Le mardi 3 avril
1945.
(Mardi de Pâques).
259> 621.1 - Le
soleil d’une sereine matinée d’avril emplit de scintillements les bosquets de
roses et de jasmins dans le jardin de Lazare. Les haies de buis et de
lauriers, le feuillage d’un grand palmier qui ondule à l’extrémité d’une
allée, le laurier très touffu près du vivier semblent lavés par une main
mystérieuse tant l’abondance de la rosée nocturne en a lavé et couvert les
feuilles qui maintenant paraissent couvertes d’un émail nouveau tant elles
sont luisantes et nettes. Mais la maison est silencieuse comme si elle était
pleine de morts. Les fenêtres sont ouvertes, mais aucune voix, aucun bruit ne
vient des pièces qui sont dans la pénombre car tous les rideaux sont
descendus.
À l’intérieur, au-delà du vestibule dans lequel s’ouvrent de nombreuses
portes toutes ouvertes, et il est étrange de voir sans aucun apparat les
salles qui servent habituellement pour les banquets plus ou moins nombreux,
il y a une large cour pavée et entourée d’un portique couvert de sièges. Sur
ceux-ci de nombreux disciples, il y en a même qui sont assis sur le sol, sur
des nattes ou même sur le marbre. Parmi eux je vois les apôtres Matthieu, André,
Barthélémy, les frères Jacques et Jude d'Alphée,
Jacques de Zébédée et les disciples bergers avec Manahen,
et en plus d’autres que je ne connais pas. Je ne vois pas le Zélote, ni Lazare,
ni Maximin.
Finalement celui-ci entre avec des serviteurs et il distribue à tous du pain
et divers aliments : des olives ou du fromage, ou du miel, ou encore du lait
frais pour ceux qui en veulent. Mais ils n’ont guère envie de manger bien que
Maximin les invite à le faire. L’accablement est profond. En quelques jours
les visages se sont creusés, sont devenus terreux sous la rougeur des pleurs.
Les apôtres en particulier, et ceux qui se sont enfuis dès les premières
heures, ont un air humilié, alors que les bergers avec Manaën sont moins
accablés ou plutôt moins honteux, et Maximin est seulement virilement
affligé.
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260> 621.2 - Le
Zélote entre presque en courant et il demande :
"Lazare est-il ici ?"
"Non, il est dans sa pièce. Que veux-tu ?"
"Au bout du sentier, près de la Fontaine du soleil, se trouve Philippe.
Il vient de la plaine de Jéricho. Il est épuisé. Et il ne veut pas avancer
parce que... comme tous, il se sent pécheur. Mais Lazare le persuadera.
"
Barthélemy se lève et il dit :
"Je viens moi aussi... "
Ils vont trouver Lazare qui, quand on l’appelle, sort avec un visage déchiré
de la pièce à demi-obscure où certainement il a pleuré et prié.
Ils sortent tous et traversent d’abord le jardin, puis le village du côté qui
se dirige déjà vers les pentes du Mont des Oliviers, et puis ils atteignent
l’extrémité de ce village du côté où il se termine avec la fin du plateau sur
lequel il est construit, pour continuer uniquement par le chemin de montagne
qui descend et monte par des marches naturelles à travers les monts qui
descendent en pente douce vers la plaine à l’est, et montent vers la ville de
Jérusalem à l’ouest.
Là il y a une fontaine avec un large bassin où certainement les troupeaux et
les hommes se désaltèrent. L’endroit, à cette heure, est solitaire et frais
car il y a beaucoup d’ombre que donnent des arbres touffus autour du bassin
plein d’une eau pure, qui ne cesse de se renouveler, descendant d’une source
de la montagne et déborde en gardant le sol humide.
621.3 - Philippe
est assis sur le bord le plus élevé de la fontaine, la tête basse, ébouriffé,
poussiéreux, avec des sandales trouées qui pendent de son pied écorché.
Lazare l’appelle avec pitié :
"Philippe, viens à moi ! Aimons-nous par amour pour Lui. Soyons unis en
son Nom. C’est encore l’aimer que de faire cela !"
