Le mercredi 5 décembre 1945.
400> 351.1 – Les deux barques prises pour
retourner à Capharnaüm glissent sur un lac invraisemblablement paisible.
C'est une vraie plaque de cristal bleu clair qui se recompose immédiatement
en sa lisse unité après le passage des deux barques. Ce ne sont pas pourtant
les barques de Pierre et de Jacques, mais deux barques louées à Tibériade,
peut-être. Et j'entends Judas qui se lamente un peu, parce qu'il est resté sans argent après cette dépense.
"On a pensé aux autres. Mais à nous ? Comment allons-nous
faire maintenant ? J'espérais que Kouza... mais rien. Nous sommes dans
la situation d'un mendiant, un de ceux si nombreux qui se mettent sur les
routes pour quêter les pèlerins" bougonne-t-il à voix basse à Thomas.
Mais ce dernier, débonnaire, répond :
"Qu'y a-t-il de mal, s'il en est ainsi ? Moi, je ne me préoccupe
absolument pas."
"Oui, mais pourtant, à l'heure du repas, tu as plus d'appétit que tout
le monde !"
"Bien sûr ! J'ai faim. En cela aussi je suis vigoureux. Eh bien,
aujourd'hui, au lieu de demander aux hommes le pain et la pitance, je les
demanderai directement à Dieu."
"Aujourd'hui ! Aujourd'hui ! Mais demain, nous serons dans la
même situation; et de même après-demain, et nous allons vers la Décapole où
nous sommes inconnus, et là les habitants sont à demi païens. Et ce n'est pas
seulement le pain, mais les sandales qui s'en vont en morceaux, et les
pauvres qui nous ennuient, et on pourrait se trouver mal et..."
"Et si tu continues, d'ici peu tu m'auras fait mourir et tu devras
encore penser à mon enterrement. Oh ! que de soucis ! Moi... je
n'en ai vraiment aucun. Je suis joyeux, tranquille comme un enfant qui vient
de naître."
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401> Jésus, qui paraissait absorbé dans
ses pensées, assis à la proue, sur le bord, se tourne et à haute voix il dit
à Judas qui est à la poupe, mais il le dit comme s'il parlait à tout le
monde :
"Que l'on soit sans la moindre piécette, c'est très bien. La paternité
de Dieu brillera encore davantage, même dans les choses les plus
humbles."
"Depuis quelques jours, pour Toi, tout est bien. C'est bien qu'il n'y
ait pas de miracle, bien que l'on ne nous offre rien, bien d'avoir donné tout
ce que nous avions, tout est bien, en somme... Mais moi, je me trouve bien
mal à l'aise... Tu es un cher Maître, un saint Maître, mais pour la vie
matérielle... tu ne vaux rien" dit Judas sans aigreur, comme s'il
faisait des observations à un bon frère qui se glorifie même de sa bonté
imprévoyante.
Et Jésus, en souriant, lui répond :
"C'est ma plus grande qualité d'être un homme qui ne vaut rien pour la
vie matérielle... Et je répète qu'il est bien d'être sans la moindre
piécette."
Il a un sourire lumineux.
351.2 – La barque racle le fond et s'arrête.
Ils en descendent pendant que l'autre barque accoste. Jésus, avec Judas, Thomas, Jude et Jacques,
Philippe et Barthélemy, se dirige vers la maison...
Pierre débarque de l'autre avec Mathieu, les fils de Zébédée, Simon le Zélote
et André. Mais alors que tous se mettent en marche, Pierre reste sur la rive
à parler avec les passeurs qui les ont conduits, et que peut-être il connaît,
et puis il les aide à repartir. Ensuite il remet son vêtement long et remonte
la plage pour aller à la maison.
351.3 – Pendant qu'il traverse la place du
marché, deux hommes viennent à sa rencontre et l'arrêtent en disant :
"Écoute, Simon de Jonas."
"J'écoute. Que voulez-vous ?"
"Ton Maître, seulement parce qu'il est tel,
paie-t-il ou ne paie-t-il pas les deux drachmes dues au Temple ?"
"Bien sûr qu'il les paie ! Pourquoi ne les paierait-il
pas ?"
"Mais... parce qu'il se dit le Fils de Dieu et..."
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402> "Et il l'est, réplique avec décision
Pierre déjà rouge d'indignation. Et il dit pour finir : Pourtant, comme
il est un fils de la Loi, et le meilleur fils de la Loi, il paie ses drachmes
comme tout israélite..."
"Il n'y paraît pas. On nous a dit qu'il ne le fait pas et nous Lui
conseillons de le faire."
"Hum ! grommelle Pierre dont la patience est presque à bout.
Hum !... Mon Maître n'a pas besoin de vos conseils. Allez en paix, et
dites à ceux qui vous envoient que les drachmes seront payées à la première
occasion."
"Payées à la première occasion !... Pourquoi pas tout de
suite ? Qui nous assure qu'il le fera, s'il est toujours çà et là, sans
but ?"
"Pas tout de suite parce que, pour le moment, il ne possède pas la
moindre piécette. Vous pourriez le presser et il n'en sortirait pas la
moindre monnaie. Nous sommes tous sans argent, parce que nous, qui ne sommes
pas des pharisiens, qui ne sommes pas des scribes, qui ne sommes pas des
sadducéens, qui ne sommes pas riches, qui ne sommes pas des espions, qui ne
sommes pas des aspics, nous avons coutume de donner aux pauvres ce que nous
avons, au nom de sa doctrine. Avez-vous compris ? Et pour l'instant, nous
avons tout donné, et tant que le Très-Haut n'y pense pas, nous pouvons mourir
de faim ou nous mettre à quêter au coin de la rue. Dites aussi cela à ceux
qui disent de Lui qu'il est un bambocheur. Adieu !"
