Vision du mercredi 28 mars 1945
161> 611.1 – Joseph d'Arimathie
éteint une des torches, donne un dernier coup d'œil et
se dirige vers l'entrée du sépulcre en tenant allumée et haute la torche qui
reste. "
Marie
s'incline encore une fois pour baiser le Fils à travers
les couvertures. Et elle voudrait le faire en dominant sa peine pour la
contenir à une forme de respect envers le Cadavre qui, déjà embaumé, ne lui
appartient plus. Mais quand elle est toute proche du visage voilé elle ne se
domine plus, et tombe dans une nouvelle crise de désolation.
On la soulève de là non sans peine, on l'éloigné plus difficilement encore du
lit funèbre. On remet en place les toiles dérangées et, c'est plutôt en la
portant qu'en la soutenant, qu'on éloigne la pauvre Mère. Elle s'éloigne le
visage tourné en arrière, pour voir, pour voir son Jésus qui reste seul dans
l'obscurité du tombeau.
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162> 611.2 – Ils sortent dans le jardin
silencieux dans la lumière du soir. Déjà la clarté relative qui est revenue
après la tragédie du Golgotha, commence à s'affaiblir à cause de la nuit qui
descend. Et là, dans le verger de Joseph, sous les branchages épais bien qu'encore
sans feuillage et à peine garnis des boutons blancs rosés des pommiers,
étrangement retardés alors qu'ailleurs ils sont couverts de fleurs épanouies
et même déjà fécondés en fruits minuscules, la pénombre est encore plus
avancée qu'ailleurs.
611.3 – Ils
roulent la lourde pierre du tombeau dans son logement. Les longues branches
d'un rosier ébouriffé descendent du haut de la grotte vers le sol et semblent
frapper à cette porte de pierre et dire : "Pourquoi te fermes-tu devant
une mère en pleurs ?" Ils paraissent pleurer eux aussi les gouttes de
sang des pétales rouges qui s'effeuillent, avec les corolles qui s'étendent
le long de la pierre sombre et les boutons serrés qui frappent contre
l'inexorable fermeture. Mais bientôt cette porte du tombeau sera mouillée
d'autre sang et d'autres larmes.
Marie, jusqu'alors soutenue par Jean
et suffisamment tranquille dans ses sanglots, se dégage
de l'apôtre et avec un cri, qui je crois a fait trembler même les fibres des
plantes, elle se jette contre la porte, s'attaque à sa saillie pour la
repousser. Elle s'écorche les doigts et se brise les ongles sans y réussir et
elle fait pression jusque avec sa tête contre la saillie rêche. Et son
gémissement a quelque chose du rugissement d'une lionne qui s'évanouit sur le
seuil de la trappe où sont renfermés ses petits, pleine de tendresse et féroce
par son amour de mère.
Elle n'a plus rien de la douce Vierge de Nazareth, de la femme patiente que
l'on connaissait jusque-là. C'est la mère seulement et simplement la mère
attachée à son enfant par toutes les fibres et tous les nerfs de sa
chair et de son amour. C'est la plus vraie "maîtresse" de cette
chair qu'elle a engendrée, l'unique maîtresse après Dieu, et elle ne veut pas
que lui soit dérobée cette propriété. C'est la "reine" qui défend
son diadème : le fils, le fils, le fils.
Toute la révolte et toutes les révoltes qu'en trente-trois ans toute autre
femme aurait eues contre l'injustice du monde envers son enfant, toutes les
férocités saintes et licites que toute autre mère aurait eues durant ces
dernières heures pour frapper et tuer avec ses mains et ses dents les
assassins de son enfant, toutes ces choses que par amour du genre humain elle
a toujours domptées, s'agitent maintenant dans son cœur, bouillent dans son
sang et, douce aussi dans la douleur qui la fait délirer, elle ne fait pas
d'imprécations, elle ne s'acharne pas. Mais elle demande seulement à la
pierre qu'elle s'ouvre, qu'elle lui cède le pas car sa place est à
l'intérieur, où Lui est. Mais elle demande seulement aux hommes, impitoyables
dans leur pitié, de lui obéir et d'ouvrir.
