Vision du samedi 24 août 1946.
403/404> 479.1 - "Tu es bien
las, Jean. Et pourtant il faudrait arriver à Engannim avant le coucher du
soleil de demain."
"Nous y arriverons, Seigneur" dit Jean.
Il sourit bien qu'il soit tout pâle de fatigue, lui qui a marché plus que
tous. Et il essaie de prendre un pas plus dégagé pour persuader le Maître
qu'il n'est pas très fatigué. Mais il reprend bien vite la démarche de
quelqu'un qui n'en peut plus, le dos courbé, la tête penchée en avant, comme
si un joug l'accablait, les pieds qui traînent et butent à chaque instant.
"Donne-moi au moins les sacs. Le mien est lourd."
"Non, Maître. Tu n'es pas moins las que moi."
"Tu l'es davantage, car tu es venu de Nazareth dans le bois de Mathatias
et puis tu es retourné à Nazareth."
"Et j'ai dormi dans un lit. Toi, non. Tu as veillé dans le bois et tu es
parti de bonne heure."
"Toi aussi. Joseph l'a dit. Vous êtes partis avec les étoiles."
"Oh ! mais les étoiles durent jusqu'à l'aube !..." dit
Jean en souriant.
479.2 - Puis il ajoute, en
devenant sérieux :
"Et ce n'est pas le manque de sommeil qui fait souffrir..."
"Quoi d'autre, Jean ? Qu'est-ce qui t'a causé de la douleur ?
Peut-être que mes frères..."
"Oh ! non, Seigneur ! Même eux... Mais ce qui m’alourdit...
non ... Ce qui me vieillit, c'est d'avoir vu pleurer ta Mère... Elle ne m'a pas
dit pourquoi elle pleurait
et je ne le lui ai pas demandé, malgré le désir que j'en avais. Mais je l'ai
tant regardée qu'elle m'a dit : "À la maison, je te parlerai.
Maintenant non, parce que je pleurerais plus fort". Et à la maison elle
m'a parlé avec tant de douceur et de tristesse que j'ai pleuré moi
aussi."
"Que t'a-t-elle dit ?"
"Elle
m'a dit de t'aimer beaucoup, de ne te donner jamais même la plus petite
peine, car après j'en aurais tant de remords. Elle m'a dit :
"Faisons tout notre devoir dans les mois qui nous restent, et plus que notre
devoir".
Car le de voir seulement, c'est peu pour Toi qui es Dieu. Et elle m'a dit
aussi - et cela m'a tant fait souffrir, et si elle ne l'avait pas dit elle,
je ne pourrais le croire - et elle m'a dit : "Et c'est peu aussi de
faire seulement son devoir envers quelqu'un qui s'en va, que nous ne pourrons
plus servir après... Pour pouvoir nous résigner quand il ne sera plus parmi
nous, il faut avoir fait plus que le devoir, il faut avoir tout donné, tout
l'amour, les soins, l'obéissance, tout, tout. Alors dans le déchirement de la
séparation, on dit : 'Oh ! Je puis dire que tant que cela a été la
volonté de Dieu que je le possède, je n'ai pas cessé un instant de l'aimer et
de le servir' ".
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405> Et moi, j'ai dit :
"Mais vraiment le Maître s'en va-t-il ? Il a encore tant à
faire ! Il y aura du temps..."
Elle a secoué la tête en disant, et deux grosses larmes coulaient de ses
yeux :
"La vraie Manne, le Pain vivant, retournera au Père quand l'homme se
félicitera de goûter de nouveau la saveur du grain nouveau... Et nous serons
seuls, alors, Jean".
Moi, pour la réconforter, j'ai dit :
"Une grande douleur, mais si Lui retourne au Père, nous devons nous en
réjouir. Personne ne pourra plus Lui faire de mal".
Et elle a gémi : "Oh ! mais avant !"
Et j'ai cru comprendre.
479.3 - Mais en sera-t-il
vraiment ainsi, Seigneur ? Vraiment, vraiment ? Tu vois, ce n'est
pas que nous ne croyons pas à tes paroles, mais c'est que nous t'aimons et...
