Le samedi 21 décembre 1946.
402>
544.1 – On a ouvert toutes les portes
et toutes les fenêtres de la pièce de Lazare
pour lui rendre moins difficile la respiration. Autour de lui, absent, dans
le coma — un lourd coma qui ressemble à la mort dont il ne diffère que par le
mouvement de la respiration — sont les deux sœurs, Maximin, Marcelle et Noémie,
attentifs au plus léger mouvement du mourant.
Chaque fois qu'une contraction de douleur déforme la bouche, et qu'il semble
qu'elle s'apprête à parler, ou que les yeux se découvrent par un mouvement
des paupières, les deux sœurs se penchent pour saisir une parole, un
regard... Mais c'est inutile. Ce ne sont que des actes
incoordonnés, indépendants de la volonté et de l'intelligence, qui toutes les
deux sont désormais inertes, perdues. Des actes qui viennent de la souffrance
de la chair, comme vient d'elle la sueur qui rend brillant le visage du
mourant et le tremblement qui par intervalles secoue les doigts squelettiques
et en contracte les articulations. Les deux sœurs l'appellent aussi, avec
dans leurs voix tout leur amour. Mais le nom et l'amour se heurtent aux
barrières de l'insensibilité de l'intelligence et, comme réponse à leur
appel, le silence de la tombe.
Noémie,
toute en pleurs, continue de mettre contre les pieds, certainement gelés, des
briques enveloppées dans des bandes de laine. Marcelle tient dans ses
mains une coupe dans laquelle trempe un linge fin dont Marthe se sert pour humecter les lèvres
desséchées de son frère. Marie,
avec un autre linge, essuie la sueur abondante qui ruisselle du visage
squelettique et baigne les mains du mourant. Maximin, appuyé à un chiffonnier élevé et
sombre, près du lit du mourant, observe debout, par derrière Marie penchée
sur son frère.
Haut
de page.
403> Rien d'autre. Un silence absolu,
comme s'ils étaient dans une maison vide, dans un lieu désert. Les servantes
qui apportent les briques chaudes ont les pieds nus et marchent sans faire de
bruit sur le dallage. Elles semblent des apparitions.
544.2 – Marie dit à un moment donné :
"Il me semble que la chaleur revient dans les mains. Regarde, Marthe,
ses lèvres sont moins pâles."
"Oui. Même la respiration est plus libre. Je le regarde depuis un
moment" observe Maximin.
Marthe se penche et l'appelle doucement mais intensément :
"Lazare ! Lazare ! Oh ! Regarde, Marie ! Il a eu comme un sourire et un
battement des paupières. Il va mieux, Marie ! Il va mieux ! Quelle heure
avons-nous ?"
"Nous avons dépassé d'un moment le crépuscule."
"Ah !" et Marthe se redresse en serrant ses mains sur sa poitrine,
en levant les yeux dans un geste visible de muette mais confiante prière. Un
sourire éclaire son visage.
Les autres la regardent étonnés et Marie lui dit :
"Je ne vois pas pourquoi doit te rendre heureuse le fait d'avoir dépassé
le crépuscule..."
Et elle la scrute, soupçonneuse, anxieuse.
Marthe ne répond pas, mais reprend la pose qu'elle avait avant.
Une servante entre avec des briques qu'elle passe à Noémie.
Marie lui commande :
"Apporte deux lampes. La lumière baisse et je veux le voir."
La servante sort sans bruit et revient de suite avec deux lampes allumées.
Elle en met une sur le chiffonnier, sur lequel s'appuie Maximin, et l'autre
sur une table encombrée de bandes et de petites amphores, placée de l'autre
côté du lit.
"Oh ! Marie ! Marie ! Regarde ! Il est vraiment moins pâle."
"Et il paraît moins épuisé. Il se ranime !" dit Marcelle.
"Donnez-lui encore une goutte de ce vin aromatisé qu'a préparé Sarah. Il lui a fait du bien"
suggère Maximin.
Marie prend sur le dessus du chiffonnier une petite amphore au col très fin
en forme de bec d'oiseau, et avec précaution elle fait descendre une goutte
de vin dans les lèvres entrouvertes.