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163> Après avoir frappé et ensanglanté avec ses
mains la pierre qui résiste, elle se tourne, elle s'appuie les bras ouverts,
en embrassant encore les deux bords de la pierre et, terrible dans sa majesté
de Mère Douloureuse, elle commande : "Ouvrez ! Vous ne voulez pas ? Eh
bien, moi je reste ici. À l'intérieur, non ? Alors ici, à l'extérieur. C'est
ici qu'est mon pain et mon lit. C'est ici qu'est ma demeure. Je n'ai pas
d'autres maisons ni d'autre but. Vous, éloignez-vous. Retournez dans ce monde
affreux. Moi je reste là où il n'y a pas de cupidité, ni d'odeur de
sang."
"Tu ne peux pas, Femme !"
"Tu ne peux pas, Mère !"
"Tu ne peux pas, chère Marie !"
Ils cherchent à lui détacher les mains de la pierre, effrayés par ces yeux
qu'ils ne connaissent pas encore avec cette lueur qui les rend durs et
impérieux, vitreux, phosphorescents.
611.4 – La
violence n'est pas le fait des doux et les humbles ne savent pas persister
dans l'orgueil... Et Marie perd tout d'un coup la véhémence de sa volonté et
le caractère impérieux de son commandement. Elle reprend son doux regard de
colombe torturée, perd la majesté de son geste. Elle reprend un geste
suppliant et elle joint les mains en priant :
"Oh ! laissez-moi ! Au nom de vos morts, au nom des vivants que vous
aimez, ayez pitié d'une pauvre mère !... Écoutez... Écoutez mon cœur. Il a
besoin de paix pour perdre ce battement cruel. Il s'est mis à battre ainsi
là-haut, sur le Calvaire. Le marteau faisait "ton, ton, ton"... et
chaque coup blessait mon Enfant... et retentissait dans mon cerveau et
dans mon cœur... ma tête est pleine de ces coups, et mon cœur battait avec
rapidité comme ce "ton, ton, ton", sur les mains, sur les pieds de
mon Jésus, de mon petit Jésus... Mon Enfant ! Mon Enfant !..."
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164> Il lui revient tout le tourment qui
paraissait calmé après sa prière au Père, près de la table de l'onction. Tous
pleurent.
"J'ai besoin de ne pas entendre de cris ni de coups. Et le monde est
plein de voix et de rumeurs. Toute voix me semble le "grand cri"
qui a pétrifié le sang dans mes veines, et toute rumeur me semble le bruit du
marteau sur les clous. J'ai besoin de ne pas voir de visages d'hommes. Et le
monde est plein de visages... Cela fait presque douze heures que je vois des
visages d'assassins... Judas... les bourreaux... les prêtres... les juifs...
Tous, tous assassins !... Au loin ! Au loin !... Je ne veux plus voir
personne... En tout homme il y a un loup et un serpent. J'éprouve dégoût et
peur pour l'homme... Laissez-moi ici, sous ces arbres tranquilles, sur cette
herbe fleurie... D'ici peu, il y aura les étoiles... Elles ont
toujours été ses amies et les miennes... Hier soir elles ont tenu compagnie à
notre solitaire agonie... Elles savent tant de choses... Elles viennent de
Dieu... Oh ! Dieu ! Dieu !..."
Elle pleure et s'agenouille.
"Paix, mon Dieu ! Il ne me reste que Toi !"
611.5 – "Viens,
ma fille ! Dieu te donnera la paix. Mais viens. Demain, c'est le sabbat pascal.
Nous ne pourrions pas venir t'apporter de la nourriture..."
"Rien ! Rien ! Je ne veux pas de nourriture ! Je veux mon Enfant ! Je me
rassasie de ma douleur et me désaltère de mes pleurs... Ici... Entendez-vous
comme pleure ce petit duc ? Il pleure avec moi, et d'ici peu les rossignols
pleureront. Et demain, dans le soleil, pleureront les calandres et les
fauvettes et tous les oiseaux que Lui aimait, et les tourterelles viendront
avec moi pour battre cette pierre et pour dire, et pour dire :
"Lève-toi, mon amour, et viens ! Amour qui te tiens dans la crevasse du
rocher, dans la cachette de la pente, laisse-moi voir ton visage, laisse-moi
écouter ta voix".
