Le samedi 18 août
1945.
219> 256.1 – Aperçus par quelques vignerons
qui passent par le verger, chargés de paniers d'un raisin blond comme s'il
était fait avec de l'ambre, les apôtres se voient interrogés.
"Vous êtes des voyageurs ou des étrangers ?"
"Nous sommes galiléens et nous allons vers le Carmel" répond au nom
de tous Jacques de Zébédée qui, avec ses compagnons pêcheurs, se dégourdit
les jambes pour essayer de vaincre un reste de somnolence.
L'Iscariote et Matthieu sont en train de se réveiller sur l'herbe sur
laquelle ils s'étaient allongés, et les plus âgés, au contraire, fatigués,
dorment encore. Jésus parle avec Jean d'En-Dor et Hermastée, pendant que
Marie et Marie de Cléophas se tiennent près d'eux, mais silencieuses.
Les vignerons disent :
"Et vous venez de loin ?"
"De Césarée comme dernière étape. Mais avant, nous étions à Sicaminon et
plus loin encore. Nous venons de Capharnaüm."
"Oh ! quelle longue route en cette saison ! Mais pourquoi
n'êtes-vous pas venus à notre maison ? Elle est là-bas, vous la
voyez ? Nous vous aurions donné de l'eau fraîche pour reposer vos
membres et de la nourriture campagnarde, mais bonne. Venez maintenant."
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220> "Nous allons partir. Dieu vous
récompense tout de même."
"Le Carmel ne va pas s'enfuir sur un char de feu comme son
prophète" dit un paysan mi-sérieux.
"Il ne vient plus de chars du Ciel pour emporter les prophètes. Il n’y a
plus de prophètes en Israël. On dit que Jean est déjà mort" dit l'autre
paysan.
"Mort ? Et depuis quand ?"
"C'est ce que nous ont dit des gens venus d'au-delà du Jourdain. Vous le
vénériez ?"
"Nous étions ses disciples."
"Pourquoi l'avez-vous quitté ?"
"Pour suivre l'Agneau de Dieu, le Messie que lui a annoncé. Il y a
encore cela en Israël, hommes. Et il faudrait bien mieux qu'un char de feu
pour le transporter dignement au Ciel !
256.2 – Vous ne croyez pas au
Messie ?"
"Si nous y croyons ! Nous avons décidé qu'une fois la récolte finie
nous irons à sa recherche. On dit qu'il est zélé pour l'obéissance à la Loi
et qu'il va au Temple aux solennités de règle. Nous irons bientôt aux
Tabernacles et nous serons au Temple tous les jours pour le voir. Et si nous
ne le trouvons pas, nous irons à sa recherche jusqu'à ce que nous l'ayons
trouvé. Vous qui le connaissez, dites-nous : est-il vrai qu'il est
presque toujours à Capharnaüm ? Est-il vrai qu'il est grand, jeune,
pâle, blond et qu'il a une voix différente de celle de tous les hommes,
qu'elle touche les cœurs et que les animaux et les plantes
l'entendent ?"
"Tous les cœurs, sauf ceux des pharisiens, Gamla (Gamala). Eux sont
devenus plus revêches."
"Eux ne sont même pas des animaux. Ce sont des démons y compris celui
dont je porte le nom .
Mais dites : est-il vrai qu'il est ainsi, et qu'il est si bon qu'il
parle avec tout le monde, qu'il console tout le monde, qu'il guérit les
maladies et convertit les pécheurs ?"
"Vous le croyez ?"
"Oui, mais nous voudrions le savoir de vous qui le suivez. Oh ! si
vous nous conduisiez à Lui !"
"Mais n'avez-vous pas les vignes à soigner ?"
"Nous avons aussi notre âme à soigner et elle est plus que les vignes.
Est-il à Capharnaüm ? En forçant la marche nous pourrions faire l'aller
et retour en dix jours..."
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221> 256.3 – "Il est ici, celui que
vous cherchez. Il s'est reposé dans votre verger et en ce moment il parle
avec cet homme âgé et ce jeune homme. Il a à côté de Lui sa Mère et la sœur
de sa Mère."
"Celui-là ! … Oh ! Qu’est-ce qu’on fait ?"
Ils restent figés par la stupeur. Ils sont tout yeux pour le regarder. Toute
leur vitalité se concentre dans leurs pupilles.