Et il les laisse en plan et s'en va en bougonnant tout rouge de colère.
351.4 – Il entre dans la maison et monte
dans la pièce du haut où se trouve Jésus qui écoute quelqu'un qui le prie
d'aller dans une maison sur la montagne derrière Magdala, où il y a quelqu'un
qui meurt.
Jésus congédie l'homme en promettant d'y aller sans tarder et, après son
départ, il s'adresse à Pierre qui est assis pensif dans un coin et il lui
dit :
"Qu'en dis-tu, Simon ? Régulièrement les rois de la terre, de qui
reçoivent-ils les tributs et l'impôt ? De leurs propres enfants ou des
étrangers ?"
Pierre sursaute et il dit :
"Comment sais-tu, Seigneur, ce que je dois te dire ?"
Jésus sourit en ayant l'air de dire : "Laisse tomber" puis il
dit :
"Réponds à ce que je te demande."
"Des étrangers, Seigneur."
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403> "Donc les enfants en sont
exempts, comme de fait il est juste. Car un enfant est du sang et de la
maison de son père et il ne doit payer à son père que le tribut de l'amour et
de l'obéissance. Donc Moi, Fils du Père, je ne devrais pas payer le tribut au
Temple qui est la maison du Père. Tu leur as bien répondu. Mais comme il y a
une différence entre toi et eux, celle-ci : toi, tu crois que je suis le
Fils de Dieu, et eux, comme ceux qui les ont envoyés, ne le croient pas,
aussi, pour ne pas les scandaliser, je vais payer le tribut, et tout de suite
pendant qu'ils sont encore sur la place pour le recevoir."
"Et, avec quoi, si nous n'avons pas la moindre piécette ?"
demande Judas qui s'est approché avec les autres. "Tu vois s'il est
nécessaire d'avoir quelque chose ?"
"Nous allons nous le faire prêter par le maître de maison"
dit Philippe.
Jésus fait signe de la main de se taire et il dit :
"Simon de Jonas, va au rivage et jette,
le plus loin que tu pourras, un filin muni d'un solide hameçon. Et dès que le
poisson va mordre, tire à toi le filin. Ce sera un gros poisson. Sur la rive,
ouvre-lui la bouche, tu y trouveras un statère .
Prends-le. Rejoins ces deux et paie pour toi et pour Moi. Puis apporte le
poisson. Nous le ferons rôtir et Thomas nous
fera la charité d'un peu de pain. Nous mangerons et nous irons tout de suite
trouver celui qui se meurt. Jacques et André, préparez les barques. Nous
irons avec elles à Magdala et, le soir, nous reviendrons à pied pour ne pas
empêcher de pêcher Zébédée et le beau-frère de Simon."
351.5 – Pierre s'en va et on le voit peu
après sur la rive, qui monte sur un petit bateau qui est à l'eau. Il jette un
filin fin et solide, garni d'un petit caillou ou de
plomb vers le bout et qui se termine par le fil fin de la ligne proprement
dite. Les eaux du lac s'ouvrent avec des éclats argentés quand le poids y
plonge, et puis tout redevient tranquille pendant que l'eau revient au calme
en faisant des cercles concentriques...
Mais après un moment, le filin qui était lâche dans les mains de Pierre se
tend et vibre... Pierre tire, tire, tire, alors que la corde subit des
secousses de plus en plus énergiques. À la fin, il donne une saccade et le
filin vole avec sa proie qui voltige en l'air en faisant un arc au-dessus de
la tête du pêcheur et puis s'abat sur le sable jaunâtre où il se contorsionne
par la souffrance de l'hameçon qui lui fend le palais et de l'asphyxie qui
commence.
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404> C'est un magnifique poisson, gros
comme un turbot et qui pèse au moins trois kilos. Pierre enlève l'hameçon de
ses lèvres charnues, lui enfonce son gros doigt dans la gueule, et il en sort
une grosse pièce d'argent. Il la lève entre le pouce et l'index pour la
montrer au Maître qui se trouve sur le parapet de la terrasse, puis il
ramasse le filin, l'enroule, prend le poisson et court vers la place.
Les apôtres sont stupéfaits... Jésus sourit et il dit :
"Et ainsi nous aurons supprimé un scandale..."
351.6 – Pierre rentre :
"Ils allaient venir ici, et avec Éli, le pharisien. J'ai essayé d'être
gentil comme une jeune fille et je les ai appelés en disant :
"Hé ! envoyés du Fisc ! Prenez ! Cela vaut quatre
drachmes, n'est-ce pas ? Deux pour le Maître et deux pour moi. Et nous
sommes quittes, n’est-ce pas ? Au revoir et spécialement à toi, cher
ami, dans la vallée de Josaphat".
Ils se sont fâchés parce que j'ai dit "Fisc". "Nous
appartenons au Temple et non au Fisc". "Vous percevez les taxes
comme les gabelous. Pour moi tout percepteur appartient au fisc" ai-je
répondu. Mais Éli m'a dit : "Insolent ! Tu me souhaites la
mort ?" "Non, ami ! Pas du tout. Je te souhaite un
heureux voyage vers la vallée de Josaphat : Tu ne vas pas pour la Pâque
à Jérusalem ? Nous pourrons donc nous rencontrer là, ami". "Je
ne le désire pas, et je ne veux pas que tu te permettes de me dire ton
ami". "En effet, c'est trop d'honneur" lui ai-je répondu. Et
je suis parti. Le plus beau, c'est qu'il y avait la moitié de Capharnaüm pour
voir que j'ai payé pour Toi et pour moi. Et ce vieux serpent ne pourra plus
rien dire."
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