"Va doucement, Marie. Qu'il n'étouffe pas !" conseille Noémie.
Haut
de page.
404> "Oh ! il avale ! Il le cherche
! Regarde, Marthe ! Regarde ! Il tire la langue pour chercher..."
Tous se penchent pour regarder et Noémie l'appelle :
"Trésor ! Regarde ta nourrice, âme sainte !" et elle s'avance pour
le baiser.
"Regarde ! Regarde, Noémie, il boit ta larme ! Elle est tombée près des
lèvres et il l'a sentie, il l'a cherchée et avalée."
"Oh ! ma joie ! Si j'avais mon lait d'autrefois, je te le ferais passer
goutte à goutte dans la bouche, mon agnelet, même si je devais m'épuiser le
cœur et mourir ensuite !"
Je comprends que Noémie, nourrice de Marie (Madeleine), a été aussi la
nourrice de Lazare.
544.3 – "Maîtresses, Nicomède
est revenu" dit un serviteur en apparaissant sur le seuil.
"Qu'il vienne ! Qu'il vienne ! Il nous aidera à le ranimer."
"Observez ! Observez ! Il ouvre les yeux, il remue les lèvres" dit
Maximin.
"Il me serre les doigts avec ses doigts !" crie Marie et elle se
penche pour dire :
"Lazare, m'entends-tu ? Qui suis-je ?"
Lazare ouvre réellement les yeux et il regarde : un regard vague, voilé, mais
c'est toujours un regard. Il remue les lèvres non sans peine et il dit :
"Maman !"
"Je suis Marie. Marie ! Ta sœur !".
"Maman !".
"Il ne te reconnaît pas et il appelle sa mère. Les mourants, c'est
toujours ainsi" dit Noémie, le visage baigné de larmes.
"Mais il parle, après si longtemps, il parle. Et c'est déjà beaucoup...
Ensuite, il ira mieux. Oh ! mon Seigneur, récompense ta servante !" dit
Marthe avec encore ce geste de fervente et confiante prière.
"Mais que t'est-il arrivé ? Peut-être as-tu vu le Maître ? T'est-il apparu ? Dis-le-moi,
Marthe ! Tire-moi d'angoisse !" dit Marie.
544.4 – L'entrée de Nicomède empêche
la réponse. Tous s'adressent à lui pour lui raconter comment, après son
départ, l'état de Lazare s'était aggravé au point d'être mourant, et qu'on
l'avait cru déjà mort, et puis comment, avec des soins, on l'avait fait
revenir mais pour la respiration seulement. Et comment depuis peu, après
qu'une de leurs femmes avait préparé du vin aromatisé, la chaleur lui était
revenue et il avait avalé et cherché à boire et avait aussi ouvert les yeux
et parlé...
Haut
de page.
405> Ils parlent tous ensemble avec
leurs espoirs rallumés qui se heurte à la tranquillité quelque peu sceptique
du médecin qui les laisse parler sans dire un mot.
Finalement ils ont terminé et le médecin dit :
"C'est bien. Laissez-moi voir."
Il les écarte pour s'approcher du lit et en ordonnant d'apporter les lampes
et de fermer la fenêtre, parce qu'il veut découvrir le malade. Il se penche
sur lui, l'appelle, l'interroge, fait passer la lampe devant le visage de
Lazare qui maintenant a les yeux ouverts et semble comme étonné de tout.
Ensuite il le découvre, étudie sa respiration, les battements du cœur, la
température et la rigidité des membres... Tous sont anxieux dans l'attente de
ce qu'il va dire. Nicomède recouvre le malade, le regarde encore, réfléchit,
puis il se retourne pour regarder ceux qui sont là et il dit :
"Il est indéniable qu'il a repris de la vigueur. Actuellement il va
mieux que quand je l'ai vu, mais ne vous faites pas d'illusion. Ce n'est
qu'une rémission. J'en suis tellement certain, comme je l'étais qu'il
approche de sa fin que, comme vous le voyez, je suis revenu, après m'être dégagé
de toute occupation, pour lui rendre la mort moins pénible pour autant qu'il
m'est permis de le faire... ou pour voir le miracle si...
