Le
dimanche 14 octobre 1945.
51> 302.1 - De l'eau, de l'eau, de l'eau... Les apôtres,
peu satisfaits de cette marche sous la pluie, insinuent à Jésus qu'il
vaudrait mieux s'abriter à Nazareth qui n'est pas loin... et Pierre
dit :
"Puis on pourrait en partir avec l'enfant..."
Le "non" de Jésus est tellement tranchant que personne n'ose
insister. Jésus va en avant tout seul... Les autres derrière, en deux
groupes, renfrognés.
Puis Pierre ne peut y résister et va près de Jésus.
"Maître, tu me veux ?" demande-t-il un peu mortifié.
"Tu m'es toujours cher, Simon. Viens."
Pierre se rassérène. Il trottine aux côtés de Jésus qui, avec ses longs pas,
fait aisément beaucoup de chemin. Après un moment, il dit :
"Maître... ce serait beau d'avoir l'enfant pour la fête..."
Jésus ne répond pas.
"Maître, pourquoi ne me fais-tu pas plaisir ?"
"Simon, tu cours le risque que je t'enlève l'enfant."
"Non ! Seigneur ! Pourquoi ?"
Pierre est épouvanté par la menace et désolé.
"Parce que je ne veux pas que tu sois retenu
par aucune chose. Je te l'ai dit quand je t'ai accordé Marziam. Toi, au
contraire, tu t'enlise dans cette affection."
"Ce n'est pas un péché d'aimer, et d'aimer
Marziam. Tu l'aimes, Toi, aussi…"
"Mais cet amour ne m'empêche pas de me
donner tout entier à ma mission. Tu ne te rappelles pas mes paroles sur les
affections humaines ? Mes conseils, si nets qu'ils sont déjà des ordres,
pour celui qui veut mettre la main à la charrue ?
Tu es en train de te lasser, Simon de Jonas, d'être héroïquement mon
disciple ?"
La voix de Pierre est devenue rauque par les
larmes quand il répond :
"Non, Seigneur. Je me rappelle tout, et je ne suis pas lassé. Mais j'ai
l'impression que c'est le contraire... Que c'est Toi qui es lassé de moi, du
pauvre Simon qui a tout quitté pour te suivre..."
"Qui a tout trouvé en me suivant, veux-tu
dire."
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52> "Non... Oui... Maître... Je suis un pauvre homme,
moi..."
"Je le sais. C'est précisément pour cela que je te travaille. C'est pour
faire d'un pauvre homme un homme, et de celui-ci un saint, mon Apôtre, ma
Pierre. Je suis dur pour te rendre dur. Je ne veux pas que tu sois mou comme
cette boue. Je veux que tu sois un bloc taillé, parfait : la Pierre de
base. Ne comprends-tu pas que cela c'est de l'amour ? Tu ne te souviens
pas du Sage ? Lui dit que
celui qui aime est sévère.
302.2 - Mais comprends-moi !
Comprends-moi, toi, au moins ! Ne vois-tu pas comme je suis accablé,
désolé par tant d'incompréhensions, par trop de feintes, par de nombreux
manques d'amour et par des déceptions encore plus nombreuses ?"
"Tu es... tu es ainsi, Maître ?
Oh ! Miséricorde divine ! Et moi, je ne m'en apercevais pas !
La grande bête que je suis !... Mais depuis quand ? Mais par
qui ? Dis-le moi..."
"Inutile. Tu n'y pourrais rien faire. Je n'y
puis rien Moi non plus…"
"Je ne pourrais réellement rien faire pour te
soulager ?"
"Je te l’ai dit : comprendre que ma
sévérité est de l'amour. Voir dans toute ma conduite à ton égard
l'amour."
"Oui, oui. Je ne parle plus, mon Maître bien
cher ! Je ne parle plus. Et Toi, pardonne à cette grande bête que je
suis. Donne-moi la preuve que tu me pardonnes..."
"La preuve ! Vraiment ma parole devrait
te suffire, mais je te la donne. Écoute : je ne puis aller à Nazareth,
car à Nazareth il y a Jean d'En-Dor et Syntica, en plus de Marziam. Et cela
ne doit pas être connu."
"Même de nous ? Pourquoi ?…
Ah !… Maître ?! Maître ?! tu te méfies de quelqu’un de
nous ?"
"La prudence enseigne que quand une chose
doit être tenue secrète, c'est déjà trop que deux en soient au courant. On
peut faire du mal même avec une parole qui échappe. Et ce n'est pas tous, ni
toujours, que vous êtes réfléchis."