Ah ! que dis-je ! Eux aussi, eux aussi, les assassins sournois, me l'ont
interpellé avec les paroles du Cantique ! Oui, venez, ô filles de Jérusalem,
pour voir votre Roi avec le diadème dont l'a couronné sa Patrie le jour de
son mariage avec la Mort, le jour de son triomphe de Rédempteur !"
"Regarde, Marie ! Les gardes du Temple arrivent. Allons, pour qu'ils ne
te méprisent pas."
"Les gardes ? Leur mépris ? Non. Ce sont des lâches, des lâches. Et si je marchais sur eux, terrible dans ma douleur, ils fuiraient
comme Satan devant Dieu.
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165> Mais je me souviens que je suis
Marie... et je ne les frapperai pas comme j'en aurais le droit. Je resterai
bonne... ils ne me verront même pas. Et s'ils me voient et me demandent;
"Que veux-tu ?", je leur dirai: "L'aumône de respirer l'air
embaumé qui sort de cette fente". Je dirai: "Au nom de votre
mère". Tous ont une mère... le bon larron l'a dit aussi..."
"Mais ces gens sont pires que des larrons. Ils vont t'insulter."
"Oh !... y a-t-il encore
une insulte que je ne connaisse pas après celles d'aujourd'hui ?"
611.6 – C'est
la Magdeleine
qui trouve la raison qui peut plier la Douloureuse à
l'obéissance.
"Tu es bonne, tu es sainte, et tu crois, et tu es courageuse. Mais nous
que sommes-nous ?... Tu le vois ! La plupart ont fui, ceux qui restent
tremblent. Le doute, qui est déjà en nous, nous dominerait. Tu es la Mère. Tu
n'as pas seulement des droits et des devoirs sur ton Fils, mais des devoirs
et des droits sur ce qui appartient à ton Fils. Tu dois revenir avec nous,
parmi nous, pour nous rassembler, pour nous rassurer, pour nous infuser ta
foi. Tu l'as dit, après ton juste reproche à notre poltronnerie et à notre
mécréance: "Il Lui sera plus facile de ressusciter s'il est débarrassé
de ces bandes inutiles". Moi je te dis : "Si nous arrivons à nous
unir dans la foi en sa Résurrection, c'est plus vite qu'il ressuscitera. Nous
l'appellerons par notre amour..." Mère, Mère de mon Sauveur, reviens
avec nous, toi, amour de Dieu, pour nous donner cet amour que tu possèdes !
Veux-tu donc que se perde de nouveau la pauvre Marie de Magdala que Lui a
sauvée avec tant de pitié ?"
"Non, on me le reprocherait. Tu as raison. Je dois revenir... chercher
les apôtres... les disciples... les parents... tous... Dire... dire :
'croyez'. Dire : 'Il vous pardonne'... À qui l'ai-je déjà dit ? ... Ah !
À l'Iscariote. Il faudra... oui, il faudra le chercher, même lui... car c'est
le plus grand pécheur..."
Marie reste la tète inclinée sur la poitrine, elle
tremble comme par dégoût, et puis elle dit :
"Jean, tu le chercheras et me l'amèneras. Tu dois le faire, et moi je
dois le faire. Père, que même cela soit fait pour la Rédemption de
l'Humanité. Allons."
Elle se lève. Ils sortent du jardin à moitié obscur. Les gardes les regardent
sortir sans intervenir.
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166> 611.7 – La route, poussiéreuse et
bouleversée par le fleuve de peuple qui l'a parcourue et frappée de ses
pieds, de ses pierres et de ses matraques, fait une courbe autour du Calvaire
pour arriver à la voie maîtresse qui est parallèle aux murs.