544.5 – "Vous vous en êtes
occupées ?".
"Oui, oui, Nicomède" interrompt Marthe, et pour empêcher toute
autre parole, elle dit : "Mais n'avais-tu pas dit que... d'ici trois
jours... Moi..."
Elle pleure.
"Je l'ai dit. Je suis un médecin. Je vis au milieu des agonies et des
pleurs. Mais l'habitude de voir des douleurs ne m'a pas encore donné un cœur
de pierre. Et aujourd'hui... je vous ai préparées... par un terme
suffisamment long... et vague... Mais ma science me disait que la solution
était plus rapide et mon cœur mentait pour vous tromper par pitié... Allons !
Soyez courageuses... Sortez... On ne sait jamais jusqu'à quel point les mourants
entendent..."
Il les pousse dehors, toutes en pleurs, en répétant :
"Soyez courageuses ! Soyez courageuses !".
Haut de page.
406> Près du mourant il reste Maximin... Le médecin aussi
s'est éloigné pour préparer des médicaments, susceptibles de rendre moins angoissée
l'agonie, que dit-il : "Je prévois très douloureuse."
"Fais-le vivre jusqu'à demain. Il va faire nuit. Tu vois, ô Nicomède.
Qu'est-ce pour ta science de tenir une vie éveillée pour moins d'un jour ?
Fais-le vivre !".
"Domina, je fais ce que je puis. Mais quand la mèche est à bout, il n'y
a plus rien pour maintenir la flamme !" répond le médecin et il s'en va.
Les deux sœurs s'embrassent et elles pleurent désolées, et celle qui pleure
le plus, maintenant, c'est Marie. L'autre a son espérance au cœur...
544.6 – La voix de Lazare arrive de la
pièce. Forte, impérieuse. Elle les fait tressaillir, inattendue qu'elle est
dans tant de langueur. Il les appelle :
"Marthe ! Marie ! Où êtes-vous ? Je veux me lever, m'habiller ! Dire au
Maître que je suis guéri ! Je dois aller trouver le Maître. Un char ! Tout de
suite. Et un cheval rapide. Certainement c'est Lui qui m'a guéri..."
Il parle rapidement, en marquant les mots, assis sur son lit, brûlé par la
fièvre, cherchant à sauter du lit, empêché de le faire par Maximin qui dit
aux femmes qui entrent en courant :
"Il délire !"
"Non !
Laissez-le. Le miracle ! Le miracle
! Oh ! Je suis heureuse de l'avoir suscité ! Dès que Jésus a su. Dieu des
pères, sois béni et loué pour ta puissance et ton Messie..."
Marthe, tombée à genoux, est ivre de joie.
Pendant ce temps Lazare continue, toujours plus pris par la fièvre.
Marthe ne comprend pas que c'est la cause de tout :
"Il est venu tant de fois me voir malade, il est juste que j'aille le
trouver pour Lui dire : "Je suis guéri". Je suis guéri ! Je n'ai
plus de douleurs ! Je suis fort. Je veux me lever. Aller. Dieu a voulu
éprouver ma résignation, on m'appellera le nouveau Job..."
Il prend un ton hiératique en faisant de grands gestes :
"Le Seigneur s'émut de la pénitence de Job... et Il lui rendit le double de ce qu'il avait eu. Et le Seigneur bénit les dernières années de Job, plus
encore que les premières... et il vécut jusqu'à... ' Mais non, je ne suis pas Job ! J'étais dans les
flammes et il m'en a retiré, j'étais dans le ventre du monstre et je suis revenu à
la lumière. Je suis donc Jonas, et les trois enfants de
Daniel..."
Haut de page.
407> 544.7 – Le médecin survient, appelé
par quelqu'un. Il l'observe :
"C'est le délire. Je m'y attendais. La corruption du sang brûle le
cerveau."
Il s'efforce de le recoucher et recommande de le tenir, puis il retourne
dehors, à ses décoctions.
Lazare se fâche un peu qu'on le tienne et entre-temps se met
à pleurer comme un enfant.
