96/97> 565.1 – C'est encore Jésus, qui seul
et absorbé, va lentement dans l'épaisseur du bois qui est à l'ouest
d'Éphraïm. Du torrent monte le bruissement de l'eau et des arbres descendent
des chants d'oiseaux. La lumière du soleil printanier et vif répand sa douceur
sous l'enchevêtrement des branches, et la marche est silencieuse sur le tapis
d'herbes toutes luxuriantes. Les rayons du soleil dessinent un tapis mobile
de disques ou de rayures dorées sur le vert de l'herbe, et quelque fleur
encore couverte de rosée, frappée en plein par un disque de lumière alors que tout autour c'est l'ombre, resplendit comme si ses pétales
étaient des pierres précieuses.
Jésus monte vers un escarpement qui s'avance comme un balcon au-dessus du
vide. Un balcon sur lequel se dresse un chêne colossal et d'où pendent des
branches flexibles de mûres sauvages ou d'églantier, de lierre et de
chèvrefeuilles
qui, ne trouvant pas de place ni d'appui sur l'endroit où ils ont poussé,
trop resserré pour leur exubérante vitalité, se renversent dans le vide comme
une chevelure ébouriffée et dénouée, et se tendent dans l'espoir de pouvoir
s'accrocher à quelque chose.
Voilà Jésus à la hauteur de l'escarpement. Il se dirige vers la pointe la
plus avancée, en écartant l'enchevêtrement des buissons. Une bande d'oiseaux
s'enfuient dans un frôlement d'ailes avec des cris effrayés.
565.2 – Jésus s'arrête pour observer
l'homme qui l'a précédé là-haut. Il est à plat ventre sur l'herbe, presque au
bord de l'escarpement, les coudes appuyés au sol, le visage sur les mains, il
regarde dans le vide, vers Jérusalem. C'est Samuel,
l'ancien élève de Jonathas
ben Uziel. Il est pensif. Il soupire. Il
hoche la tête...
Jésus secoue des branches pour attirer son attention, et comme sa tentative
est vaine, il ramasse dans l'herbe une pierre et la fait rouler en bas du
sentier. Le bruit de la pierre, qui rebondit sur la pente, secoue le jeune
homme qui se tourne surpris en disant :
"Qui est ici ?"
"Moi, Samuel. Tu m'as précédé dans un de mes endroits préférés de
prière" dit Jésus en se montrant de derrière le tronc puissant du chêne
placé à la limite du sentier, et il le fait comme s'il venait d'arriver là.
"Oh ! Maître ! J'en suis désolé... Mais je vais te laisser tout de suite
la place libre" dit-il en se levant à la hâte et en ramassant son
manteau qu'il avait enlevé pour le mettre sous lui.
"Non. Pourquoi ? Il y a de la place pour deux. L'endroit est si beau
ainsi isolé, solitaire, suspendu au-dessus du vide, avec tant de lumière et
l'horizon par devant ! Pourquoi veux-tu le quitter ?"
"Mais... pour te laisser prier..."
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98> "Et ne pouvons-nous pas le
faire ensemble, ou même méditer, en parlant entre nous, en élevant notre
esprit en Dieu et en oubliant les hommes et leurs défauts, en pensant à Dieu
notre Père et le bon Père de tous ceux qui le cherchent et l'aiment avec
bonne volonté ?"
Samuel fait un geste de surprise quand Jésus dit : "et oublier les
hommes et leurs défauts..." mais il ne réplique pas, et retourne
s'asseoir.
565.3 – Jésus s'assoit à côté de lui
sur l'herbe et lui dit :
"Assois-toi ici et restons ensemble. Regarde comme l'horizon est limpide
aujourd'hui. Si nous avions des yeux d'aigles, nous pourrions voir blanchir
les villages qui sont sur les sommets des monts qui entourent comme une
couronne Jérusalem. Et, peut-être, nous verrions un point resplendissant dans
l'air comme une pierre précieuse qui ferait battre notre cœur; les coupoles
d'or de la Maison de Dieu... Regarde : là se trouve Béthel. On voit blanchir ses maisons, et
là-bas, au-delà de Béthel, se trouve Bérot.
Quelle fourberie subtile celle des anciens habitants de l'endroit et des
lieux voisins ! Mais il en est résulté du bien, bien que la tromperie ne soit
jamais une arme bonne. Il en est résulté du bien car elle les a mis au
service du vrai Dieu. Il convient toujours de perdre les honneurs humains
pour acquérir le voisinage du divin, même si les honneurs humains étaient
nombreux et de valeur, et le voisinage du divin humble et inconnu. N'est-ce
pas ?"
