Le jeudi 3 février 1944, au soir
[…]
287> 45.1 - Je vois une plaine
inhabitée et sans végétation. Il n’y a pas de champs cultivés et, là où le
sol est moins sec en profondeur qu’il ne l’est ailleurs, quelques rares
plantes forment çà et là des touffes, comme des familles de végétaux.
Remarquez que ce terrain aride et inculte se trouve à ma droite alors que le nord se trouve derrière moi et qu’il se prolonge pour moi dans la direction du sud.
À gauche, je vois en revanche un fleuve aux berges très basses qui coule
lentement, lui aussi du nord au sud. La lenteur du courant me permet de me rendre compte que son
lit n’a pas une forte déclivité et que ce fleuve coule dans une plaine
tellement plate qu’elle forme une dépression. Le courant est tout juste
suffisant pour empêcher l’eau de stagner sous forme de marécages. (L’eau est peu profonde, à tel point qu’on en voit le fond. À
vue d’œil, cela ne doit pas dépasser un mètre, un mètre et demi tout au plus.
Il est large comme l’Arno à San Miniato-Empoli, disons vingt mètres. Mais je
n’ai pas vraiment le sens des mesures). Ce
fleuve est pourtant d’un bleu qui tend sur le vert près des berges, où
l’humidité du sol entretient une bande verte et touffue qui réjouit l’œil
fatigué de cette étendue désolée de pierres et de sable qui s’étend
indéfiniment devant moi.
Comme je vous l’ai expliqué, cette voix intime que j’entends m’indiquer ce que je dois remarquer et savoir,
m’avertit que je vois la vallée du Jourdain. Je la qualifie de vallée parce
que c’est le terme qu’on emploie pour désigner l’endroit où coule une
rivière, mais ici il est impropre : une vallée suppose des hauteurs, et dans
le voisinage je n’en vois pas trace. Bref, je me trouve à côté du Jourdain et
l’étendue désolée que j’observe à ma droite est le désert de Juda.
Si parler de désert convient pour décrire un endroit où il n’y a ni maison ni
la moindre trace d’un travail de l’homme, cela ne correspond pas à l’idée que
nous nous faisons du désert. Ici, pas de dunes dans le désert tel que nous le
concevons, mais rien d’autre que de la terre nue, parsemée de pierres et de
débris, qui rappelle les terres d’alluvions après une crue.
Au loin, des collines. Il règne néanmoins une grande paix auprès du Jourdain,
une ambiance particulière, inhabituelle, comme celle qu’on ressent sur les
rives du lac Trasimène. Cet endroit évoque des vols angéliques et des voix
célestes. Je ne sais pas bien décrire ce que j’éprouve, mais j’ai le
sentiment de me trouver dans un lieu qui parle à l’âme.
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288> 45.2- Pendant que j’observe tout cela, je vois la scène envahie de
gens le long de la rive droite du Jourdain – par rapport à moi –. Il y a
beaucoup d’hommes habillés de façon très variée. Certains me paraissent être
des gens du peuple, d’autres des riches, sans oublier certains que je crois
être des pharisiens au vu de leur vêtement orné de franges et de galons.
Au milieu d’eux, debout sur un rocher, se tient un homme en qui je reconnais
aussitôt Jean-Baptiste – c’est pourtant la première fois que je le vois. Il s’adresse
à la foule, et je peux vous assurer que sa prédication manque plutôt de
douceur ! Jésus a appelé Jacques et Jean “les fils du tonnerre”. Mais alors, comment appeler cet orateur passionné ?
Jean-Baptiste mérite le nom de foudre, d’avalanche, de tremblement de terre,
tant ses paroles et ses gestes sont véhéments et sévères.
Il annonce le Messie et exhorte à préparer les cœurs à sa venue en se
débarrassant de ce qui les encombre et en redressant les pensées. Mais c’est
un langage frénétique et rude. Le Précurseur n’a pas la main légère de Jésus
sur les plaies des cœurs. C’est un chirurgien qui les met à nu, fouille et
taille sans pitié.