"Oh ! Lazare ! Lazare ! Je me suis enfui.., et hier, passé Jéricho, j’ai
appris qu’il était mort !... Moi.., moi je ne puis me pardonner d’avoir
fui..."
"Tous nous avons fui, sauf Jean
qui Lui est resté fidèle, et Simon
qui nous a rassemblés sur son ordre après que nous avons fui lâchement. Et
puis... de nous apôtres, aucun n’a été fidèle" dit Barthélemy.
"Et tu peux te le pardonner ?"
"Non.
Mais je pense réparer comme je puis, en ne tombant pas dans un abattement
stérile. Nous devons nous unir entre nous, nous unir à Jean. Connaître ses
dernières heures. Jean l’a toujours suivi" répond à Philippe son
compagnon Barthélemy.
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261> "Et ne pas faire mourir sa
Doctrine. Il faut la prêcher au monde, la garder vivante elle au moins,
puisque nous n’avons pas su pourvoir à temps pour le sauver de ses
ennemis" dit le Zélote.
"Vous ne pouviez pas le sauver. Rien ne pouvait le sauver. Lui me l’a dit. Je le redis une autre fois" dit
Lazare avec assurance.
"Tu le savais, Lazare ?" demande Philippe.
"Je le savais. Cela a été pour moi une torture de savoir, dès le soir du
sabbat, sa mort de Lui et de savoir, dans les détails, comment nous aurions
agi..."
"Non. Toi, non. Tu as seulement obéi et souffert. Nous, nous
avons agi lâchement. Toi et Simon, vous avez été sacrifiés à
l’obéissance" interrompt Barthélemy.
"Oui. À l’obéissance. Oh ! comme il est dur de résister à l’amour pour
obéir à l’Aimé !
621.4 - Viens,
Philippe. Dans ma maison sont presque tous les disciples. Viens, toi
aussi."
"J’ai honte de paraître devant le monde, devant mes compagnons..."
"Nous sommes tous pareils !" gémit Barthélemy.
"Oui. Mais moi j’ai un cœur qui ne se pardonne pas."
"C’est de l’orgueil, Philippe. Viens. Lui m’a dit le soir du sabbat :
" Eux ne se pardonneront pas. Dis-leur que Moi je leur pardonne car
je sais que ce ne sont pas eux qui ont agi librement, mais c’est Satan qui
les a dévoyés ". Viens."
Philippe pleure plus fort, mais il cède. Et courbé, comme s’il était devenu
vieux en quelques jours, il va à côté de Lazare jusqu’à la cour où tous
l’attendent. Le regard qu’il donne à ses compagnons, et celui que ses
compagnons lui donnent, est l’aveu le plus clair de leur accablement total.
621.5 - Lazare
le remarque et il parle :
"Une nouvelle brebis du troupeau du Christ, effrayée par la venue des
loups et qui a fui après la capture du Berger, a été recueillie par son ami. À celle-ci égarée qui a connu
l’amertume d’être seule, sans même avoir le réconfort de pleurer la même
erreur parmi des frères, je répète son testament d’amour.
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262> Lui, je le jure en présence des
chœurs célestes, m’a dit, avec tant d’autres choses que votre humaine
faiblesse présente ne peut supporter car, vraiment, elles sont d’une
désolation qui me déchirent le cœur depuis dix jours — et si je ne savais pas
que ma vie sert à mon Seigneur, bien que pauvre et défectueuse comme elle
l’est, je m’abandonnerais à la blessure de cette douleur d’ami et de disciple
qui a tout perdu en le perdant Lui — il m’a dit : "Les miasmes de
Jérusalem corrompue rendront fous même mes disciples. Ils fuiront et
viendront chez toi" Vous voyez en fait que vous êtes tous venus, tous
pourrais-je dire, Car à part Simon Pierre et l’Iscariote, vous êtes tous
venus vers ma maison et vers mon cœur d’ami. Il a dit : "Tu les
rassembleras. Tu redonneras du courage à mes brebis dispersées. Tu leur diras
que je leur pardonne. Je te confie mon pardon pour eux. Ils ne se donneront
pas de paix d’avoir fui. Dis-leur de ne pas tomber dans le péché plus grand
de désespérer de mon pardon".