"Oui, Maître, tu parles bien. C'est ce qui est arrivé pour moi."
"Mais tu es triste alors que le changement devrait te rendre heureux. Tu
es triste, tu souffres, tu t'isoles, tu regardes vers les lieux que tu as
quittés. Tu sembles un oiseau prisonnier qui, serré contre les barreaux de sa
prison, regarde avec tant de regret le lieu qu'il a aimé. Je ne te dis pas de
ne pas le faire. Tu es libre. Tu peux t'en aller et..."
"Seigneur, Judas
t'a peut-être parlé mal de moi pour que tu me parles ainsi ?"
"Non. Judas ne m'a pas parlé. Ce n'est pas à Moi qu'il a parlé. Mais
à toi, oui. Et c'est pour cela que tu es triste et c'est pour cela que tu
t'isoles découragé."
"Seigneur, si tu sais ces choses sans que personne ne te les ait dites,
tu sauras aussi alors que ce n'est pas par désir de te quitter, par repentir
de m'être converti, par nostalgie du passé... ni non plus par peur des
hommes, de cette peur de leurs châtiments que l'on voudrait m'insinuer, que
je suis triste.
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99> 565.4 – Je
regardais là-bas, c'est vrai. Je regardais vers Jérusalem, mais pas par un
désir d'y retourner, je dis d'y retourner comme j'étais auparavant. Parce
que, d'y retourner comme Israélite qui aime à entrer dans la Maison de Dieu
et à adorer le Très-Haut, j'en ai certainement le désir, comme nous tous, et
je ne crois pas que tu puisses me le reprocher."
"Moi, tout le premier, dans ma double
Nature, je désire cet autel, et je voudrais le voir entouré de sainteté comme
il convient. Comme Fils de Dieu, tout ce qui est pour Lui honneur a pour Moi
une voix pleine de douceur, et comme Fils de l'homme, comme Israélite, et
par conséquent Fils de la Loi, je vois le Temple et l'autel comme
le lieu le plus sacré d'Israël, celui où notre humanité peut s'approcher du
Divin et se parfumer dans l'atmosphère qui entoure le trône de Dieu. Je ne
supprime pas la Loi, Samuel. Elle m'est sacrée parce que donnée par mon Père.
Je la perfectionne et j'y mets des parties nouvelles. Comme Fils de Dieu, je
puis le faire. C'est pour cela que le Père m'a envoyé. Je viens fonder le
Temple spirituel de mon Église, et contre ce Temple ni hommes ni démons ne
prévaudront .
Mais les tables de la Loi y auront une place d'honneur, car elles sont
éternelles, parfaites, intouchables. Le "ne pas faire tel ou tel
péché" contenu dans ces tables, qui contiennent dans leur brièveté
lapidaire tout ce qu'il faut pour être juste aux yeux de Dieu, n'est pas
supprimé par ma parole. Au contraire, je vous dis Moi aussi ces dix
commandements. Seulement je vous dis de les observer avec perfection, c'est-à-dire pas par peur de la colère de
Dieu contre ses transgresseurs, mais par amour pour votre Dieu qui est Père.
Je viens mettre votre main de fils dans celle de votre Père. Combien il y a
de siècles que ces mains sont séparées ! Le châtiment séparait et la Faute
séparait. Une fois venu le Rédempteur, voilà que le péché va être annulé. Les
barrières tombent, vous êtes de nouveau les fils de Dieu."
"C'est vrai. Tu es bon et tu réconfortes, toujours. Et tu sais. Je ne te
dirai donc pas mon angoisse.
565.5 – Mais je te demande : pourquoi
les hommes sont-ils si pervers, et si fous et si sots ? Comment, quels
procédés ont-ils pour pouvoir si diaboliquement suggérer le mal ? Et nous,
comment sommes-nous aveugles au point de ne pas voir la réalité et de croire
à leurs mensonges ?
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100> Et comment pouvons-nous devenir de
tels démons ? Et le rester quand on est près de Toi ? Je regardais là-bas, et
je pensais... Oui, je pensais aux nombreux ruisseaux de poison qui sortent de
là pour troubler les fils d'Israël. Je me demandais comment la sagesse des
rabbis peut s'allier à tant de perversité qui altère les choses pour induire
en erreur. Je pensais, surtout cela, parce que..."