45.3- Pendant que je l’écoute –
je ne rapporte pas ses paroles parce que ce sont celles des évangiles, mais amplifiées avec impétuosité –, je vois mon Jésus
s’avancer sur un sentier qui longe la frange herbeuse et ombragée qui côtoie
le Jourdain. (Ce chemin de campagne, plus sentier que
chemin, semble dessiné par les caravanes et les voyageurs qui l’ont parcouru
pendant des années et même des siècles pour atteindre le passage où le fond
du lit se relève et permet de passer à gué. Il continue de l’autre côté du
fleuve et se perd dans la verdure de l’autre rive).
Jésus est seul. Il marche lentement et arrive derrière Jean. Il s’approche
sans bruit, tout en écoutant la voix tonitruante du Pénitent du désert, comme
si Jésus était lui-même l’un de ceux qui venaient trouver Jean pour se faire
baptiser et se préparer à la purification pour la venue du Messie. Rien ne
distingue Jésus des autres. Par ses vêtements, il ressemble à un homme du
peuple, par ses traits et sa beauté à un seigneur, mais aucun signe divin ne
le distingue de la foule.
Cependant, on dirait que Jean sent une émanation spirituelle particulière. Il
se retourne et en identifie immédiatement la source. Il descend en hâte du
rocher qui lui faisait office de chaire et s’avance vivement vers Jésus, qui
s’est arrêté à quelques mètres du groupe et s’appuie à un tronc d’arbre.
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289> 45.4- Jésus et Jean se fixent un moment, Jésus de son regard bleu si
doux, Jean de ses yeux sévères, très noirs, remplis d’éclairs. À les voir
tout proches, ils sont l’antithèse l’un de l’autre. Tous les deux grands –
c’est leur seule ressemblance –, ils diffèrent énormément par tout le reste :
Jésus blond, ses longs cheveux bien peignés, le visage d’un blanc d’ivoire,
des yeux bleus, un vêtement simple mais majestueux. Jean hirsute, des cheveux
noirs et raides qui lui tombent sur les épaules à des longueurs inégales, une
barbe noire rare qui lui couvre presque tout le visage, mais n’empêche pas de
découvrir des joues creusées par le jeûne ; il a des yeux noirs fiévreux, une
peau bronzée par le soleil, les intempéries et le poil épais qui le couvre,
il est à demi nu sous un vêtement en poil de chameau retenu à la taille par
une ceinture de peau et qui lui couvre le torse, descendant à peine
au-dessous de ses flancs amaigris et laissant du côté droit les côtes
découvertes, qui n’ont pour tout vêtement que la peau tannée à l’air libre.
On dirait un sauvage et un ange face à face.
Après avoir scruté Jésus d’un œil pénétrant, Jean s’exclame :
«Voici l’Agneau de Dieu. Comment peut-il se faire que mon Seigneur vienne à
moi ?»
Jésus lui répond paisiblement :
«C’est pour accomplir le rite de pénitence.
– Jamais, mon Seigneur. C’est à moi de venir à toi pour être sanctifié, et
c’est toi qui viens à moi ?»
Comme Jean s’était incliné devant lui, Jésus
lui pose la main sur la tête, et lui répond :
«Permets que tout se fasse comme je le veux, pour que toute justice soit
accomplie et que ton rite entraîne les hommes vers un plus haut mystère et
qu’il leur soit annoncé que la Victime est dans ce monde».
45.5 - Jean l’observe d’un œil
qu’une larme adoucit, et il le précède vers la rive. Jésus enlève son
manteau, son vêtement et sa tunique, ne gardant qu’une espèce de caleçon
court, puis il descend dans l’eau où Jean se trouve déjà. Celui-ci le baptise
en lui versant sur la tête de l’eau du fleuve, avec une sorte
de tasse pendue à sa ceinture et qui me paraît être une coquille ou la moitié
d’une courge évidée et séchée.
Jésus est vraiment l’Agneau : il est Agneau par la blancheur de sa
chair, la modestie de ses traits, la douceur de son regard.
Pendant que Jésus remonte sur la berge et que, après s’être vêtu, il se
recueille en prière, Jean le désigne à la foule et témoigne qu’il l’a reconnu
au signe que l’Esprit de Dieu lui avait indiqué et qui désignait
infailliblement le Rédempteur.
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