"Eh bien ! Vous désiriez tant le voir et maintenant vous ne bougez
plus ? Etes-vous devenus des statues de sel ?" plaisante
Pierre.
"Non... c'est que... Mais, est-il simple, le Messie ?"
"Mais que vouliez-vous qu'il fût ? Assis sur un trône fulgurant et
couvert du manteau royal ? Le croyiez-vous un nouvel Assuérus ?"
"Non. Mais... si simple, Lui si saint !"
"Il est simple parce qu'il est saint, homme. Bien,
faisons ainsi... Maître ! Viens, viens ici faire un miracle. Il y a ici
des hommes qui te cherchent et de te voir les a pétrifiés, Viens leur rendre
le mouvement et la parole."
Jésus, qui s'est retourné en s'entendant appeler, se lève en souriant et
vient vers les vignerons qui le regardent tellement stupéfaits qu'ils en
paraissent apeurés.
"Paix à vous. Vous me vouliez ? Me voici" et il fait son geste
habituel d'ouvrir les bras en les tendant un peu, comme pour s'offrir. Les
vignerons tombent à genoux et restent muets.
"Ne craignez pas. Dites-moi ce que vous voulez." Sans parler, ils
tendent les paniers remplis de raisin. Jésus admire les fruits magnifiques
et, en disant : "Merci" allonge la main pour prendre une
grappe et il commence à manger les grains.
"O Dieu Très Haut ! Il mange comme nous !" dit en
soupirant celui qu'on appelle Gamla.
Il est impossible de ne pas rire de cette sortie. Jésus même a un sourire plus accentué, et comme s'il s'excusait, il
dit :
"Je suis le Fils de l'homme !"
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222> 256.4 – Mais son geste a vaincu leur
torpeur extatique, et Gamla dit :
"N'entrerais-tu pas dans notre maison, au moins jusqu'au soir ?
Nous sommes nombreux, car nous sommes sept frères avec nos femmes et nos
enfants, et en plus nos parents âgés qui attendent paisiblement la
mort."
"Allons. Vous, appelez vos compagnons et rejoignez-nous. Mère, viens
avec Marie."
Et Jésus se met en route derrière les paysans qui se sont relevés et marchent
un peu de biais pour le voir marcher. Le sentier est étroit entre les troncs
d'arbres reliés les uns aux autres par les vignes.
Ils ont vite fait d'arriver à la maison, ou plutôt aux maisons car elles
forment un petit carré avec au milieu une large cour commune où se trouve un
puits. On y accède par un couloir profond qui fait office de vestibule et que
l'on ferme certainement la nuit avec le lourd portail.
"La paix soit à cette maison et à ceux qui l'habitent" dit Jésus en
entrant et en levant la main pour bénir. Il l'abaisse ensuite pour caresser
un amour de bébé à moitié nu qui fixe sur Lui un regard extatique. Il est
très gracieux dans sa chemisette sans manches, qui retombe de ses épaules
grassouillettes, debout avec ses pieds nus, avec un doigt dans la bouche et
une croûte de pain trempée dans l'huile dans l'autre menotte.
"C'est David, le bébé. de mon
jeune frère" explique Gamla pendant qu'un autre vigneron entre dans la
maison la plus proche pour prévenir. Puis il en sort pour entrer dans une
autre et il fait ainsi pour toutes, de sorte que des visages de tous âges se
présentent, puis se retirent pour revenir après une toilette sommaire.
256.5 – Assis à l'ombre d'un auvent
qui fait saillie et qu'abrite un figuier gigantesque, se trouve un vieillard
avec un bâtonnet dans les mains. Il ne lève même pas la tête, comme si rien
ne l'intéressait.
"C'est notre père, explique Gamla. Un des vieillards de la maison, car
même la femme de Jacques a amené ici son père resté seul. Et puis il y a la
vieille mère de Lia, la plus jeune épouse. Notre père est aveugle. il s'est formé une taie sur ses pupilles. Il y a tant de
soleil dans les champs ! Tant de chaleur sur la terre ! Pauvre
père ! Il est très triste, mais il est très bon. En ce moment il attend
ses petits-enfants parce qu'ils sont son unique joie."
Jésus se dirige vers le vieillard.
"Que Dieu te bénisse, père."