"Il délire vraiment" dit Marie en gémissant.
"Non. Personne ne comprend rien. Vous ne savez pas croire. Mais oui !
Vous ne savez pas... À cette heure, le Maître sait que Lazare est mourant.
Oui, je l'ai fait, Marie ! Je l'ai fait sans rien te dire..."
"Ah ! malheureuse ! Tu as détruit le miracle !" crie Marie.
"Mais non ! Tu le vois, il a commencé à aller mieux à l'heure où Jonas
a rejoint le Maître. Il délire... Certainement... Il est faible, et il a
encore le cerveau obnubilé par la mort qui déjà le tenait. Mais ce n'est pas
le délire que le médecin croit. Écoute-le ! Est-ce que ce sont des paroles de
délire ?"
En effet Lazare dit :
"J'ai incliné ma tête au décret de mort et j'ai goûté combien il est
amer de mourir. Et voilà que Dieu s'est dit satisfait de ma résignation et me
rend à la vie et à mes sœurs. Je pourrai encore servir le Seigneur et me
sanctifier avec Marthe et Marie... Avec Marie!
544.8 – Qu'est-ce Marie ? Marie c'est
le don de Jésus au pauvre Lazare. Il me l'avait dit... Combien de temps
depuis lors ! "Votre pardon fera plus que tout. Il m'aidera". Il me
l'avait promis : "Elle sera ta joie". Et ce jour que j'étais fâché
parce qu'elle avait amené sa honte ici, près du Saint, quelles paroles pour
l'inviter au retour ! La Sagesse et la Charité s'étaient unies pour toucher
son cœur... Et l'autre jour, qu'il me trouva à m'offrir pour elle, pour sa
rédemption ?... Je veux vivre, pour jouir d'elle qui est rachetée ! Je veux
louer avec elle le Seigneur ! Fleuves de larmes, affronts, honte, amertume...
tout m'a pénétré et a tué ma vie par sa faute... Voici le feu, le feu de la
fournaise ! Il revient, avec le souvenir... Marie de Théophile et d'Euchérie,
ma sœur : la prostituée. Elle pouvait être reine et elle s'est rendue fange,
une fange que même le porc piétine.
Haut
de page.
408> Et ma mère qui meurt. Et ne plus
pouvoir aller parmi les gens sans devoir supporter leurs mépris. À cause
d'elle ! Où es-tu, malheureuse ? Le pain te manquait, peut-être, pour que tu
te vendes comme tu t'es vendue ? Qu'as-tu sucé au sein de ta nourrice ? Ta
mère, que t'a-t-elle enseigné ? L'une la luxure ?
L'autre le péché ? Va-t'en ! Déshonneur de notre maison!".
Sa voix est un cri. Il semble fou. Marcelle et Noémie se hâtent de fermer
hermétiquement les portes et de descendre les lourds rideaux pour atténuer la
résonance, alors que le médecin, revenu dans la pièce, s'efforce inutilement
de calmer le délire qui devient de plus en plus furieux.
Marie, jetée à terre comme une loque, sanglote sous
l'inexorable accusation du mourant qui continue :
"Un, deux, dix amants. L'opprobre d'Israël passait de bras en bras... Sa
mère mourait. Elle frémissait dans ses amours obscènes. Bête fauve ! Vampire
! Tu as sucé la vie de ta mère. Tu as détruit notre joie. Marthe sacrifiée à
cause de toi. On n'épouse pas la sœur d'une courtisane. Moi... Ah ! moi !