Et ici sont encore plus intenses les traces de l'événement. Deux fois Marie
pousse un cri et se penche pour étudier le sol avec une mauvaise lumière, car
il lui semble voir du sang et elle pense que c'est celui de son Jésus. Mais,
je crois, ce ne sont que des morceaux d'étoffe déchirés dans la mêlée de la
fuite.
Le petit torrent, qui court le long de la route, murmure doucement dans le
grand silence qui envahit tout. Il semble que la ville soit abandonnée tant
il ne vient d'elle que le silence.
Voici le petit pont qui conduit au rude chemin du Calvaire et, en face, voilà
la Porte Judiciaire. Avant de disparaître derrière elle, Marie se retourne
pour regarder le sommet du Calvaire... et elle verse des larmes désolées.
Puis elle dit :
"Allons. Mais conduisez-moi. Je ne veux pas voir Jérusalem, ses rues,
ses habitants."
"Oui, oui, mais pressons nous. Ils vont fermer les portes et tu le vois
? Leur garde est renforcée. Rome craint des soulèvements."
"Elle a raison. Jérusalem est un repaire de tigres ! C'est une tribu
d'assassins ! C'est une foule de brigands. Et ce n'est pas seulement vers les
biens matériels, mais vers les vies que ces usurpateurs tendent leurs griffes
rapaces.
611.8 – Cela fait trente-deux ans qu'ils
dressent des embûches à la vie de mon Enfant... C'était un agneau de lait et
de rosé, c'était un petit agneau aux cheveux d'or frisés... Il savait à peine
dire "Maman", et faire les premiers pas et rire de ses petites
dents entre ses lèvres de clair corail, quand ils sont venus pour
l'égorger... Ils disent maintenant qu'il avait blasphémé, et violé le sabbat,
et poussé à la révolte, et visé au trône, et péché avec les femmes... Mais
qu'avait-il fait, alors ? Quel blasphème pouvait-il avoir proféré s'il savait
à peine appeler sa Maman ? Que pouvait-il violer de la Loi, si Lui, l'Éternel
Innocent, était alors aussi le petit innocent de l'homme ? Quelle révolte
pouvait-il soulever s'il ne savait pas même faire un caprice ? À quel trône
aurait-il visé ? Il avait son trône sur la Terre et au Ciel, et il n'en
demandait pas d'autre. Au Ciel, il avait le sein du Père, et sur Terre il
avait mon sein. Jamais il n'a eu un regard sensuel, et vous, jeunes et
belles, vous pouvez le dire. Mais alors, mais alors...
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167> L'exercice de ses sens se bornait
au besoin de la tiédeur et de la nourriture, et il était plein d'amour, oui, mais
pour ma mamelle tiède pour y poser sa petite figure et dormir ainsi, et pour
mon sein duquel mon amour s'écoulait en lait... Oh ! mon Enfant !... Et ils
te voulaient mort ! C'est cela qu'ils voulaient t'enlever: la vie ! Ton
unique trésor. La Mère pour le Fils, le Fils pour la Mère, pour nous rendre
les plus misérables et les plus désolés de l'Univers. Pourquoi enlever la vie
au Vivant ?
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321> Pourquoi vous arroger le droit
d'enlever cette chose qu'est la vie : bien de la fleur et de l'animal, bien
de l'homme ? Il ne vous demandait rien, mon Jésus. Pas d'argent, pas de
bijoux, pas de maisons. Il en avait une petite et sainte, et il l'avait quittée
par amour pour vous, hommes-hyènes. La demeure qu'a le petit de l'animal, il
y avait renoncé pour vous, et il s'en était allé, pauvre et seul, à travers
le monde sans plus avoir le lit que Lui avait fait le Juste, sans même plus
le pain que Lui faisait sa Maman, et il avait dormi là où il avait pu, et il
avait mangé comme il avait pu. Dans les maisons des gens honnêtes comme tout
fils d'homme, ou sur la couchette d'herbe des prés, veillé par les étoiles.
Assis à une table, ou partageant avec les oiseaux de Dieu les grains de blé
et les fruits des ronces sauvages. Il ne vous demandait rien mais, au
contraire, il vous donnait. Il voulait seulement la vie pour vous donner la
Vie par sa parole. Et vous, et toi, Jérusalem, vous l'avez dépouillé de la vie.