Je ne te dirai pas comme Simon , un jour :
cela ne peut t'arriver. Je crois, nous croyons tous... mais nous t'aimons
et... Oh ! mon Seigneur ! Les péchés de l'amour sont-ils vraiment
des péchés ?"
"L'amour ne pèche jamais, Jean."
"Et alors nous, qui t'aimons, nous sommes prêts à combattre et à tuer
pour te défendre. Les galiléens ne sont pas aimés des autres, justement parce
qu'ils nous disent querelleurs. Eh bien, nous justifierons la réputation que
nous avons en te défendant. Nous sommes sur les lieux où, au temps de
Déborah, Baraq détruisit l'armée de Sisera avec ses
dix mille hommes et ces dix mille étaient de Nephtali et de Zabulon .
Et nous venons d'eux. Le nom maintenant est différent, mais le cœur est le
même."
"Ils étaient dix mille... Mais maintenant, même si vous étiez dix fois
dix mille, que pourriez-vous ?"
"Quoi ? Tu crains les cohortes ? Elles ne sont pas si
nombreuses, et puis... Eux ne te haïssent pas. Tu ne leur causes pas
d'ennuis. Tu ne penses pas à la royauté, à la royauté qui arrache une proie
aux aigles romaines. Ils n'interviendront pas entre nous et tes ennemis, et
eux seront bientôt vaincus."
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406> "Seriez-vous mille, dix mille,
cent mille, que serait-ce contre la volonté du Père ? Moi, je dois
l'accomplir..."
Jean,
accablé, ne parle plus. C'est étrange cet entêtement, cette impuissance
mentale même chez les meilleurs de ceux qui suivent Jésus à comprendre sa
plus grande mission ! Ils l'acceptent comme Maître, comme
Messie, ils croient à son pouvoir de sauver et de racheter. Mais quand ils se
trouvent en face de la manière dont il rachètera, voilà que leur intelligence
se ferme. Il semble même que pour eux les prophéties perdent leur valeur. Et
c'est tout dire pour des Israélites qui, si on peut dire, respirent et
marchent, et se nourrissent et vivent au moyen des prophéties ! Tout est
vrai de ce que portent les Livres sacrés, excepté ceci : que le Messie
doit souffrir et mourir, et être vaincu par les hommes. Cela, ils ne peuvent
pas l'accepter. Ils me semblent des aveugles et des sourds auxquels Jésus se
fatigue à montrer des tableaux de sa future Passion pour qu'ils puissent y
lire ce qu'elle sera. Mais ils ferment les yeux et, pour ce motif, ils ne
voient ni ne comprennent.
479.4 - La soirée, un peu
sombre, s'avance alors qu'ils arrivent en vue de Jezréel.
Jésus réconforte Jean qui a cessé de parler et qui marche comme un
somnambule, tellement il est fatigué. Il lui dit :
"Nous y serons bientôt. Tu vas y entrer pour chercher un abri pour
toi."
"Et pour Toi."
"Non, Jean. Moi je vais rester près de la route qui vient de la plaine. Je
pense qu'ils vont venir de nuit et je veux les consoler et les renvoyer avant
l'aube."
"Tu es si las... et peut-être il va pleuvoir comme la nuit dernière.
Viens, au moins jusqu'au milieu de la veille du chant du coq."
"Non, Jean."
"Alors, je reste avec Toi. Nous sommes près des terres des pharisiens
et... Et puis je l'ai promis à ta Mère et à moi-même. Je ne veux pas avoir à
me faire des reproches, moi..."
Des tours, qui servent à je ne sais quoi, se trouvent aux quatre coins de Jezréel.
Elles doivent être déjà vieilles au moment où je les vois. Elles semblent
quatre géants renfrognés que l'on a mis pour servir de geôliers à la petite
ville située sur une hauteur qui domine la plaine, qui est en train de
disparaître dans l'ombre précoce d'une soirée nuageuse.