Lazare, cavalier, fils de Théophile... Sur moi crachaient les gamins d'Ophel
!! "Voilà le complice d'une adultère et d'une immonde" disaient
scribes et pharisiens et ils secouaient leurs vêtements pour marquer qu'ils
repoussaient le péché dont j'étais souillé à son contact ! "Voici le
pécheur ! Celui qui ne sait pas frapper le coupable est coupable lui
aussi" criaient les rabbis quand je montais au Temple, et moi je suais
sous le feu des pupilles des prêtres... Le feu. Toi ! Tu vomissais le feu que
tu avais en toi car tu es un démon, Marie. Tu es dégoûtante. Tu es
l'anathème. Ton feu prenait tous, car il était fait de nombreux feux et il y
en avait pour les luxurieux qui paraissaient des poissons pris au tramail,
quand tu passais... Pourquoi ne t'ai-je pas tuée ? Je brûlerai dans la
Géhenne pour t'avoir laissée vivre en ruinant tant de familles, en donnant du
scandale à mille... Qui dit : "Malheur à celui par qui vient le
scandale" ? Qui le dit ? Ah ! le Maître ! Je veux le Maître ! Je le veux
! Pour qu'il me pardonne. Je veux Lui dire que je ne pouvais pas la tuer
parce je l'aimais... Marie était le soleil de notre maison... Je veux le
Maître ! Pourquoi n'est-il pas ici ? Je ne veux pas vivre ! Mais avoir le
pardon du scandale que j'ai donné en laissant vivre le scandale. Je suis déjà
dans les flammes. C'est le feu de Marie. Il m'a pris. Il prenait tout le
monde. Afin de donner de la luxure pour elle, de la haine pour nous, et
brûler ma chair.
Haut
de page.
409> Au loin ces couvertures, au loin
tout ! Je suis dans le feu. Il m'a pris chair et esprit. Je suis perdu à
cause d'elle. Maître ! Maître ! Ton pardon ! Il ne vient pas. Il ne peut
venir dans la maison de Lazare. C'est une fosse à fumier à cause d'elle.
Alors... je veux oublier. Tout. Je ne suis plus Lazare. Donnez-moi du vin.
Salomon le dit : "Donnez du vin à ceux qui ont le cœur déchiré,
qu'ils boivent et oublient leur misère et qu'ils ne se rappellent plus leur
douleur".
Je ne veux plus me rappeler. Ils disent tous : "Lazare est riche, c'est
l'homme le plus riche de la Judée". Ce n'est pas vrai. Tout n'est que
paille. Ce n'est pas or. Et les maisons ? Des nuages. Les vignes, les
oasis, les jardins, les oliveraies ? Rien. Tromperie. Je suis Job. Je n'ai
plus rien.
J'avais une perle. Belle ! De valeur infinie. C'était mon orgueil. Elle s'appelait Marie. Je ne l'ai plus. Je suis pauvre. Le plus
pauvre de tous. De tous le plus trompé... Même Jésus m'a trompé. Car il
m'avait dit qu'il me l'aurait rendue, et au contraire elle... Où est-elle ?
La voilà. On dirait une courtisane païenne, la femme d'Israël, fille d'une sainte
! À demi-nue, ivre, folle... Et autour... les yeux fixés sur le corps nu de
ma sœur, la meute de ses amants... Et elle rit d'être admirée et convoitée
ainsi. Je veux réparer mon crime. Je veux aller à travers Israël pour dire :
"N'allez pas chez ma sœur. Sa maison, c'est le chemin de l'enfer, et il
descend dans les abîmes de la mort". Et puis je veux aller la trouver et
la piétiner, car il est dit : "Toute femme impudique sera piétinée comme
une ordure sur le chemin".
Oh ! Tu as le courage de te montrer à moi qui meurs déshonoré, détruit par
toi ? À moi qui ai offert ma vie pour le rachat de
ton âme, et sans résultat ? Comment je te voulais, dis-tu ? Comment je te
voulais pour ne pas mourir ainsi ? Voici comment je te voulais : comme
Suzanne, la chaste.
Tu dis qu'ils t'ont tentée.
? Et n'avais-tu pas un frère pour te défendre ? Suzanne, d'elle-même, a
répondu : "Il vaut mieux pour moi tomber entre vos mains que de pécher
en présence du Seigneur",
et Dieu fit briller sa candeur.
Moi, je les aurais dites les paroles contre ceux qui te tentaient et je
t'aurais défendue.
Mais Toi ! Tu t'en es allée.
Haut
de page.
