Le samedi 9 novembre 1946.
250> 528.1 - "Oui,
Maître ! Judas
de Kérioth est ici depuis plusieurs jours. Il est
venu un soir de sabbat. Il paraissait fatigué et hors d'haleine. Il disait
qu'il t'avait perdu dans les rues de Jérusalem et qu'il avait couru te
chercher dans toutes les maisons où tu vas d'ordinaire. Il venait ici chaque
soir. Il va bientôt être ici. Le matin il s'en va, et il dit qu'il va dans
les environs pour te prêcher." *
"C'est bien, Élise... Et tu l'as cru ?"
"Maître, tu sais que je n'aime pas cet homme. Si mes fils devaient être
ainsi, j'aurais prié le Seigneur de me les prendre. Non, je n'ai pas cru à
ses paroles, mais par amour pour Toi, j'ai gardé mon jugement pour moi... Et
j'ai été maternelle avec lui. De cette façon, au moins, j'ai obtenu qu'il
revienne ici chaque soir."
"Tu as bien fait."
Jésus
la regarde très fixement et lui demande à l'improviste :
"Où est Anastasica
?"
Le visage d'Élise prend une couleur violacée, de personne âgée, mais elle
répond franchement :
"À Bet-Çur (Béthsur)."
"Tu as bien fait aussi pour cette chose. Et, je t'en prie, aie pitié de
l'homme."
"C'est parce que j'ai pitié de lui que j'ai voulu étouffer l'incendie
avant qu'il n'éclatât scandaleusement ou, du moins, qu'il n'effraie la
fille."
"Que Dieu te bénisse, femme juste..."
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251> 528.2 - "Tu
souffres beaucoup, Maître ?"
"Je souffre, c'est vrai. À une mère je peux le dire."
"À une mère, tu peux le dire... Si tu n'étais pas Jésus, le Seigneur, je
voudrais recevoir ta tête lasse sur mon épaule et serrer sur mon cœur ton
cœur affligé. Mais tu es tellement saint qu'une femme, autre que ta Mère, ne
peut te toucher..."
"Élise, bonne amie de ma Mère,
et bonne mère, ton Seigneur bientôt sera touché par des mains beaucoup moins
saintes que les tiennes, et baisé... oh !... Et ensuite, d'autres mains...
Élise, s'il t'était permis de toucher le Saint des Saints, avec quel esprit
le ferais-tu ? T'en abstiendrais-tu peut-être si la voix de Dieu, à travers
la fumée de l'encens, te demandait de l'amour pour avoir enfin une caresse
d'amour après que tant s'approchent de Lui sans amour ?"
"Mon Seigneur ! Mais si Dieu me le demandait, j'irais à genoux couvrir
de baisers le lieu saint, et que Dieu puisse être satisfait, consolé par mon amour !"
"Et alors, Élise, bonne amie de
ma Mère, fidèle et bonne disciple de ton Sauveur affligé, permets-moi de
poser ma tête sur ton cœur car mon cœur est affligé
au point d'éprouver des peines mortelles."
Et Jésus, restant assis où il est, près d'Élise qui est tout près, debout,
pose réellement son front contre la poitrine de la vieille disciple, et des
larmes silencieuses coulent le long du vêtement sombre de la femme qui ne
peut se retenir de poser la main sur la tête inclinée sur son cœur, et quand
elle sent tomber des larmes sur ses pieds, nus dans ses sandales, elle se
penche pour effleurer d'un baiser les cheveux de Jésus. Elle pleure
silencieusement à son tour, en levant les yeux vers le ciel, dans une muette
prière. Elle semble une très ancienne Mère Douloureuse. Elle n'essaie pas
d'autres paroles ni d'autres gestes, mais elle est tellement "mère"
dans son attitude qu'elle ne pourrait l'être davantage.
Jésus lève son visage et la regarde. Il a un pâle sourire et il dit :
"Que Dieu te bénisse pour ta pitié. Oh ! une mère est bien nécessaire
quand la douleur accable les forces de l'homme !"
Il se lève, regarde encore la disciple et dit :
"Que cette heure reste entre toi et Moi en tous ses détails. C'est pour
cela que je suis venu seul en avant."
"Oui, Maître. Mais tu ne peux plus rester seul. Fais venir ta Mère."
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251> "D'ici deux lunes elle sera
avec Moi..."