"Vraiment... je ne le suis pas moi non plus.
Mais quand je veux, je sais garder le silence. Et maintenant, je me tairai.
Oh ! oui, je me tairai. Je ne serais plus Simon de Jonas si je ne sais
pas me taire. Merci, Maître, de ton estime. C'est une grande preuve
d'amour...
302.3 - Alors maintenant on va à
Tarichée ?"
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53> "Oui. De là, avec les barques, à Magdala. Je dois
retirer l'or des joyaux."
"Tu vois si je sais me taire. Je n'ai jamais rien dit à Judas, tu
sais ?"
Jésus ne commente pas l'interruption. Il poursuit :
"Une fois que j'aurai l'or, je vous mets tous en liberté jusqu'au
lendemain des Encénies. Si je veux quelqu’un de vous, je l'appellerai à
Nazareth. Les juifs, sauf Simon le Zélote, accompagneront les sœurs de Lazare
et leurs servantes, et en plus Élise de Béthsur, à
la maison de Béthanie. Puis ils iront dans leurs foyers pour les Encénies. Il
me suffira qu'ils soient de retour pour la fin de Scebat quand nous reprendrons les voyages. Cela, tu es seul à
le savoir, n'est-ce pas, Simon Pierre ?"
"Moi seul le sais. Mais... tu devras pourtant le dire..."
"Je le dirai au moment voulu. Maintenant, va vers tes compagnons et sois
assuré de mon amour."
Pierre obéit, content, et Jésus s'enfonce de nouveau dans ses pensées.
302.4 - Les vagues se brisent sur la petite plage
de Magdala quand les deux barques y abordent à la fin d'un après-midi de
novembre. Ce ne sont pas de fortes vagues, mais elles sont toujours
désagréables pour ceux qui débarquent, car les vêtements se mouillent. Mais
la perspective de se trouver bientôt dans la maison de Marie de Magdala fait
supporter sans murmurer le bain indésirable.
"Mettez
à l'abri les barques et rejoignez-nous" dit Jésus aux mousses.
Et il se met tout de suite en chemin le long de la côte, car ils ont débarqué
dans une petite cale en dehors de la ville, là où se trouvent d'autres
barques de pêcheurs de Magdala.
"Judas de Simon et Thomas, venez ici, avec Moi" appelle Jésus.
Les deux accourent.
"J'ai décidé de vous confier une charge de confiance qui sera aussi une
joie. La charge sera d'accompagner les sœurs de Lazare à Béthanie et, avec
elles, Élise. Je vous estime assez pour vous confier les disciples. En même
temps, vous porterez une lettre de Moi à Lazare. Puis, après vous être
acquittés de cette charge, vous irez chez vous pour les Encénies... Ne
m'interromps pas, Judas.
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54> Nous ferons tous les Encénies dans nos maisons,
cette année. C'est un hiver trop pluvieux pour pouvoir voyager. Vous voyez
aussi que les malades se font rares. Nous en profiterons donc pour nous
reposer et faire plaisir à nos familles. Je vous attends à Capharnaüm pour la
fin de Shebat."
"Mais Toi, tu restes à Capharnaüm ?" demande Thomas.
"Je ne suis pas encore sûr où je resterai. Ici ou là, pour Moi, c'est
égal. Il suffit que ma Mère soit proche."
"Je préférerais faire les Encénies avec Toi" dit l'Iscariote.
"Je le crois. Mais obéis, si tu veux me faire plaisir. D'autant plus que
votre obéissance vous donnera la possibilité d'aider les disciples revenus
s'éparpiller un peu partout. Il faut bien que vous m'aidiez en cela !
Dans les familles, ce sont les aînés qui aident les parents à former les fils
plus jeunes. Vous êtes les frères aînés des disciples qui sont vos cadets, et
vous devez être heureux que je me fie à vous. Cela prouve que je suis content
de votre récent travail."
302.5 - Thomas dit simplement :
"Tu es trop bon, Maître. Mais quant à moi, je chercherai à faire encore
mieux maintenant. Il me déplaît pourtant de te quitter... Mais cela passera
vite... Et mon vieux père sera content de m'avoir pour la fête... et aussi
mes sœurs... Et ma jumelle !... Elle doit avoir eu, ou est sur le point
d'avoir, un enfant... Mon premier neveu... Si c'est un garçon et s'il naît
pendant que je serai là, quel nom lui donner ?"
"Joseph."
"Et si c'est une fille ?"
"Marie. Il n'y a pas de noms plus doux."
Mais Judas, fier de la charge, déjà se pavane et fait projets sur projets...