Es-tu rassasiée et repue de son Sang et de sa Chair ? Ou cela ne te suffit-il
pas encore ? Et toi, hyène après avoir été vampire et vautour, veux-tu te
repaître de son Cadavre, et, pas encore rassasiée d'opprobres et de
tourments, veux-tu encore t'acharner et jouir de déshonorer ses dépouilles et
de revoir ses spasmes, ses tremblements, ses hoquets, ses convulsions en moi,
dans la Mère de celui que vous avez tué ?
611.9 – Sommes-nous arrivés ? Pourquoi vous
arrêtez-vous ? Cet homme, que veut-il de Joseph ? Que dit-il ?"
En fait Joseph a été arrêté par un des rares passants, et dans le silence
absolu de la ville déserte on entend très bien leurs paroles.
"On sait que tu es entré dans la maison de Pilate, profanateur de la
Loi. Tu en rendras compte. La Pâque t'est interdite ! Tu es contaminé."
"Toi aussi, Elchias. Tu m'as touché et je suis tout couvert du sang
du Christ et de sa sueur de mort !"
"Ah ! horreur ! Loin ! Loin ! Ce sang, loin !"
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168> *N'aie pas peur. Il t'a déjà
abandonné et maudit."
"Mais toi aussi, maudit. Et maintenant que tu te mets bien avec Pilate,
ne pense pas pouvoir soustraire le cadavre. Nous avons pris des mesures pour
que le jeu cesse."
Nicodème s'est approché lentement alors que
les femmes se sont arrêtées avec Jean, en s'adossant à un portail fermé .
"Nous avons vu" répond Joseph. "Lâches ! Vous avez peur même
d'un mort ! Mais de mon jardin et de mon tombeau, je fais ce qui me
semble bon."
"Nous verrons."
"Nous verrons. J'en appellerai à Pilate."
"Oui, tu forniques avec Rome, maintenant."
Nicodème s'avance :
"Mieux vaut avec Rome qu'avec le démon, comme vous, déicides! Et du
reste, dis-moi: comment donc reprends-tu courage ? Il y a un moment tu fuyais
en proie à la terreur. C'est déjà passé pour toi ? Ce que tu as eu ne te
suffit pas encore ? Une de tes maisons n'est-elle pas brûlée ? Tremble ! Le
châtiment n'est pas fini. Il vient, au contraire. Il te menace comme la
Némésis des païens. Ni gardiens ni sceaux n'empêcheront le Vengeur de se
lever et de frapper."
"Maudit !" Elchias s'enfuit et s'en va buter
contre les femmes. Il comprend et dit une injure atroce à Marie.
611.10 – Jean
ne dit rien, mais d'un saut de panthère s'élance et le terrasse. Il le presse
avec ses genoux, lui met les mains autour du cou et lui dit :
"Demande-lui pardon ou bien je t'étrangle, démon."
Il ne le laisse que quand l'autre, pressé et à moitié étranglé par les mains
de Jean, demande :
"Pardon."
Mais son cri a attiré la ronde.
"Halte-là ! Qu'arrive-t-il ? D'autres séditions ? Arrêtez-vous tous ou
vous serez frappés. Qui êtes-vous ?"
"Joseph d'Arimathie et Nicodème, autorisés par le Proconsul pour
ensevelir le Nazaréen mis à mort, qui reviennent du tombeau avec la Mère, le
fils et les parents et amis. Celui-là a offensé la Mère et on l'a obligé à
demander pardon."
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169> "Cela seulement ? Il fallait
l'étrangler. Allez. Soldats, arrêtez cet homme. Que veulent-ils d'autre, ces
vampires ? Même le cœur des mères ? Salut, juifs !"
"Quelle horreur ! Mais ce ne sont plus des hommes... Jean, sois bon avec
eux. Regarde le souvenir de mon et ton Jésus. Lui prêchait le pardon."
"Mère, tu as raison. Mais ce sont des criminels et ils me font perdre la
tête. Ce sont des sacrilèges : ils t'offensent et je ne puis le
permettre."