528.3 - Et il va ajouter quelque chose quand
en bas, dans la cuisine, résonne la forte voix, toujours un peu effrontée et
ironique de Judas de Kérioth :
"Encore à ta gravure, vieux ? Il fait froid ! Et ici, il n'y a
pas de feu. J'ai faim, et rien n'est préparé. Élise dort, peut-être ? Elle a
voulu faire toute seule. Mais les vieux sont lents, et leur mémoire est
débile. Hé ! Tu ne parles pas ? Tu es tout à fait sourd ce soir ?"
"Non. Mais je te laisse parler, toi qui es apôtre, et il ne me convient
pas de te faire des reproches" répond le vieillard.
"Des reproches ? Pourquoi ?"
"Cherche en toi-même, et tu trouveras."
"Ma conscience ne parle pas..."
"C'est signe qu'elle est déformée ou que tu l'as estropiée."
"Ha ! Ha ! Ha !"
Et Judas doit sortir de la cuisine, car on entend claquer une porte et puis
des bruits de pas dans l'escalier.
"Je descends pour préparer, Maître."
"Va, Élise."
Élise descend de la chambre du haut et trouve aussitôt Judas qui va mettre le
pied sur la terrasse.
"J'ai faim et froid, moi."
"C'est tout ? Alors tu as bien peu encore, homme."
"Et que devrais-je avoir de plus ?"
"Oh ! Tant de choses !..."
La voix d'Élise s'éloigne.
"Ce
sont tous de vieux sots. Ouf !..."
528.4 - Il pousse la porte et se trouve en
face Jésus. La stupeur le fait reculer d'un pas. Il se reprend pour dire :
"Maître !! Paix à Toi !"
"Paix à toi, Judas."
Jésus reçoit le baiser de l'apôtre, mais ne le lui rend pas.
"Maître. Tu as... Tu ne me donnes pas un baiser ?"
Jésus le regarde et se tait.
"C'est vrai. J'ai fait erreur, et ne pas m'embrasser c'est le moins que
tu puisses me faire. Pourtant ne me juge pas trop sévèrement. Ce jour-là
m'ont entrepris certains qui... ne t'aimaient pas et j'ai discuté avec eux au
point d'en perdre la voix. Puis... J'ai dit : "Qui sait où il est allé
?!" et je suis revenu ici pour t'attendre. N'est-ce pas ta maison,
désormais ?"
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253> "Tant qu'on me le
permet."
"Tu ne voudras me garder rancune pour cela ?"
"Non. Je te fais seulement considérer l'exemple que tu as donné aux
autres."
"Oh ! J'entends déjà leurs paroles. Mais j'ai de quoi me justifier
auprès d'eux. Avec Toi je ne le fais même pas car je sais que tu m'as déjà
pardonné."
"Je t'ai déjà pardonné, c'est vrai."
De la part de Judas on s'attendrait à un acte d'humilité, d'amour pour tant
de bonté. Au contraire, il en a un tout opposé, un acte de dépit et il
s'écrie :
"Mais il n'y a donc pas moyen de te voir en colère ?! Quel homme es-tu
?"
Jésus se tait et Judas le regarde, lui debout, Jésus assis, la tête penchée
et il hoche la tête avec un sourire mauvais sur les lèvres. Et, pour lui,
l'incident est surmonté. Il se met à parler de choses et d'autres comme s'il
était le plus en règle de tous.
Il fait nuit. Les bruits de la rue cessent.
"Descendons" commande Jésus.
Ils descendent dans la cuisine où luit le feu et où brûle une lampe à trois
becs.
Jésus, fatigué, s'assoit près du foyer et paraît sommeiller dans la tiédeur
de la pièce...
528.5 - On frappe. Le vieillard ouvre. Ce
sont les apôtres. Pierre,
entré le premier, voit Judas et l'entreprend :
"On peut savoir où tu as été ?"
"Ici, tout simplement ici. J'aurais été stupide de courir çà et là après
des êtres disparus. Je suis venu ici, où j'étais certain que vous seriez
revenus."
"C'est une belle façon d'agir !"
"Le Maître ne m'a pas fait de reproches. Et du reste, sache que je n'ai
pas perdu mon temps. J'ai évangélisé tous les jours et j'ai même fait des
miracles et cela est bon."
"Et qui t'avait autorisé ?" dit sévèrement Barthélemy.