410> Judith était veuve,
et elle vivait seule dans sa pièce écartée, portant le cilice sur ses côtés
et jeûnant,
et elle était en grande estime auprès de tous parce qu'elle craignait le
Seigneur,
et d'elle on chante : "Tu es la gloire de Jérusalem, la joie d'Israël,
l'honneur de notre peuple
parce que tu as agi virilement et que ton cœur a été fort, parce que tu as
aimé la chasteté et qu'après ton mariage tu n'as pas connu d'autre homme. À
cause de cela, le Seigneur t'a rendue forte et tu seras bénie éternellement".
Si Marie avait été comme Judith, le Seigneur m'aurait guéri. Mais il ne l'a
pas pu à cause d'elle. C'est pour cela que je n'ai pas demandé de guérir. Il
ne peut y avoir de miracle là où elle est. Mais mourir, souffrir, ce n'est
rien. Dix et dix fois plus, une mort et une mort pour qu'elle se sauve. Oh !
Seigneur Très-Haut ! Toutes les morts ! Toute la douleur ! Mais Marie sauvée
! Jouir d'elle une heure, une seule heure ! D'elle redevenue sainte, pure
comme dans son enfance ! Une heure de cette joie ! Me glorifier d'elle, la
fleur d'or de ma maison, la gentille gazelle aux doux yeux, le rossignol du
soir, l'amoureuse colombe... Je veux le Maître pour Lui dire que je veux cela
: Marie ! Marie ! Viens ! Marie ! Quelle douleur a ton frère, Marie ! Mais si
tu viens, si tu te rachètes, ma douleur devient douce. Cherchez Marie !
544.9 – C'est la fin ! Je meurs !
Marie ! Faites de la lumière ! De l'air... Je... J'étouffe... Oh ! quelle
chose je ressens !...".
Le médecin fait un geste et dit :
"C'est la fin. Après le délire, la torpeur et puis la mort. Mais il peut
avoir un réveil de l'intelligence. Approchez-vous, toi surtout. Il en aura de
la joie" et, après avoir recouché Lazare, épuisé après tant d'agitation,
il va trouver Marie qui n'a pas cessé de pleurer par terre en gémissant :
"Faites-le taire !"
Il la relève et l'amène au lit.
Lazare a fermé les yeux, mais il doit souffrir atrocement. Ce n'est que
frémissement et contraction. Le médecin essaie de le secourir avec des
potions... Il se passe ainsi un certain temps.
Lazare ouvre les yeux. Il paraît avoir oublié ce qu'il était auparavant, mais
il est conscient. Il sourit à ses sœurs et cherche à prendre leurs mains, à
répondre à leurs baisers. Il pâlit mortellement. Il gémit :
Haut
de page.
411> "J'ai froid..."
Et il claque des dents en cherchant à se couvrir jusqu'à la bouche. Il gémit :
"Nicomède, je ne résiste plus à la souffrance. Les loups m'écharnent les
jambes et me dévorent le cœur. Quelle douleur ! Et si l'agonie est ainsi, que
sera la mort ? Comment faire ? Oh ! si j'avais le Maître ici ! Pourquoi ne me
l'a-t-on pas amené ? Je serais mort heureux sur son sein..."
Il pleure.
Marthe regarde Marie sévèrement. Marie comprend son coup d'œil et, encore
accablée par le délire de son frère, elle se trouve prise de remords. Elle se
penche, agenouillée comme elle l'est contre le lit, pour baiser la main de
son frère et elle gémit :
"C'est moi la coupable. Marthe voulait le faire depuis deux jours déjà.
Mais je n'ai pas voulu, car Lui nous avait dit de ne le prévenir qu'après ta
mort. Pardonne-moi ! Toute la douleur de la vie, je te l'ai donnée... Et
pourtant je t'ai aimé et je t'aime, frère. Après le Maître, c'est toi que
j'aime plus que tous, et Dieu voit que je ne mens pas. Dis-moi que tu
m'absous du passé, donne-moi la paix...".
"Domina ! rappelle le médecin. Le malade n'a pas besoin
d'émotions."
"C'est vrai... Dis-moi que tu me pardonnes de t'avoir refusé
Jésus..."