611.11 – "Ce sont des criminels et ils
savent qu'ils le sont. Regarde comme il y en a peu dans les rues et comme ils
s'esquivent furtivement. Après le crime, les criminels ont peur. De les voir
fuir ainsi, entrer dans les maisons, se barricader par peur, me fait horreur.
Je les vois tous coupables du Déicide. Regarde là, Marie, ce vieux. Il est
déjà au bord de la fosse et pourtant, maintenant que la lumière de cette
porte qui s'ouvre l'éclaire, il me semble l'avoir vu défiler accusant mon
Jésus, là-haut, sur le Calvaire... Il l'appelait larron... Larron, mon Jésus
!... Ce jeune, un peu plus qu'enfant, Lui adressait des blasphèmes
obscènes en invoquant son Sang sur lui... Oh ! le malheureux !... Et cet
homme ? Si musclé et si fort, se sera-t-il abstenu de le frapper ? Oh ! je ne
veux pas voir ! Regardez : sur leurs visages se superpose le visage de leur
âme et... et ils n'ont plus des figures d'hommes, mais de démons... Ils
étaient courageux contre l'Homme lié, le Crucifié... Et maintenant ils
fuient, ils se cachent, ils s'enferment. Ils ont peur. De qui ? D'un mort.
Pour eux ce n'est qu'un mort car ils nient qu'il soit Dieu. De quoi donc
ont-ils peur ? À qui ferment-ils leurs portes ? Au remords, à la punition. Inutile : le
remords est en vous et il vous suivra éternellement. La punition n'est pas
humaine. Et contre elle ne servent pas les verrous et les bâtons, les portes
et les barreaux. Elle descend du Ciel, de Dieu, vengeur de son Immolé, et
elle pénètre au-delà des murs et des portes, et vous marque de sa flamme
céleste, vous marque pour le châtiment surnaturel qui vous attend. Le monde viendra au Christ, à Celui qui est
le Fils de Dieu et le mien, il viendra à Celui que vous avez transpercé, mais
vous, vous serez marqués pour toujours, les Caïns d'un Dieu, marqués comme
l'opprobre de la race humaine. Moi, qui suis née de vous, moi qui suis la
Mère de tous, je dois dire que pour moi, votre fille, vous avez été plus que
parâtres et que, dans le nombre sans limite de mes enfants, vous êtes ceux
qui m'imposez le plus de fatigue pour vous accueillir, car vous êtes souillés
du crime envers mon Enfant. Et vous ne vous en repentez pas en disant :
"Tu étais le Messie. Nous te reconnaissons et nous t'adorons".
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170> Voici une autre ronde romaine.
L'Amour n'est plus sur la Terre. La Paix n'est plus parmi les hommes. La
Haine et la Guerre s'agitent comme ces torches fumeuses. Ceux qui dominent
ont peur du déchaînement de la foule. Ils savent par expérience que quand cette
bête qui s'appelle homme a goûté la saveur du sang, elle devient avide de
carnage... Mais ne les craignez pas. Ce ne sont pas de vrais lions et de
vraies panthères, ce sont des hyènes très lâches. Ils s'acharnent sur
l'agneau sans défense, mais ils craignent le lion armé de lances et son
autorité. Ne craignez pas ces chacals rampants. Votre pas ferré les met en
fuite et l'éclat de vos lances les rend plus doux que des lapins.
611.12 – Ces lances ! L'une d'elles a ouvert
le cœur de mon Fils ! Laquelle ? Les voir c'est une flèche au cœur... Et
pourtant je voudrais les avoir toutes dans ces mains qui tremblent pour voir
quelle est celle qui a encore des traces de sang et dire : "C'est
celle-là ! Donne-la-moi, soldat ! Donne-la à une mère en souvenir de ta mère
lointaine, et je prierai pour elle et pour toi". Et aucun soldat ne la
refuserait car eux, les hommes de guerre, ont été les meilleurs
devant l'agonie du Fils et de la Mère. Oh ! pourquoi là-haut n'y ai-je pas
pensé ? J'étais comme si on m'avait frappé à la tête. Déjà, elle était
abrutie par ces coups... Oh ! quels coups ! Qui me permet de ne plus les
entendre ici, dans ma pauvre tête ? La lance... Comme je la voudrais
!..."
