[Cette vision est précédée de celle
de l’EMV 227
dont il est question ci-dessous.]
74> Le soir.
Les martyrs Flore et Marie de Cordoue.
Peut-être pour me consoler de la vision perdue et
faire disparaître l’inquiétude qui demeure en moi quand tant de choses
humaines m’empêchent de m’occuper de mon travail, une vision nette mais
étrange se présente à moi : un souterrain, certainement une geôle de
quelque château. C’est un château musulman, parce que je vois un individu
laid à la face patibulaire vêtu comme un turc ou un arabe — plutôt un turc de
l’époque antique, à ce qu’il me semble.
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75> Il porte un long cafetan
marron dont sort un jupon en une étoffe brillante comme de la soie, rouge
foncé, et un pantalon ample serré à la malléole.
Ses pieds sont chaussés de babouches sans talon en cuir rouge. Il porte sur
la tête un chapeau en forme de cône tronqué marron, entouré d’un cercle
d’étoffe vert émeraude enroulée en forme de turban. La prison, ou le
souterrain, comme on voudra — car les fenêtres sont au niveau du sol — est
agencée de la manière suivante : par un couloir bas dans lequel débouche
une échelle raide, on entre par une ouverture voûtée dans une salle basse et
sombre comme une cave. Au milieu de celle-ci se trouve un bloc de pierre
carré portant en son centre un gros anneau en fer. Le sol est en terre
battue. Voilà l’endroit, que je ne réussis absolument pas à représenter par
un dessin.
On y conduit une adolescente, très belle, les
mains liées dans le dos, et on la jette presque en bas des cinq marches qui
relient cette triste pièce au couloir précédent. L’individu décrit ci-dessus
l’attend en faisant les cent pas d’un air agité. J’ai d’ailleurs oublié de
dire qu’il porte, à la haute ceinture qui maintient son vêtement, un long
cimeterre recourbé dont la garde est ornée de pierres précieuses et le
fourreau damasquiné en or.
« Je te le demande pour la dernière fois : veux-tu abandonner la
religion de ces chiens de juifs et revenir à la sainte foi du Prophète ?
- Non.
- Fais attention. Tu sais que, sur la terre des Maures on vénère seulement
Mahomet, le vrai prophète d’Allah ! Et tu sais quel sort attend les
apostats.
- Je le sais. Mais vous restez fidèles à votre foi, et moi à la mienne. Vous,
à la vôtre qui est fausse, moi à la mienne, qui est la vraie.
- Je te ferai ôter la vie sous les tortures.
- Mais tu ne m’ôteras pas le ciel et ses joies.
- Tu perdras la santé, la vie, la joie, tout.
- Mais je retrouverai Dieu et sa Mère la Vierge Marie, ainsi que ma mère qui
m’a engendrée à Dieu » .
L’homme tape du pied rageusement et ordonne de la fouetter avec des verges en
fer.
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76> On arrache les vêtements du corps de
la jeune fille qui est dénudée jusqu’à la ceinture, on les lui retourne sur
les hanches sans lui détacher les mains qui sont ainsi recouvertes par les
vêtements. On lui passe une corde au cou comme s’il s’agissait d’un collier
et on l’assure, après l’avoir fait agenouiller près du bloc carré, à
l’anneau, de sorte qu’elle touche du menton cette pierre dure. Deux bourreaux
musclés pris dans l’escorte qui l’a traînée là commencent alors à la frapper
sur ses jeunes épaules, sur le cou, sur la tête, férocement. Chaque coup crée
une ampoule pleine de sang sur sa chair tendre et blanche. Quand la tête est
frappée, son menton bat durement sur la pierre et se blesse, les dents
s’entrechoquent sûrement, provoquant la douleur. Comme elle est agenouillée loin
du bloc de pierre, qu’elle a les mains liées dans le dos et qu’elle est
obligée de se pencher à angle droit, elle ne peut trouver aucun soulagement
et, s’ajoutant aux coups, sa position même est torture.
Le juge n’était pas encore satisfait; il surveille cette torture les bras
croisés comme s’il assistait à un paisible spectacle et ordonne d’intensifier
les coups sur la tête « pour qu’elle ressemble davantage à son maudit
Christ », ricane-t-il.
Et les bourreaux frappent, frappent, avec des fines verges, presque flexibles
— je pense qu’elles doivent être en acier —, qui pleuvent en gerbes sur sa
pauvre tête après avoir sifflé dans l’air. Les cheveux se prennent dans les
verges et sont arrachés à foison; ceux qui restent deviennent rouges de sang
parce que la peau se déchire et que l’os crânien se découvre,
tandis que le sang coule le long du cou, derrière les oreilles et descend sur
la poitrine nue, s’arrêtant à la ceinture où il est absorbé par les
vêtements.
« Assez ! », ordonne le juge.
Ils la détachent, la rhabillent et, comme elle est presque évanouie, ils
l’étendent sur le sol.
Le juge lui donne des coups de pied et, lorsque la jeune fille ouvre les yeux
(un regard doux et douloureux d’agneau torturé), il lui demande:
« Tu apostasies ?
« - Non." Ce n’est plus le "non" triomphal d’avant, mais
malgré sa faiblesse, il est assuré.
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77> « Ton frère s’en occupera .
Et il sera pire que moi. Qu’on l’appelle et qu’on la lui donne ! »
Puis, sur un dernier coup de pied, le juge s’en va...
… et la vision s’achève dans un nouvel endroit,
certainement encore une prison car il y a des cours avec des fenêtres aux
grilles solides, et on entend des voix qui blasphèment et disent des choses
triviales se mêler à des chants chrétiens qui en proviennent.
La jeune fille se trouve maintenant en compagnie d’une autre de son âge ,
et elles sont conduites dans une salle pompeuse où je revois le juge d’avant,
entouré d’autres musulmans, des serviteurs ou des juges d’un rang inférieur.
« Il me faut donc encore vous interroger ! C’est la dernière fois.
Mais que voulez-vous donc ?
« - Mourir pour Jésus Christ .
« - Mourir pour Jésus Christ ! Mais toi, Flore, tu sais ce que veut
dire la torture !
« - Je sais ce que veut dire Jésus.
« - Vous savez bien que je pourrais vous garder pendant votre vie
entière chez les... (je dis : les femmes de mauvaise vie, mais il a employé
un vilain mot) comme vous l’avez été ces jours derniers ? Dans ce cas,
qu’emporterez-vous au ciel ? Boue et ordure ».
L’autre jeune fille parle :
« Tu te trompes. Cela reste ici, avec toi. Je crois fermement que, par
grâce de notre Seigneur Jésus-Christ, de Marie sa Mère dont je porte le nom,
de tous les saints du paradis parmi lesquels, dernièrement, mon frère diacre
martyrisé par toi ,
une fois montées au ciel nous pourrons faire éclore la semence jetée en tant
de pauvres cœurs enfermés en une chair infâme, et sauver ainsi les
malheureuses sœurs au nombre desquelles tu nous as mises dans l’espoir
qu’elles nous corrompent et qu’elles brisent en nous la fermeté de la foi;
mais, sache-le, nous en sommes sorties encore plus pures et plus fermes, plus
désireuses que jamais de mourir pour ajouter notre sang à celui du Christ et
sauver nos malheureuses compagnes.
« - Appelez les bourreaux. Qu’elles soient décapitées !
« - Que le vrai Dieu te récompense de nous ouvrir le ciel et qu’il
touche ton cœur. Viens, Flore! Allons-y en chantant ».
Et elles sortent en chantant le magnificat...
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