Il a absolument oublié qu'il s'éloignait de Jésus et que peu de temps avant,
vers les Tabernacles, si je m'en souviens bien, il avait renâclé comme un
poulain sauvage, à l'ordre de Jésus de se séparer de Lui pendant quelque
temps et perd aussi absolument de vue le soupçon, qu'il avait eu alors, que
c'était un désir de Jésus de l'éloigner. Il oublie tout... et il est heureux
d'être considéré comme quelqu'un à qui on puisse confier des charges
délicates. Il promet :
"Je t'apporterai beaucoup d'argent pour les pauvres"
Il sort sa bourse et dit :
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55> "Voilà, prends. C'est tout ce que nous avons. Je
n'ai rien d'autre. Donne-moi le viatique pour notre voyage de Béthanie à la
maison."
"Mais, nous ne partons pas ce soir" objecte Thomas.
"Peu importe. Il n'est plus besoin d'argent dans la maison de Marie et
donc... Bienheureux de ne plus avoir à en manier... A mon retour,
j'apporterai à ta Mère des graines de fleurs. Je me les ferai donner par ma
mère. Je veux apporter aussi un cadeau à Marziam..."
Il est exalté. Jésus le regarde...
302.6 - Ils sont maintenant à la maison de
Marie de Magdala. Ils se font reconnaître et ils entrent tous. Les femmes accourent
joyeuses à la rencontre du Maître, venu s'abriter à leur foyer...
Et c'est après le souper, quand les apôtres fatigués se sont retirés que
Jésus, assis au milieu d'une salle dans le cercle des femmes disciples, leur
fait part de son désir qu'elles partent au plus tôt. Aucune d'elles ne
proteste, au contraire des apôtres. Elles inclinent la tête pour marquer leur
assentiment, et puis elles sortent pour préparer leurs bagages. Mais Jésus
rappelle Marie-Magdeleine qui est déjà sur le seuil.
"Eh bien, Marie, pourquoi m'as-tu dit tout bas à mon arrivée :
"Je dois te parler en secret" ?"
"Maître, j'ai vendu les pierres précieuses. À Tibériade. C'est Marcelle
qui les a vendues avec l'aide d'Isaac. J'ai la somme dans ma chambre. J'ai
voulu que Judas n'en vît rien…" et elle rougit vivement.
Jésus la regarde fixement, mais ne dit pas un mot. Marie-Magdeleine sort pour
revenir avec une lourde bourse qu'elle donne à Jésus :
"Voici" dit-elle. "Elles ont été bien payées."
"Merci, Marie."
"Merci, Rabbouni, de m'avoir demandé ce
service. As-tu autre chose à me demander ? ..."
"Non, Marie. Et toi, as-tu autre chose à me dire ?"
"Non, Seigneur. Bénis-moi, mon Maître."
302.7 - "Oui. Je te bénis... Marie...
Es-tu contente de retourner vers Lazare ? Pense que je ne suis plus en
Palestine. Tu retournerais volontiers à la maison, alors ?"
"Oui, Seigneur. Mais..."
"Achève, Marie. N'aie pas peur de me dire ta pensée."
"Mais j'y serais retournée plus volontiers si à la place de Judas de
Kérioth il y avait Simon le Zélote, grand ami de notre famille."
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56> "J'en ai besoin pour une mission importante."
"Tes frères, alors, ou bien Jean au cœur de colombe. Tous, voilà, sauf
lui... Seigneur, ne me regarde pas sévèrement... Qui a goûté à la luxure en
sent le voisinage... Je ne la crains pas. Je sais mettre en place quelqu'un
qui est bien plus que Judas. Et c'est ma terreur de n'être pas pardonnée, et
c'est mon moi, et c'est Satan qui certainement me tourne autour, et c'est
le monde... Mais si Marie de Théophile n'a peur de personne, Marie de Jésus a
le dégoût du vice qui l'avait subjuguée, et la... Seigneur... L'homme qui se
livre aux sens me dégoûte..."
"Tu n'es pas seule dans le voyage, Marie. Et avec toi, je suis certain
que lui ne reviendra pas en arrière... Rappelle-toi que je dois faire partir
Syntica et Jean pour Antioche, et qu'il ne faut pas que la chose soit connue
par un imprudent..."
"C'est vrai. Alors, j'irai... Maître, quand nous
reverrons-nous ?"
"Je ne sais pas, Marie. Peut-être seulement à Pâque. Va en paix,
maintenant. Je te bénis ce soir et chaque soir et avec toi, ta sœur et le bon
Lazare."
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