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407> "Montons sur cette pente près
de la tour. Nous verrons toute la route sans être vus. Il y a de l'herbe pour
s'étendre, et le perron devant la porte nous accueillera, s'il vient de
l'eau" dit Jésus.
Ils montent. Ils s'assoient sur un muret très bas, à moitié ruiné, qui est à
une dizaine de mètres de la tour. On dirait un rempart qui autrefois avait
été construit autour de cette grosse tour. Maintenant il est presque
entièrement écroulé et une herbe épaisse en recouvre les ruines avec de
grandes chutes de liserons sauvages et une quantité
d'autres plantes, particulières aux ruines, aux larges feuilles poilues, dont
je ne connais pas le nom.
Aux dernières lueurs du jour, ils grignotent un peu de pain. Ils n'ont rien
d'autre. Jean, bien que très las, jette un coup d’œil vers les branches d'un
figuier qui a poussé parmi les pierres, tout tordu et échevelé, et il
découvre parmi les feuilles qui commencent à jaunir quelques pauvres figues
épargnées par les oiseaux et les enfants. Ils les mangent, complétant ainsi
leur repas; ils ont de l'eau dans leurs gourdes. Le repas est vite fini.
479.5 - "La tour
serait-elle habitée ?" demande Jean somnolent.
"Je ne crois pas. Il n'en sort ni lumière ni voix. Tu voulais demander
un abri ? Tu n'en peux plus..."
"Oh ! non. Je parlais pour parler... Mais on est bien ici..."
"Allonge-toi au moins, Jean. L'herbe est épaisse, et ici il ne doit pas
avoir encore plu. Le sol est sec."
"...Non... Non... Seigneur. Je n'ai pas sommeil... Parlons. Dis-moi
quelque chose... Une parabole... Je m'assois ici à tes pieds. Il me suffit de
poser ma tête sur tes genoux..." et il s'assoit, en appuyant sa tête sur
les genoux de Jésus, le visage tourné vers le ciel. Il fait des efforts
héroïques pour ne pas dormir. Il essaie de parler pour vaincre le sommeil...
Il cherche à s'intéresser à ce qu'il voit... des étoiles dans le ciel, des
lumières sur la route. Toujours plus nombreuses les premières, car le vent a
chassé les nuages; toujours plus rares les secondes, car la nuit a arrêté la
marche des pèlerins. Seul un obstiné continue d'aller avec son char pourvu
d'une lanterne qui se dandine, attachée en haut des nattes ou des couvertures
tendues sur les arceaux du char. Mais le silence de plus en plus profond
favorise le sommeil...
Jean dit, d'une voix de plus en plus lointaine :
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408> "Que de lumières dans le
ciel ! Et regarde : il semble que quelques-unes soient descendues
sur la Terre et qu'elles tremblent et palpitent comme là-haut... Mais elles
sont plus petites et plus effacées... Nous nous ne pouvons pas faire des
étoiles... Dans les nôtres, il y a la fumée et l'odeur de lumignon... et tout
peut les éteindre... Toi tu l'as dit une fois que, pour éteindre la lumière
en nous, il suffit d'un papillon, et tu comparais aux papillons les
séductions du monde... Et puis tu disais que... alors que les papillons
peuvent éteindre une lumière, l'aile des anges, et tu appelais anges les
choses spirituelles, rendent plus vive la lumière qui est en nous... Moi...
l'ange... la lumière..."
Jean glisse tout doucement dans le sommeil et il s'allonge sans le vouloir,
terrassé par la fatigue. Jésus attend qu'il soit vraiment étendu et puis lui
glisse le sac sous la tête, étend son manteau sur lui, avec des gestes
paternels. Dans un dernier éclair de lucidité, Jean murmure encore :
"Je ne dors pas, sais-tu, Maître ?... Seulement ainsi je vois
davantage d'étoiles et je te vois mieux..."
Et pour mieux voir Jésus et le ciel étoile, il tombe en y rêvant dans un
sommeil profond.
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