Samuel, qui avait parlé avec fougue, s'arrête et baisse la tête.
Jésus termine la phrase :
"... parce que Judas, mon apôtre, est ce qu'il est, et donne de la
douleur à Moi, et à ceux qui m'entourent ou viennent à Moi, comme tu es venu.
Je le sais. Judas essaie de t'éloigner d'ici et t'adresse des insinuations et
des railleries..."
"Et pas à moi seul. Oui. Il m'a empoisonné ma joie d'être dans la
justice. Il me l'empoisonne avec tant d'art que je pense être ici comme un
traître pour Toi et pour moi. Pour moi, parce que
j'ai l'illusion d'être meilleur alors que je serai cause de ta ruine. En
effet je ne me connais pas encore... et je pourrais, en rencontrant ceux du
Temple, renoncer à ma résolution et être... Oh ! si je l'avais fait alors,
j'aurais eu l'excuse de ne pas te connaître pour ce que tu es, car de Toi, je
savais ce qu'on me disait, pour faire de moi un maudit. Mais si je le faisais
maintenant ! Quelle sera la malédiction de celui qui trahira le Fils de Dieu
! J'étais ici... pensif, oui. Je me demandais où fuir pour me sauver de
moi-même et d'eux. Je pensais fuir en quelque lieu lointain pour me joindre à
ceux de la Diaspora... Au loin, au loin, pour empêcher le démon de me faire
pécher... Il a raison, ton apôtre, de se méfier de moi. Lui me connaît, car
il nous connaît tous, en connaissant les chefs... Et il a raison de douter de
moi. Quand il dit : "Mais tu ne sais pas que Lui nous le dit, à nous,
que nous serons faibles ? Réfléchis : nous qui sommes les apôtres et qui
sommes avec Lui depuis si longtemps. Et toi, empoisonné comme tu l'es par le
vieil Israël, qui viens juste d'arriver et d'arriver dans des moments qui
nous font trembler, tu crois avoir la force de te garder juste ?" il a
raison de le dire."
L'homme, découragé, baisse la tête.
565.6 – "Que de tristesses savent
se donner les fils de l'homme ! En vérité Satan sait se servir de cette
tendance pour les terroriser tout à fait et les séparer de la Joie qui vient
à leur rencontre pour les sauver.
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101> Car la tristesse de l'esprit, la
peur du lendemain, les préoccupations sont toujours des armes que l'homme met
dans la main de son adversaire. Celui-ci l'effraie avec les fantômes mêmes
que l'homme se crée et il y a d'autres hommes qui, en vérité, s'allient à
Satan pour l'aider à effrayer leurs frères. Mais, mon fils, n'y a-t-il donc pas un Père
dans le Ciel ? Un Père qui pourvoit pour ce brin d'herbe dans cette fissure
dans la roche — cette fissure remplie de terreau, disposée de façon que
l'humidité des rosées en courant sur la pierre lisse se rassemble dans ce
petit sillon, pour que le brin d'herbe puisse vivre et fleurir avec cette
petite fleurette qui n'est pas moins admirable de beauté que le grand soleil
qui resplendit là-haut : l'un et l'autre œuvre parfaite du Créateur — un Père
qui, s'il a soin de ce brin d'herbe né sur une roche, ne pourrait pas avoir soin d'un de ses fils qui veut
fermement le servir ? Oh
! en vérité Dieu ne déçoit pas les "bons" désirs de l'homme, car c'est Lui-même qui les allume dans vos cœurs. C'est Lui,
prévoyant et sage, qui crée
les circonstances pour favoriser le désir de ses fils et non seulement cela,
mais pour redresser et perfectionner un désir de l'honorer qui chemine par des
voies imparfaites, et l'amener à un désir de l'honorer en suivant des voies
justes. Tu étais parmi ceux-ci. Tu croyais, tu voulais, tu
étais convaincu d'honorer Dieu en me persécutant. Le Père a vu que dans ton
cœur il n'y avait pas de haine pour Dieu, mais une aspiration à rendre gloire
à Dieu en enlevant du monde Celui qu'ils t'avaient dit être l'ennemi de Dieu
et le corrupteur des âmes. Et alors Il a créé les circonstances pour exaucer
ton désir de rendre gloire à ton Seigneur. Et voilà que tu es parmi nous. Et
peux-tu penser que Dieu t'abandonne maintenant qu'il t'a amené ici ? C'est seulement si tu l'abandonnes que la
force du mal pourra te dominer."