"Nous pouvons la chercher, Mère. Le
centurion me paraît très bon avec nous. Je crois qu'il ne la refusera pas.
J'irai demain."
"Oui. oui. Jean. Je suis pauvre, je n'ai que peu d'argent, mais je m'en
dépouille jusqu'à la dernière pièce pour avoir ce fer ... Oh ! comment j'ai
pu ne pas la demander alors ?"
"Marie, ma chérie, personne d'entre nous ne connaissait cette
blessure... Quand tu l'as vue, les soldats étaient loin."
"C'est vrai... Je suis abrutie par la douleur. Et les vêtements ? Je
n'ai rien de Lui ! Je donnerais mon sang pour les avoir..."
Marie verse de nouveau des pleurs désolés.
611.13 – Et
elle arrive ainsi dans la rue où se trouve le Cénacle. Il est temps car elle
est épuisée et elle se traîne vraiment comme une vieille croulante. Et elle
le dit.
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171> "Courage ! Nous sommes
arrivées, désormais.
Arrivées ? Si court le chemin qui ce matin m'a paru si long ? Ce matin ?
Était-ce ce matin ? Pas plus ? Que d'heures ou que de siècles sont passés
depuis que je suis entrée hier soir et depuis que je suis sortie ce matin ?
Est-ce vraiment moi, la Mère de cinquante ans ou une centenaire, une femme
d'il y a longtemps, riche de siècles sur mes épaules courbées et sur ma tête
chenue ? Il me semble avoir vécu toute la douleur du monde et qu'elle soit
toute sur mes épaules qui plient sous le poids. Croix immatérielle, mais si
lourde ! De pierre. Peut-être encore plus lourde que celle de mon Jésus. Car
je porte la mienne et la sienne avec le souvenir de son déchirement et la
réalité du mien. Entrons, puisque nous devons entrer. Mais ce n'est pas un
réconfort, c'est un accroissement de douleur. C'est par cette porte qu'est
entré mon Fils pour son dernier repas. C'est par elle qu'il est sorti pour
aller à la rencontre de la mort. Et il a dû mettre son pied là où le traître
avait mis le sien, en sortant pour appeler ceux qui devaient s'emparer de
l'Innocent. C'est contre cette porte que j'ai vu Judas...
que j'ai vu Judas ! Et je ne l'ai pas maudit. Mais je lui ai parlé comme une
mère déchirée, déchirée pour le Fils bon et pour le fils mauvais... J'ai vu
Judas ! C'est le Démon que j'ai vu en lui ! Moi qui
ai toujours tenu Lucifer sous mon talon et, ne regardant que Dieu, je n'ai
jamais abaissé mon regard sur Satan, j'ai connu son visage en regardant le
Traître. J'ai parlé avec le Démon... Et il s'est enfui car il ne
supporte pas ma voix. L'aura-t-il laissé maintenant ? De manière que je
puisse parler à ce mort et moi, la Mère, le concevoir de nouveau avec le Sang
d'un Dieu, pour l'enfanter à la Grâce ? Jean, jure-moi que tu le chercheras
et que tu ne seras pas cruel avec lui. Je ne le suis pas, moi qui pourtant en
aurais le droit... Oh ! Laissez-moi entrer dans cette pièce où mon Jésus a
pris son dernier repas, où la voix de mon Enfant a dit en paix ses dernières
paroles !"
"Oui, nous y irons. Mais maintenant, regarde, viens ici, où nous étions
hier. Repose-toi.
611.14 – Salue Joseph et Nicodème qui se
retirent."
"Je les salue, oui. Oh ! je les salue, je les remercie, je les bénis
!"
"Mais viens, viens. Tu vas le faire à loisir."
"Non. Ici. Joseph... Oh ! je n'ai connu personne de ce nom qui ne
m'aimât pas..."
Marie d'Alphée éclate en sanglots.