"Marie ! C'est pour toi que Jésus est venu ici... et
c'est pour toi qu'il y vient... car tu as su aimer plus que tous... Tu m'as
aimé plus que tous... Une vie... de délices ne m'aurait pas... ne m'aurait
pas donné la... joie dont tu m'as fait jouir... Je te bénis... Je te dis...
que tu as bien fait... d'obéir à Jésus... Je ne savais pas... Je sais... Je
dis... c'est bien...
544.10 – Aidez-moi à mourir !... Noémie...
tu étais capable de... me faire dormir... autrefois... Marthe... bénie... ma
paix... Maximin... avec Jésus. Aussi... pour moi... Ma
part... aux pauvres... à Jésus... pour les pauvres... Et pardonnez... à
tous... Ah ! quels spasmes !... De l'air !... De la lumière !... Tout
tremble... Vous avez comme une lumière autour de vous et elle m'éblouit
quand... je vous regarde... Parlez... fort..."
Il a mis sa main gauche sur la tête de Marie, et il a abandonné la droite
dans les mains de Marthe. Il halète...
Haut
de page.
412> On le soulève avec précaution pour
ajouter des oreillers, et Nicomède lui fait prendre encore des gouttes de
potion. Sa pauvre tête s'enfonce et retombe dans un abandon mortel. Toute sa
vie est dans la respiration. Pourtant il ouvre les yeux et regarde Marie qui
soutient sa tête, et il lui sourit en disant :
"Maman ! Elle est revenue... Maman ! Parle ! Ta voix. Tu sais... le
secret... de Dieu... Ai-je servi... le Seigneur ?..."
Marie, d'une voix rendue blanche par la peine, murmure :
"Le Seigneur te dit : Viens avec Moi, serviteur bon et fidèle, car tu as
écouté toutes mes paroles et aimé le Verbe que j'ai envoyé".
"Je n'entends pas ! Plus fort !"
Marie répète plus fort...
"C'est vraiment maman !..." dit Lazare satisfait et il abandonne sa
tête sur l'épaule de sa sœur...
Il ne parle plus. Seulement des gémissements et des tremblements
spasmodiques, seulement la sueur et le râle. Insensible désormais à la Terre,
aux affections, il sombre dans le noir toujours plus absolu de la mort. Les
paupières descendent sur les yeux devenus vitreux où brille une dernière
larme.
"Nicomède ! Il se laisse aller ! Il se refroidit !..." dit Marie.
"Domina, la mort est un soulagement pour lui."
"Garde-le en vie ! Demain Jésus est
certainement ici. Il sera parti tout de suite. Peut-être il a pris le cheval
du serviteur ou une autre monture" dit Marthe. Et s'adressant à sa sœur
: "Oh ! si tu m'avais laissée l'appeler plus tôt !" Puis au médecin
: "Fais-le vivre !" lui impose-t-elle convulsée.
Le médecin ouvre les bras. Il essaie des cordiaux, mais Lazare n'avale plus.
Le râle augmente... augmente... Il est déchirant...
"Oh ! on ne peut plus l'entendre !" gémit Noémie.
"Oui. Il a une longue agonie..." dit le médecin.
Mais il n'a pas encore fini de le dire que, avec une convulsion de toute sa
personne qui se cambre et puis s'abandonne, Lazare exhale le dernier soupir.
544.11 – Les sœurs crient... en voyant
ce spasme, en voyant cet abandon. Marie appelle son frère, en le baisant.
Marthe s'accroche au médecin qui se penche sur le mort et dit :
Haut
de page.
413> "Il a expiré. Désormais il est trop tard pour
attendre le miracle. Il n'y a plus à attendre. Trop tard !... Je me retire,
Dominae. Je n'ai plus de raison de rester. Ne tardez pas pour les funérailles
car il est déjà décomposé."
Il abaisse les paupières sur les yeux du mort et dit encore en le regardant :
"Malheur ! C'était un homme vertueux et intelligent. Il ne devait pas
mourir !"
Il s'incline vers les deux sœurs, qu'il salue. "Dominae ! Salve !"
et il s'en va.