"Moi, je ne le veux pas. Ma volonté est sincère !" proclame
l'homme.
"Et alors de quoi te préoccupes-tu ? De la parole d'un homme ? Laisse-le
dire. Il pense avec sa pensée. Une pensée d'homme est toujours
imparfaite.
565.7 – Mais je vais y pourvoir."
"Je ne veux pas que tu lui fasses des reproches. Il me suffit que tu
m'assures que je ne pécherai pas."
"Je te l'assure. Il ne t'arrivera rien parce que tu ne veux pas que
cela t'arrive. Car tu vois, mon fils, il ne te servirait pas d'aller dans la
Diaspora et même aux extrémités de la Terre pour préserver ton âme de la
haine envers le Christ et du châtiment pour cette haine.
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102> Beaucoup en Israël ne se
souilleront pas matériellement du Crime, mais ils ne seront pas moins
coupables que ceux qui me condamneront et exécuteront la sentence. Avec toi,
je puis parler de ces choses, car tu sais déjà que tout est disposé dans ce
but. Tu sais le nom et la pensée de ceux qui sont les plus acharnés contre
Moi. Tu l'as dit : "Judas nous connaît tous car il connaît tous les
Chefs". Mais si lui vous connaît, même vous, inférieurs, car vous êtes
comme de petites étoiles en face des planètes plus grandes, vous savez tout
autant ce que l'on travaille et comment on travaille et qui travaille, et
quels complots on fait, et quels moyens on étudie... Je puis donc parler avec
toi. Je ne le pourrais pas avec les autres... Ce que je sais souffrir et
compatir, les autres ne le savent pas..."
"Maître, mais comment peux-tu, le sachant, être ainsi...
565.8 – Qui monte par le sentier
?"
Samuel se lève pour voir. Il s'écrie :
"Judas
!"
"Oui, c'est moi. On m'a dit que le Maître est passé par ici, et au
contraire, c'est toi que je trouve. Je retourne alors sur mes pas pour te
laisser à tes pensées"
Et il rit de son petit rire qui est plus lugubre que la plainte d'une
chouette, tant il manque de sincérité.
"J'y suis Moi aussi. On me demande au village ?" dit Jésus en
apparaissant derrière Samuel.
"Oh ! Toi ! Alors tu étais en bonne compagnie, Samuel ! Et Toi aussi,
Maître..."
"Oui, elle est toujours bonne la compagnie de quelqu'un qui embrasse la
justice. Tu me cherchais pour rester avec Moi, alors. Viens. Il y a de la
place pour toi, comme pour Jean s'il était avec toi."
"Il est en bas, occupé avec d'autres pèlerins."
"Alors il faudra que j'aille, s'il y a des pèlerins."
"Non, ils restent toute la journée de demain. Jean est en train de les
installer dans nos lits pour leur séjour.
565.9 – Il est heureux de le faire.
D'ailleurs tout le rend heureux. Vous vous ressemblez vraiment, et je ne sais
pas comment vous faites pour être heureux toujours et pour toutes les choses
les plus... affligeantes."
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103> "C'est cette question que
j'allais poser quand tu es arrivé !" s'écrie Samuel.
"Ah ! oui ! Toi aussi, alors, tu ne te sens pas heureux, et tu t'étonnes
que d'autres dans des conditions encore plus... difficiles que les nôtres,
puissent l'être."
"Je ne suis pas malheureux, je ne parle pas pour moi, mais je me demande
de quelle source vient la sérénité du Maître, qui n'ignore pas son avenir, et
qui pourtant ne se trouble de rien."
"Mais d'une source céleste ! C'est
naturel ! Lui est Dieu ! Tu en doutes peut-être ? Un Dieu peut-Il souffrir ?
Il est au-dessus de la douleur.
L'amour du Père est pour Lui comme... comme un vin enivrant. Et un vin
enivrant est pour Lui la conviction que ses actions... sont le salut du
monde. Et puis... Lui peut-il avoir les réactions physiques que nous, humbles
hommes, avons ? Cela est contraire au bon sens. Si Adam innocent ne
connaissait de douleurs d'aucune espèce, et ne les aurait jamais connues s'il
était resté innocent, Jésus le... Super-innocent, la créature... je ne sais
comment la nommer : incréée puisqu'elle est Dieu, ou créée puisqu'elle a des
parents... oh ! que de "pourquoi" insolubles pour ceux de l'avenir,
mon Maître ! Si Adam fut exempt de la douleur à cause de son innocence,
peut-on peut-être s'imaginer que Jésus ait à souffrir ?"