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172> "Ne pleure pas... Même
Joseph... C'était par amour que ton fils se trompait. Il voulait me donner la
paix humainement... Mais aujourd'hui!... Tu l'as vu... Oh ! tous les Joseph
sont bons avec Marie... Joseph, je te remercie, et toi aussi, Nicodème... Mon
cœur se prosterne sous vos pieds fatigués à cause de tant de chemin fait pour
Lui... pour les derniers honneurs rendus à Lui... Je n'ai que mon cœur à vous
donner... et je vous le donne, amis loyaux de mon Fils... et... et excusez
les paroles qu'une mère transpercée vous a dites au tombeau..."
"Oh ! Sainte ! Toi, pardonne !" dit Nicodème.
"Sois bonne maintenant. Repose dans ta Foi. Nous viendrons demain"
ajoute Joseph.
"Oui, nous viendrons. Nous sommes à tes ordres."
"C'est le sabbat demain"
objecte la maîtresse de maison.
"Le sabbat est mort. Nous viendrons. Adieu. Que le Seigneur soit avec
nous" et ils s'en vont.
611.15 – "Viens,
Marie."
"Oui, Mère, viens."
"Non. Ouvrez. Vous m'avez promis de le faire après les salutations.
Ouvrez cette porte ! Vous ne pouvez la fermer à une mère, à une mère qui
cherche à respirer dans l'air l'odeur du souffle, du corps de son enfant.
Mais ne savez-vous pas que ce souffle et ce corps, c'est moi qui les Lui ai
donnés ? Moi, moi qui l'ai porté neuf mois, qui l'ai enfanté, allaité, élevé,
soigné ? Ce souffle est mien ! Cette odeur de chair est mienne ! C'est le
mien, rendu plus beau dans mon Jésus. Laissez-moi le sentir encore une
fois."
"Mais oui, ma chérie, demain. Aujourd'hui tu es fatiguée. Tu es brûlante
de fièvre. Tu ne peux pas. Tu es malade."
"Oui, malade. Mais c'est parce que j'ai dans les yeux la vue de son Sang
et dans le nez l'odeur de son Corps couvert de plaies. Que je voie la table
où il s'est appuyé vivant et sain, que je sente le parfum de son corps
juvénile. Ouvrez ! Ne me l'ensevelissez pas une troisième fois ! Déjà vous me
l'avez caché sous les aromates et les bandes, puis vous me l'avez enfermé
sous la pierre. Maintenant pourquoi, pourquoi refuser à une Mère de retrouver
son dernier vestige dans le souffle qu'il a laissé derrière cette porte ?
Laissez-moi entrer.
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de page.
173> Je chercherai par terre, sur la
table, sur son siège, les traces de ses pieds, de ses mains. Et je les
baiserai, je les baiserai jusqu'à me consumer les lèvres. Je chercherai... je
chercherai... Peut-être trouverai-je un cheveu de sa tête blonde, un cheveu
qui ne soit pas couvert de sang. Mais savez-vous ce que c'est que le cheveu
d'un fils pour sa maman ? Toi, Marie de Cléophas, toi, Salomé, vous êtes
mères. Et vous ne comprenez pas ? Jean ? Jean? Écoute-moi. Je suis ta Mère :
Lui m'a faite telle. Lui ! Tu me dois obéissance. Ouvre ! Je t'aime, Jean. Je
t'ai toujours aimé parce que tu l'aimais. Je t'aimerai plus encore. Mais,
ouvre. Ouvre, te dis-je ! Tu ne veux pas ? Tu ne veux pas ? Ah ! je n'ai donc
plus de fils !? Jésus ne me refusait jamais rien, parce qu'il était mon fils.
Tu refuses. Tu ne l'es pas. Tu ne comprends pas ma douleur... Oh ! Jean,
pardon... pardon... Ouvre... Ne pleure pas... Ouvre... Oh ! Jésus!...
Jésus!... Écoute-moi... Que ton esprit opère un miracle ! Ouvre à ta pauvre
Maman cette porte que personne ne veut ouvrir ! Jésus ! Jésus !"
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