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223> "Qui que tu sois, que Dieu te
rende ta bénédiction" répond le vieillard en levant la tête dans la
direction de la voix.
"Ton sort est pénible, n'est-ce pas ?" demande doucement Jésus
et il fait signe de ne pas dire qui est celui qui parle.
"Il vient de Dieu, après tant de bien qu'il m'a
donné dans ma longue vie. Comme j'ai reçu le bien de Dieu, je dois accepter
aussi le malheur de ma vue. Il n'est pas éternel, enfin. Il finira sur le
sein d'Abraham."
"Tu parles bien. Ce serait pire si ton âme était aveugle."
"J'ai cherché à lui garder toujours la vue."
"Comment as-tu fait ?"
"Tu es jeune, toi qui parles, ta voix me le montre. Tu ne seras pas
comme ces jeunes de maintenant qui sont tous aveugles parce qu'ils sont sans
religion, hein ? C'est vraiment un grand malheur de ne pas croire et de
ne pas faire ce que Dieu a dit. C'est un vieillard qui te le dit, garçon. Si
tu abandonnes la Loi, tu seras aveugle sur terre et dans l'autre vie. Jamais
plus tu ne verras Dieu. Car il viendra certainement un jour où le Messie
Rédempteur nous ouvrira les portes de Dieu. Je suis trop âgé pour voir ce
jour sur la terre, mais je le verrai du sein d'Abraham. Aussi, je ne me
plains de rien, car j'espère payer par cette ombre mes ingratitudes envers
Dieu et de le mériter pour la vie éternelle. Mais Toi, tu es jeune. Sois
fidèle, fils, pour que le Messie, tu puisses le voir, car le temps est
proche. Le Baptiste l'a dit. Tu le verras. Mais si ton âme est aveugle, tu
seras comme ceux dont parle Isaïe.
Tu auras des yeux et tu ne verras pas."
"Tu voudrais le voir, père ?" demande Jésus
en posant une main sur la tête blanche.
"Je voudrais le voir. Oui. Mais pourtant je préfère m'en aller sans le
voir, au lieu de le voir, moi, et que mes enfants ne le reconnaissent pas.
Moi, j'ai encore l'ancienne foi et elle me suffit. Eux... Oh ! le monde
de maintenant ! ..."
"Père, vois donc le Messie, et que ton
soir soit couronné par la joie" et Jésus fait glisser sa main des
cheveux blancs sur le front jusqu'au menton barbu du vieillard comme pour le
caresser, et en même temps il se penche pour se mettre au niveau de son
visage sénile.
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224> "Oh ! Très Haut
Seigneur ! Mais moi je vois ! Je vois... Qui es-tu avec ce visage
inconnu et pourtant familier, comme si je t'avais déjà vu ? ...Mais...
Oh ! sot que je suis ! Toi qui m'as rendu la vue, tu es le Messie
béni ! Oh ! Oh !"
Le vieillard pleure sur les mains de Jésus qu'il a saisies, les couvrant de
baisers et de larmes. Toute la parenté est en émoi.
Jésus dégage une main et caresse encore le vieillard en disant :
"Oui, c'est Moi. Viens, qu'en plus de mon visage tu connaisses ma
parole."
Et il se dirige vers un escalier qui mène à une terrasse ombragée par une
tonnelle épaisse qui l'ombrage toute entière. Et tout le monde le suit.
256.6 – "J'avais promis de parler
de l'espérance à mes disciples et j'aurais expliqué une parabole. La
parabole, la voilà : ce vieil israélite. C'est le Père des Cieux qui
m'en donne le sujet pour vous enseigner à vous tous la
grande vertu qui, comme les bras d'un joug, soutient la Foi et la
Charité.
Joug plein de douceur.
Gibet de l'humanité comme le bras
transversal de la croix, trône du salut comme appui du serpent salutaire élevé
dans le désert. Gibet de l'humanité. Pont de l'âme, pour qu'elle libère son
vol dans la Lumière, et elle est placée au milieu entre l'indispensable Foi
et la très parfaite Charité, parce que sans l'Espérance il ne peut y avoir de
Foi, et sans l'espérance la Charité meurt.