C’est ce qu’il a dit. Et moi je vous ai donné le pardon en son Nom. Et j’ai
rougi de vous donner en son Nom cette chose si sainte, si sienne, qu’est le
Pardon, c’est-à-dire l’Amour parfait, car aime parfaitement celui qui
pardonne au coupable. Ce ministère a réconforté ma dure obéissance... Car
j’aurais voulu être là, comme Marie et Marthe, mes douces sœurs. Et si Lui a
été crucifié sur le Golgotha par les hommes, moi ici, je vous le jure, je
suis crucifié par l’obéissance, et c’est un martyre bien déchirant. Mais s’il
sert à réconforter son Esprit, si cela sert à sauver ses disciples jusqu’au
moment où Lui les réunira pour les perfectionner dans leur foi, voilà,
j’immole une fois encore mon désir d’aller au moins vénérer sa
dépouille avant que le troisième jour ne meure.
621.6 - Je
sais que vous doutez. Vous ne devez pas. Moi je ne connais pas ses paroles du
banquet pascal autrement que par ce que vous m’avez dit. Mais plus j’y pense,
plus j’élève un par un ces diamants de ses vérités, et plus je sens qu’elles
se rapportent au demain immédiat. Lui ne peut avoir dit : "Je vais au
Père et puis je reviendrai" s’il ne devait pas vraiment revenir. Il ne
peut avoir dit : "Quand vous me reverrez vous serez remplis de
joie" s’il était disparu pour toujours. Lui a toujours dit : "Je
ressusciterai". Vous m’avez dit qu’il a dit : "Sur les semences
jetées en vous va tomber une rosée qui les fera toutes germer, et puis
viendra le Paraclet qui les fera devenir des arbres puissants".
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263> N’a-t-il pas parlé ainsi ? Oh ! ne
faites pas en sorte que cela n’arrive que pour le dernier de ses disciples,
pour le pauvre Lazare qui n’a été avec Lui que rarement ! Quand Lui reviendra
faites qu’il trouve germées ses semences sous la rosée de son Sang.
Il y a en moi tout un allumage de lumière, il y a tout un jaillissement de
forces depuis l’heure terrible où il est monté sur la Croix. Tout s’illumine,
tout naît, tout pousse. Il n’est pas de parole qui
me reste dans son pauvre sens humain. Mais tout ce que j’ai entendu par Lui
ou de Lui, voilà que maintenant cela prend vie et réellement ma lande aride
se change en un fertile parterre où chaque fleur a son Nom et où tout suc
tire la vie de son Cœur béni.
Moi, je crois, Christ ! Mais pour que ceux-ci
croient en Toi, en toutes tes promesses, en ton pardon, en tout ce qui est
Toi, voilà : je t’offre ma vie. Consume-la, mais fais que ta Doctrine ne
meure pas ! Brise le pauvre Lazare. Mais rassemble les membres dispersés du
noyau apostolique. Tout ce que tu veux, mais en échange que soit vivante et
éternelle ta Parole, et qu’à elle, maintenant et toujours,
viennent ceux qui ne peuvent avoir que par Toi la vie éternelle."
621.7 - Lazare
est réellement inspiré. L’amour le transporte bien haut et il est si fort son
transport qu’il soulève aussi ses compagnons. On l’appelle à droite, on
l’appelle à gauche, presque comme si c’était un confesseur, un médecin, un
père.
La cour de la riche maison de Lazare, je ne sais pourquoi, me fait penser à
la demeure des patriciens chrétiens en temps de persécution et de foi
héroïque...
Il est penché sur Jude d’Alphée qui ne
réussit pas à trouver une raison pour calmer son angoisse d’avoir quitté son
Maître et cousin, quand quelque chose le fait se redresser brusquement.