Jésus reste la tête inclinée. Il s'est assis de nouveau sur l'herbe. Ses
cheveux voilent son visage. Je ne vois donc pas son expression.
Samuel, debout, en face de Judas lui aussi debout, réplique :
"Mais s'il doit être le Rédempteur, il doit réellement souffrir.
Tu ne te rappelles pas David et Isaïe ?"
"Je me les rappelle ! Je me les rappelle ! Mais eux, tout en voyant la
figure du Rédempteur, ne voyaient pas le secours immatériel que le Rédempteur
aurait eu pour être... disons : torturé, sans ressentir de douleur."
"Et quel secours ? Une créature pourra aimer la douleur, ou la subir
avec résignation, selon sa perfection de justice. Mais elle la sentira
toujours. Autrement... si elle ne la sentait pas... ce ne serait pas de la
douleur."
"Jésus est Fils de Dieu."
"Mais ce n'est pas un fantôme ! C'est une vraie Chair ! La chair souffre
si elle est torturée. C'est un homme véritable ! La pensée de l'homme souffre
s'il est offensé et si on fait de lui un objet de mépris."
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104> "Son union avec Dieu élimine
en Lui ces choses de l'homme."
565.10 – Jésus
lève la tête et parle :
"En vérité je te dis, ô Judas, que je souffre et souffrirai comme tout
homme, et plus que tout homme. Mais
je puis être heureux malgré cela, de
la sainte et spirituelle félicité de ceux qui ont obtenu la libération des tristesses de la Terre parce qu'ils ont
embrassé la volonté de Dieu comme leur unique épouse. Je le puis parce que
j'ai dépassé le concept humain de la félicité, l'inquiétude de la félicité,
telle que les hommes se la représentent. Je ne poursuis pas ce qui, selon l'homme, constitue la félicité; mais
je mets ma joie justement en ce qui est à l'opposé de ce que l'homme poursuit
comme tel. Les choses que l'homme fuit et méprise, parce qu'il les considère
comme un fardeau et une douleur, représentent pour Moi la chose la plus
douce. Je ne regarde pas l'heure. Je regarde les conséquences que l'heure
peut créer dans l'éternité. Mon épisode cesse, mais son fruit dure. Ma
douleur a une fin, mais les valeurs de cette douleur n'ont pas de fin. Et
qu'en ferais-je d'une heure de ce que l'on appelle "être heureux"
sur la Terre, une heure atteinte après une poursuite de plusieurs années, de
plusieurs lustres, quand ensuite cette heure ne pourrait venir avec Moi dans
l'Éternité en tant que joie, quand j'aurais dû en jouir pour Moi seul, sans
en faire part à ceux que j'aime ?"
"Mais si tu triomphais, à nous qui te suivons, nous reviendrait une
partie de ta félicité !" s'écrie Judas.
"Vous ? Et qu'êtes vous en comparaison
des multitudes passées, présentes, à venir, auxquelles ma douleur donnera la
joie ? Je vois bien au-delà de la félicité terrestre. Je plonge mon regard
au-delà dans le surnaturel. Je vois
ma douleur se changer en joie éternelle pour une multitude de
créatures. Et j'embrasse la
douleur comme la plus grande force pour atteindre la félicité
parfaite, qui est celle d'aimer le prochain jusqu'à souffrir pour lui donner
la joie. Jusqu'à mourir pour lui."
"Je ne comprends pas cette félicité" proclame Judas.
"Tu n'es pas encore sage, autrement tu la comprendrais."
"Et Jean l'est ? Il est plus ignorant que moi !"
"Humainement, oui. Mais il possède la science de l'amour."
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105> "C'est bien. Mais je ne crois
pas que l'amour empêche les bâtons d'être des bâtons et les pierres d'être
des pierres et de faire souffrir les chairs qu'ils frappent. Tu dis toujours
que t'est chère la douleur, parce qu'elle est pour Toi amour. Mais quand
réellement tu seras pris et torturé, si toutefois cela est possible, je ne
sais pas si tu auras encore cette pensée. Pense à cela pendant que tu peux
fuir la douleur. Elle sera terrible, tu sais ? Si les hommes peuvent te
prendre... oh ! ils n'auront pas d'égards pour Toi !"