Les pleurs emplissent la pièce. Marie désormais n'a plus de force et elle se
renverse sur le corps de son frère en criant ses remords, en demandant son
pardon. Marthe pleure dans les bras de Noémie.
Puis Marie s'écrie :
"Tu n'as pas eu foi, ni obéissance. Je l'ai tué une première fois; toi,
tu le tues maintenant; moi, par mon péché, toi, par ta désobéissance."
Elle est comme folle. Marthe la soulève, l'embrasse, s'excuse. Maximin, Noémie,
Marcelle essaient de les ramener toutes les deux à la raison et à la
résignation. Ils y parviennent en rappelant Jésus... La douleur devient plus
ordonnée et, pendant que la pièce se remplit de serviteurs en larmes et que
pénètrent ceux qui sont chargés de l'ensevelissement, on conduit les deux
sœurs autre part pour qu'elles pleurent leur douleur.
Maximin qui les conduit dit :
"Il a expiré à la fin du second temps de la nuit."
Et Noémie :
"Il faudra l'ensevelir dans la journée de demain, avant le coucher du
soleil, car le sabbat arrive. Vous avez dit que le Maître veut de grands
honneurs..."
"Oui. Maximin, à toi de t'en occuper. Moi je suis sotte" dit
Marthe.
"Je vais envoyer les serviteurs à ceux qui sont loin et à ceux qui sont
proches, et donner des ordres" dit Maximin qui se retire.
Les deux sœurs pleurent embrassées. Elles ne se font plus de reproches
mutuels. Elles pleurent. Elles essaient de se réconforter...
Haut de page.
414/415> 544.12 – Les heures passent. Le mort
est préparé dans sa pièce. Une longue forme enveloppée dans des bandes sous
le suaire.
"Pourquoi déjà recouvert ainsi ?" s'écrie Marthe, qui en fait des
reproches.
"Maîtresse... Son nez était une puanteur et quand on l'a remué, il a
rejeté du sang corrompu" dit en s'excusant un vieux serviteur.
Les sœurs pleurent plus fort. Lazare est déjà plus loin sous
ces bandes... Un autre pas dans l'éloignement de la mort. Elles le veillent
en pleurant jusqu'à l'aube, jusqu'au retour du serviteur d'au-delà
du Jourdain. Du serviteur qui reste abasourdi mais qui rapporte de la course
qu'il a faite pour apporter la réponse que Jésus vient.
"Il a dit qu'il vient ? Il n'a pas fait de reproches ?" demande
Marthe.
"Non,
maîtresse. Il a dit : "Je viendrai. Dis-leur que je viendrai, et
qu'elles aient foi". Et auparavant il avait dit : "Dis-leur de
rester tranquilles. Ce n'est pas une maladie mortelle, mais c'est la gloire
de Dieu, pour que sa puissance soit glorifiée en son Fils"
"C'est vraiment ce qu'il a dit ? En es-tu sûr ?" demande Marie.
"Maîtresse, tout le long de la route, j'ai répété les paroles !"
"Va, va. Tu es fatigué. Tu as tout bien fait. Mais il est trop tard,
désormais !..." soupire Marthe. Et dès qu'elle reste avec sa sœur, elle
éclate bruyamment en sanglots.
"Marthe, pourquoi ?..."
"Oh ! en plus de la mort, c'est la désillusion ! Marie ! Marie ! Tu ne
réfléchis pas que cette fois le Maître s'est trompé ? Regarde Lazare. Il est
bien mort ! Nous avons espéré au-delà de ce qui est croyable, et cela n'a pas
servi. Quand je l'ai fait appeler, j'ai certainement mal fait, Lazare était
déjà plus mort que vif. Et notre foi n'a pas eu de résultat et de récompense.
Et le Maître nous fait dire que ce n'est pas une maladie mortelle ! Le
Maître, alors, n'est plus la Vérité ? Il ne l'est plus... Oh ! Tout ! Tout !
Tout est fini !"
Marie se tord les mains. Elle ne sait que dire. La réalité est la réalité...
Mais elle ne parle pas. Elle ne dit pas un mot contre son Jésus. Elle pleure.
Elle est vraiment à bout.
|