La Foi présuppose une espérance pleine de certitude. Comment croire arriver à
Dieu si on n'espère pas en sa Bonté ? Comment trouver un appui dans la
vie si on n'espère pas en une éternité ? Comment pouvoir persévérer dans
la justice si on n'est pas animé par l'espérance que chacune de nos bonnes
actions est vue par Dieu et pour en recevoir de Lui une récompense ? De la même manière, comment faire vivre la Charité s'il n'y a
pas en nous l'espérance ? L'espérance précède la Charité et la prépare.
Car un homme a besoin d'espérer pour pouvoir aimer. Les désespérés n'aiment
plus. Voilà l'échelle faite de barreaux et de montants : la Foi c'est
les barreaux, l'Espérance les montants; en haut
c'est la Charité vers laquelle on monte moyennant les deux autres. L'homme
espère pour croire, il croit pour aimer.
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225> 256.7 – Cet homme a su espérer. À sa
naissance, c'était un bébé d'Israël comme tous les autres. Il a grandi avec
les mêmes enseignements que les autres. Il est devenu fils de la Loi comme
tous les autres. Il est devenu homme, époux, père, vieillard, en espérant
toujours dans les promesses faites aux patriarches et répétées par les
prophètes. Dans sa vieillesse, les ombres sont descendues sur ses pupilles,
mais pas dans son cœur. En lui est toujours restée allumée l'Espérance.
L'espérance de voir Dieu, de voir Dieu dans l'autre vie. Et, dans l'espérance
de cette vie éternelle, une espérance plus intime et plus chère :
"voir le Messie". Et il m'a dit, ne sachant pas quel était le jeune
homme qui lui parlait : "Si tu abandonnes la Loi, tu seras aveugle
sur la terre et au Ciel. Tu ne verras pas Dieu et tu ne reconnaîtras pas le
Messie". Il a parlé en sage.
Il y en a trop maintenant en Israël qui sont aveugles. Ils n'ont plus
l'espérance parce que l'a tuée en eux la révolte contre la Loi, qui est
toujours révolte, même si elle se cache sous des ornements sacrés, si
elle n'est pas acceptation intégrale de la parole de Dieu, je dis de
Dieu, je ne parle pas des superstructures qui y ont été mises par l'homme et
qui, parce qu'elles sont trop, et toutes humaines, se trouvent négligées par
ceux mêmes qui les ont établies, et suivies machinalement, par force, avec
lassitude, stérilement par les autres. Ils n'ont plus d'espérance, mais se
moquent des vérités éternelles. Ils n'ont donc plus de Foi ni plus de
Charité. Le joug divin de Dieu donné à l'homme pour
qu'il s'en fasse obéissance et mérite, la croix céleste que Dieu a donnée à
l'homme pour conjurer les serpents du Mal pour en tirer le salut, a perdu son
bras transversal, celui qui soutenait la flamme blanche et la flamme
rouge : la Foi et la Charité, et les ténèbres sont descendues dans leurs
cœurs.
Le vieillard m'a dit : "C'est un grand malheur de ne pas croire et
de ne pas faire ce que Dieu nous a dit". C'est vrai. Je
vous le confirme. C'est pire que la cécité matérielle que l'on peut encore
guérir pour donner à un juste la joie de revoir le soleil, les prés, les
fruits de la terre, les visages des fils et petits-fils et, par-dessus tout,
ce qui était l'espérance de son espérance : "Voir le Messie du
Seigneur". Je voudrais qu'une pareille vertu fût vivante dans l'âme
d'Israël tout entier et particulièrement chez ceux qui sont plus instruits
dans la Loi. Il ne suffit pas d'être allé au Temple ou d'avoir appartenu au
Temple, il ne suffit pas de savoir par cœur les paroles du Livre. Il faut
savoir en faire la vie de notre vie moyennant les trois vertus divines.
Vous en avez un exemple : où elles sont vivantes, tout est facile à
supporter, même le malheur. Car le joug de Dieu est toujours un joug léger
qui pèse seulement sur la chair, mais n'abat pas l'esprit.
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226> 256.8 – Allez en paix, vous qui restez
dans cette maison de bons israélites. Va en paix, vieux père. Que Dieu
t'aime, tu en as la certitude. Termine ta journée de juste en déposant ta
sagesse dans le cœur des petits de ton sang. Je ne puis rester, mais ma
bénédiction reste dans ces murs, riche de grâces comme les grappes de cette
vigne."
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