Jésus le regarde. Il est très pâle. Ses yeux bien ouverts semblent voir,
au-delà du visage de Judas, toutes les tortures qui l'attendent, et pourtant
dans leur tristesse ils restent pleins de douceur et surtout sereins : deux
yeux limpides d'un innocent en paix. Il répond :
"Je le sais. Je sais même ce que tu ne sais pas. Mais j'espère dans la
miséricorde de Dieu. Lui, qui est miséricordieux pour les pécheurs, usera de
miséricorde envers Moi aussi. Je ne Lui demande pas de ne pas souffrir, mais de savoir souffrir.
565.11 – Et
maintenant allons. Samuel, précède-nous un peu et avertis Jean que nous
serons bientôt au village."
Samuel s'incline et s'en va vite.
Jésus commence à descendre. Le sentier est si étroit qu'ils doivent avancer
l'un derrière l'autre, mais cela n'empêche pas Judas de parler :
"Tu te fies trop à cet homme, Maître. Je t'ai dit ce qu'il est : c'est
le plus exalté et le plus exaltable des disciples de Jonathas. De toute
façon, maintenant, c'est trop tard. Tu t'es mis entre ses mains. C'est un
espion près de Toi. Et Toi, qui plus d'une fois et les autres plus que Toi,
avez pensé que moi je l'étais ! Moi, je ne suis pas un espion."
Jésus s'arrête et se retourne. La douleur et la majesté se fondent dans son
visage et dans son regard qui fixe l'apôtre. Il dit :
"Non. Pas un espion. Tu es un démon. Tu as dérobé au Serpent sa prérogative de séduire et de
tromper pour détacher de Dieu. Ton comportement n'est ni pierre ni bâton,
mais il me blesse plus qu'un coup de pierre ou de bâton. Oh ! dans mon atroce
souffrance, il n'y aura pas de chose plus grande que ton comportement pour
faire souffrir le martyre au Martyr."
Jésus se couvre le visage de ses mains, comme pour se cacher l'horreur, et
puis se met à descendre en vitesse par le sentier.
Judas crie derrière Lui :
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106> "Maître ! Maître ! Pourquoi
m'affliges-tu ? Cet homme faux t'a certainement fait des calomnies...
Écoute-moi, Maître !"
Jésus ne l'écoute pas. Il court, il vole dans la descente. Il passe sans
s'arrêter près des bûcherons ou des bergers qui le saluent. Il passe, salue,
mais ne s'arrête pas. Judas se résigne à se taire...
565.12 – Ils sont presque en bas quand
ils croisent Jean qui, avec son visage limpide, qu'éclairé son paisible
sourire, est en train de monter vers eux. Il tient par la main un enfant qui
babille en suçant un rayon de miel.
"Maître, me voici ! Ce sont des gens de Césarée de
Philippe. Ils ont su que tu es ici, et ils
sont venus. Mais comme c'est étrange ! Personne n'a parlé, et tout le monde
sait où tu es ! Maintenant ils se reposent. Ils sont très fatigués. Je suis
allé me faire donner par Dina du
lait et du miel, car il y a un malade. Je l'ai mis dans mon lit. Je n'ai pas
peur. Et le petit Hanne
a voulu venir avec moi. Ne le touche pas, Maître, il est plein de miel"
Et le bon Jean rit, lui qui a sur ses vêtements de nombreuses gouttes de miel
et des marques de doigts. Il rit en cherchant à retenir en arrière le petit
qui voudrait aller offrir à Jésus son rayon de miel à moitié sucé et qui
crie :
"Viens. Il y en a des quantités pour Toi !"
"Oui. On est en train d'enlever les rayons chez Dina. Je le savais. Ses
abeilles ont essaimé depuis peu" explique Jean.
565.13 – Ils se remettent en route pour
arriver à la première maison où retentit encore le tam-tam dont se servent
les apiculteurs, je ne sais pas exactement pour quelle raison. Des grappes
d'abeilles — elles semblent de grosses pignes d'un drôle de raisin — pendent
à certaines branches, et des hommes les recueillent pour les porter aux
nouvelles ruches. Plus loin sortent des ruches déjà installées et y rentrent
des abeilles qui bourdonnent inlassablement.
Des hommes saluent et une femme accourt avec de très beaux rayons qu'elle
offre à Jésus.
"Pourquoi t'en prives-tu ? Tu en as déjà donné à Jean..."