Il se tourne en regardant autour, et puis il dit nettement :
"Je viens, Seigneur."
Sa parole de prompte adhésion de toujours. Et il sort en courant comme s’il
suivait quelqu’un qui l’appelle et le précède.
Tous se regardent étonnés et s’interrogent.
"Qu’a-t-il vu ?"
"Mais il n’y a rien !"
"As-tu entendu une voix, toi ?"
"Moi, non."
"Et moi non plus."
"Et alors ? Lazare est peut-être malade de nouveau ?"
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264> "Peut-être... Il a souffert
plus que nous et il nous a donné tant de force à nous, lâches ! Peut-être que maintenant il a été pris de délire."
"En effet son visage est très altéré."
"Et son regard était ardent quand il parlait."
"Serait-ce Jésus qui l’a appelé au Ciel."
"En effet Lazare Lui a offert sa vie tout à l’heure... Il l’a cueilli
comme une fleur tout de suite... Oh ! malheureux que nous sommes ! Et
qu’allons-nous faire maintenant ?"
Les commentaires sont disparates et douloureux.
621.8 - Lazare
traverse le vestibule, sort dans le jardin sans cesser de courir, souriant,
murmurant et c’est son âme qui parle :
"Je viens, Seigneur."
Il arrive à un bosquet de buis qui fait un asile vert, nous dirions un
pavillon vert, et il tombe à genoux, le visage sur le sol en criant :
"Oh ! mon Seigneur !"
Car Jésus, dans sa Beauté de Ressuscité, est sur le bord de ce coin de verdure,
lui sourit et lui dit :
"Tout est accompli, Lazare. Je suis venu te dire merci, ami fidèle. Je
suis venu pour te dire de dire aux frères de venir tout de suite à la maison
de la Cène. Toi — un autre sacrifice, mon ami, par amour pour Moi — tu restes
ici pour le moment... Je sais que tu en souffres, mais je sais que tu es
généreux. Marie, ta sœur, est déjà consolée car je l’ai vue et elle m’a
vu."
"Tu ne souffres plus, Seigneur. Et cela me dédommage de tous les
sacrifices. J’ai.., souffert de te savoir dans la douleur.., et de ne pas y
être..."
"Oh ! tu y étais ! Ton esprit était au pied de ma Croix et était
dans l’obscurité de mon Tombeau. Tu m’as appelé plus tôt, comme tous ceux qui
m’ont totalement aimé, des profondeurs où j’étais. Maintenant je t’ai dit :
"Viens, Lazare". Comme au jour de ta résurrection. Mais toi depuis
de longues heures tu me disais : "Viens". Je suis venu, et je t’ai
appelé pour te tirer, à mon tour, du fond de ta douleur. Va ! Paix et
bénédiction à toi, Lazare ! Croîs dans mon amour. Je reviendrai encore."
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265> 621.9 - Lazare
est toujours resté à genoux sans oser faire un geste. La majesté du Seigneur,
bien que tempérée par l’amour, est telle qu’elle paralyse la manière d’agir
habituelle de Lazare.
Mais Jésus, avant de disparaître dans un tourbillon de lumière qui l’absorbe,
fait un pas et effleure de sa main le front fidèle.
C’est alors que Lazare se réveille de sa stupeur bienheureuse. Il se lève et
court précipitamment vers ses compagnons, avec une clarté de joie dans les
yeux et une clarté sur le front effleuré par le Christ et il crie :
"Il est ressuscité, frères ! Il m’a appelé. Je suis allé. Je l’ai vu. Il
m’a parlé. Il m’a dit de vous dire d’aller tout de suite à la maison de la
Cène. Allez ! Allez ! Moi je reste parce que Lui
le veut. Mais ma joie est complète..."
Et Lazare pleure dans sa joie pendant qu’il presse les apôtres d’aller les
premiers où il commande.
"Allez ! Allez ! Il veut vous voir ! Il vous aime ! Ne le craignez
pas... Oh ! il est plus que jamais le Seigneur, la Bonté, l’Amour !"
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