Le dimanche 30
janvier 1944.
Le texte suivant ne figure que dans
l’édition de 1985. Pour l’édition de 2017, il a été intégré dans Les Cahiers de
1944 à la date du jour.
Combien a été grande ma douceur d'aujourd'hui. Je travaillais à cette
broderie que vous savez et j'écoutais de la musique en compagnie de personnes
familières. J'étais donc distraite des choses habituelles. Voilà qu'à
l'improviste la vision m'en abstrait en me donnant un autre visage que,
heureusement, Paola fut seule à comprendre. Je suis restée avec cette joie
tout l'après-midi jusqu'au moment du collapsus habituel. Il est arrivé plus
tôt qu'à l'ordinaire parce que, quand j'ai ces visions, mes forces physiques
et surtout cardiaques éprouvent une forte dispersion qui ne me fait pas
souffrir car elle est compensée par une telle joie spirituelle.
211> 185.1 - Maintenant
que tout le monde dort, je vous fais part de ma joie. J'ai "vu"
l'Évangile d'aujourd'hui.
Notez que ce matin, en le lisant, je m'étais dit : "Voici un
épisode évangélique que je ne verrai jamais car il se prête peu à une
vision." Au contraire, au moment où j'y pensais le moins, il est
justement venu me combler de joie.
185.2 - Voici
ce que j'ai vu. Une barque à voile pas excessivement grande mais pas petite.
C'est une barque de pêche sur laquelle peuvent aisément se mouvoir cinq ou
six personnes. Elle fend les eaux d'un lac d'une couleur bleu intense.
Jésus dort à la poupe.
Il est vêtu de blanc comme à l'ordinaire. Il a la
tête posée sur le bras gauche, et sous son bras et sa tête il a mis son
manteau gris-bleu replié plusieurs fois. Il est assis, pas allongé, sur le
fond de la barque et appuie sa tête sur la tablette qui se trouve à
l'extrémité de la poupe. Je ne sais pas le nom que lui donnent les marins. Il
dort tranquillement. Il est fatigué. Il est tranquille.
Pierre est au gouvernail, André s'occupe des voiles, Jean et deux autres dont
je ne sais qui ils sont, remettent en ordre amarres et filets au fond de la
barque, comme s'ils avaient l'intention de se préparer à pêcher, peut-être
pendant la nuit. Je dirais que le jour décline car le soleil descend déjà à
l'occident. Les disciples ont tous remonté leurs tuniques pour être plus
libres dans leurs mouvements et pour aller d'un endroit à l'autre de la
barque en passant par-dessus les rames, les sièges, les paniers et les filets
sans être gênés par leurs vêtements. Ils ont tous
enlevé leurs manteaux.
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de page.
212> 185.3 - Je
vois le ciel s'obscurcir et le soleil qui se cache derrière des nuages
d'orage débouchés à l'improviste de derrière la pointe d'une colline. Le vent
les pousse rapidement vers le lac. Le vent pour l'instant est en haut et le
lac est encore tranquille. Seulement il prend une teinte plus sombre et se
plisse en surface. Ce ne sont pas encore des vagues mais déjà l'eau commence
à remuer.
Pierre et André observent le ciel et le lac et se disposent à manœuvrer pour
accoster. Mais le vent s'abat sur le lac, et en quelques minutes, tout
bouillonne et écume. Les flots qui s'entrechoquent et heurtent le bateau,
l'élèvent, l'abaissent, le retournent en tous sens, empêchent la manœuvre du
gouvernail comme le vent gêne celle de la voile qu'il faut carguer.
Jésus dort. Ni les pas, ni les voix excitées des disciples, ni non plus le
sifflement du vent et le choc des vagues contre les flancs du bateau et la
proue ne l'éveillent. Ses cheveux flottent au vent et il reçoit quelques
embruns. Mais Lui dort. Jean va de la proue à la poupe et le couvre de son
manteau qu'il a tiré de dessous une tablette. Il le couvre avec un délicat
amour.
La tempête devient de plus en plus brutale. Le lac est noir comme si on y
avait versé de l'encre, strié par l'écume des vagues. La barque engloutit de
l'eau et se trouve poussée au large par le vent. Les disciples suent à la
manœuvre et pour écoper l'eau que les vagues projettent. Mais cela ne sert à
rien. Eux maintenant pataugent dans l'eau qui leur arrive à mi-jambe et la
barque ne cesse de s'alourdir.
185.4 - Pierre
perd son calme et sa patience. Il donne le gouvernail à son frère, et en
titubant va vers Jésus qu'il secoue vigoureusement.
Jésus s'éveille et lève la tête.
"Sauve-nous, Maître, nous périssons !" Lui crie Pierre (il lui
faut crier pour se faire entendre).
Jésus regarde son disciple fixement, il regarde les autres et puis il regarde
le lac :
"As-tu foi que je puisse vous sauver ?"
"Vite, Maître" crie Pierre, alors qu'une vraie montagne d'eau,
partant du milieu du lac se dirige rapidement sur la pauvre barque. On dirait
une trombe tant elle est élevée et effrayante. Les disciples qui la voient
venir s'agenouillent et s'agrippent où et comme ils peuvent, persuadés que
c'est la fin.
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213>
Jésus se lève, debout sur la tablette de la proue. Sa figure blanche se
détache sur la tempête livide. Il étend les bras vers la lame et dit au vent : "Arrête et tais-toi" et à l'eau :
"Calme-toi. Je le veux."
Alors l'énorme vague se dissout en écume qui retombe sans dégâts. Un dernier
rugissement qui s'éteint en un murmure, comme était le sifflement du vent qui
se change en un soupir. Et sur le lac pacifié revient la sérénité du ciel et
l'espérance et la foi dans le cœur des disciples.
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