"Oh ! mes abeilles ont donné une récolte abondante. Cela ne me gêne pas
d'en offrir. Pourtant bénis les nouveaux essaims. Regarde : ils sont en train
de recueillir le dernier. Cette année nous avons eu deux fois plus de
ruches."
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107> Jésus
va vers les minuscules cités des abeilles et les bénit une par une, en levant la main au milieu du bourdonnement des ouvrières qui
n'arrêtent pas leur travail.
"Elles sont toutes en fête et aussi toutes agitées. Demeure
nouvelle..." dit un homme.
"Et de nouvelles noces. On dirait vraiment des femmes qui préparent la
fête nuptiale" dit un autre.
"Oui, mais les femmes bavardent plus qu'elles ne travaillent. Celles-ci,
au contraire, travaillent en silence, et elles travaillent même les jours de
festin de noces. Elles ne cessent de travailler pour faire leur royaume et y
entrer leurs richesses" répond un troisième.
"Travailler toujours pour la
vertu, c'est permis, c'est même un devoir. Travailler sans arrêt pour le
gain, non. Ne peuvent le faire que ceux qui ne savent pas qu'il y a un Dieu
qu'il faut honorer en son jour. Travailler en silence, c'est un mérite que
tout le monde devrait apprendre des abeilles, car c'est dans le silence que
se font saintement les choses saintes. Vous, soyez comme vos abeilles dans la
justice : inlassables et silencieux. Dieu voit. Dieu récompense. Paix à
vous" dit Jésus.
565.14 – Et resté seul avec ses
apôtres, il dit :
"Et c'est spécialement aux
ouvriers de Dieu que je
propose comme modèles les
abeilles. Elles déposent dans le secret de la ruche le miel formé en leur intérieur par un travail
infatigable sur des corolles saines.
Leur fatigue ne paraît même
pas telle, tant elles travaillent avec bonne volonté, en volant,
points d'or, de fleur en fleur, et
puis elles entrent chargées de sucs pour élaborer leur miel dans l'intimité
des cellules. Il faudrait savoir les
imiter. Choisir les
enseignements, les doctrines, les amitiés saines, capables de donner
des sucs d'une vertu véritable, et
puis savoir s'isoler pour
élaborer, à partir de ce que l'on
a récolté avec entrain, la
vertu, la justice, qui est
comme le miel tiré de nombreux
éléments sains, sans oublier la bonne volonté sans laquelle les sucs
pris ça et là ne servent à rien.
Savoir méditer humblement, à l'intérieur du cœur, sur ce que nous avons vu de bon et entendu, de bon, sans
envie si près des abeilles ouvrières il y a les reines, c'est-à-dire quelqu'un de plus juste que ne
l'est celui qui médite. Toutes les abeilles sont nécessaires dans la ruche, aussi bien les ouvrières que les reines.
Malheur si toutes étaient des reines;
malheur si toutes étaient des ouvrières. Elles mourraient aussi bien
les unes que les autres.
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108> Car les reines n'auraient pas de nourriture
pour procréer s'il n'y avait pas d'ouvrières, et les ouvrières cesseraient
d'exister si les reines ne
procréaient pas. Et ne pas
envier les reines. Elles ont elles aussi leur fatigue et
leur pénitence. Elles ne voient le soleil qu'une seule fois, dans l'unique
vol nuptial. Avant et après, il y a seulement et toujours la clôture entre
les parois ambrées de la ruche. Chacun a son devoir, et chaque devoir est un
choix, et tout choix est une charge en plus d'un honneur. Et les ouvrières ne
perdent pas leur temps à des vols sans profit, ou à des vols dangereux sur
des fleurs malades et vénéneuses. Elles ne tentent pas l'aventure, elles ne
désobéissent pas à leur mission, elles ne se révoltent pas contre la fin pour
laquelle elles ont été créées. Oh ! admirables petits êtres ! Que
d'enseignements pour les hommes !..."
Jésus se tait, perdu dans sa méditation.
565.15 – Judas se souvient tout à coup qu'il
doit aller je ne sais où, et s'en va en courant. Il reste Jésus et Jean. Jean
regarde Jésus sans se faire remarquer. Un regard attentif, affectueusement
angoissé. Jésus lève la tête et se tourne un peu pour rencontrer le regard du
Préféré qui l'étudie. Son visage s'éclaire alors qu'il l'attire à Lui.
Jean, ainsi embrassé, demande tout en marchant :
"Judas t'a donné d'autre douleur, n'est-ce pas ? Et il doit avoir
troublé aussi Samuel."