"Personne. Ni toi, ni personne. Mais il suffit d'être des... de la...
Bref : les gens s'étonnent et murmurent et rient de nous, apôtres qui ne
faisons rien. Et moi, qui le sais, j'ai agi pour tous. Et j'ai encore fait
davantage. Je suis allé voir Elchias
et je lui ai prouvé que l'on n'agit pas mal quand on est saint. Ils étaient
nombreux. Je les ai convaincus. Vous verrez qu'ils ne nous troubleront plus.
Et maintenant je suis content."
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254> Les apôtres se regardent. Ils
regardent Jésus. Son visage est impénétrable. Il semble voilé par une grande
lassitude physique. Cela seulement se voit.
"Tu pouvais pourtant faire cela avec la permission du Maître, observe Jacques d'Alphée.
Nous n'avons pas cessé d'être inquiets à cause de toi."
"Oh ! bien ! Maintenant vous êtes délivrés de toute inquiétude. Lui ne
m'aurait jamais donné la permission. Il nous... protège trop. C'est au point
que les gens murmurent qu'il est jaloux de nous, qu'il craint que nous en
fassions plus que Lui, et même qu'il nous punit. Les gens ont une langue
mordante. La vérité, au contraire, c'est que nous Lui sommes
plus chers que la pupille de ses yeux. N'est-ce pas, Maître ? Et il craint
que nous courions des dangers ou que nous fassions... piètre figure. Et nous
aussi, en notre intérieur, nous pensions être en quelque sorte punis et que
Lui était jaloux..."
"Pour cela, non ! Moi, je ne l'ai jamais pensé !" interrompt Thomas.
Et les autres lui font écho. Sauf le Thaddée
qui plante ses yeux francs et très beaux dans les yeux très beaux aussi mais
fuyants de Judas et dit :
"Et comment as-tu pu faire des miracles, toi ? Au nom de qui ?"
"Comment ? Au nom de qui ? Mais tu ne te rappelles pas que c'est Lui qui
nous a donné ce pouvoir ? Nous l'a-t-il peut-être
enlevé ? Non, que je sache. Et pour cela..."
"Et pour cela, moi je ne me permettrais jamais de faire quelque chose
sans son consentement et son ordre."
"Eh bien, moi, j'ai voulu le faire. Je craignais de ne plus savoir
faire. Je l'ai fait. Je suis heureux !"
Et il coupe court en sortant dans le jardin obscur.
Les apôtres se retournent pour regarder. Ils sont stupéfaits de tant
d'audace. Mais personne n'a le cœur de dire quelque chose qui puisse faire
souffrir davantage leur Maître dont le visage trahit la souffrance.
Ils se débarrassent des sacs que Jean,
André
et Thomas portent en haut. Et Barthélemy, en
se penchant pour ramasser une branche sèche tombée d'un fagot, murmure à
Pierre :
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255> "Dieu veuille que ce ne soit
pas le démon qui l'ait aidé !"
Pierre fait un geste des mains comme pour dire : "Miséricorde !" mais
ne réplique pas un mot. Il va trouver Jésus, Lui pose une main sur l'épaule
en Lui demandant :
"Tu es tellement fatigué ?"
"Tellement, Simon."
528.6 - "C'est prêt, Maître. Viens à table.
Ou bien... Non, reste ici, près du feu. Je vais t'apporter le lait et le
pain" dit Élise.
Et en effet, après avoir mis sur un plateau une grande écuelle de lait fumant
et du pain couvert de miel, elle le porte à Jésus et elle attend qu'il prie
debout pour offrir la nourriture. Puis elle s'accroupit par terre, la bonne
vieille, toute maternelle, prise toute entière par le désir de le consoler et
elle Lui sourit en l'encourageant à manger, et répondant à Jésus qui lui
reproche doucement d'avoir étendu du miel sur le pain :
"Je te donnerais mon sang pour te fortifier, mon Maître ! C'est le
pauvre miel de mon jardin de Bet-Çur et il ne peut fortifier que ton corps.
Mais mon cœur..."
Les autres mangent autour de la table, avec l'appétit robuste des gens qui
ont beaucoup marché. Et Judas, tranquille, presque effronté, mange avec eux,
et il n'y a que lui pour parler...
Il parle encore lorsque Jésus commande :
"Allez, chacun dans la maison qui le loge. La paix soit avec vous."
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