"Pourquoi ? (Samuel) T'en a-t-il parlé ?"
"Non. Mais j'ai compris. Il a dit seulement : "Généralement, en
vivant près de quelqu'un qui est vraiment bon, on devient bon. Mais Judas ne
l'est pas bien qu'il vive avec le Maître depuis trois ans. Il est
profondément corrompu et la bonté du Christ ne pénètre pas en lui, tant il
est rempli de perversité". Je n'ai su que dire... car c'est vrai...
565.16 – Mais pourquoi est-il ainsi
Judas ? Est-il possible qu'il ne change jamais ? Et pourtant... nous avons
tous les mêmes leçons... et quand il est venu parmi nous, il n'était pas pire
que nous..."
"Mon Jean ! Mon doux enfant !"
Jésus dépose un baiser sur son front découvert et si pur, et lui murmure dans
les cheveux qui se soulèvent blonds et légers :
"Il y a des créatures qui semblent vivre pour détruire le bien qui est
en elles. Tu es pêcheur et tu sais comment fait la voile quand le tourbillon
la presse. Elle s'abaisse tellement vers l'eau qu'elle renverserait la barque
et deviendrait dangereuse pour elle, de sorte que parfois il faut la
descendre et se passer d'aile pour aller vers le nid.
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de page.
109> Car la voile, prise par le
tourbillon, n'est plus une aile mais du lest qui l'amène au fond, à la mort,
au lieu de l'amener au salut. Mais si le souffle féroce du tourbillon
s'apaise, ne serait-ce que de courts instants, voilà que la voile redevient
tout de suite une aile et court rapidement vers le port pour conduire au
salut. Il en est ainsi de beaucoup d'âmes. Il suffit
que le tourbillon des passions s'apaise pour que l'âme abaissée, et pour
ainsi dire submergée par...par ce qui n'est pas bon, recommence à avoir des
aspirations vers le Bien."
"Oui, Maître. Mais avec cela... dis-moi... est-ce que Judas arrivera
jamais à ton port ?"
"Oh ! ne me fais pas regarder l'avenir de l'un de mes plus chers ! J'ai
devant Moi l'avenir de millions d'âmes pour lesquelles sera inutile ma
douleur !... J'ai devant Moi toutes les souillures du monde... La
nausée me bouleverse. La nausée de tout ce bouillonnement de choses immondes
qui comme un fleuve couvre la Terre et la couvrira, avec des aspects divers,
mais toujours horribles pour la Perfection, jusqu'à la fin des siècles. Ne me
fais pas regarder ! Laisse-moi me désaltérer et me réconforter à une source
qui ignore la corruption, et que j'oublie la pourriture vermineuse d'un trop
grand nombre, en te regardant toi seul, ma paix !"
Et il dépose un baiser encore, les yeux dans les yeux, et en plongeant son
regard dans les yeux limpides de l'apôtre vierge et affectueux...
565.17 – Ils entrent dans la maison.
Dans la cuisine se trouve Samuel qui casse du bois pour épargner à la
petite vieille
la fatigue d'allumer le feu.
Jésus s'adresse à la femme :
"Les pèlerins dorment-ils ?"
"Je crois que oui. Je n'entends aucun bruit. Maintenant je porte de
l'eau aux montures. Elles sont sous le hangar."
"Je vais le faire, mère. Va plutôt chez Rachel.
Elle m'a promis du fromage frais. Dis-lui que je la paierai le sabbat"
dit Jean, en prenant les deux baquets pleins d'eau.
Restent seuls Jésus et Samuel. Jésus va près de l'homme qui, penché sur le
feu, souffle pour allumer la flamme, et il lui met la main sur l'épaule en
disant :
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de page.
110> "Judas nous a interrompu
là-haut... Je veux te dire que je t'enverrai avec les apôtres le lendemain du
sabbat. Peut-être le préfères-tu..."
"Merci, Maître. Je regrette de perdre ton voisinage, mais chez tes
apôtres je te retrouve encore, et je préfère, oui, rester loin de Judas. Je
n'osais pas te le demander..."
"C'est bien. C'est décidé. Et aie pitié, pour lui, comme Moi. Et n'en
parle pas à Pierre ni à personne..."
"Je sais me taire, Maître."
"Après viendront les disciples. Il y a Hermas et Étienne, et Isaac, deux sages et un juste, et tant
d'autres. Tu te trouveras bien, parmi de vrais frères."
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