Le samedi 22
septembre 1945
441/442> 283.1 – Jésus est assis dans la cour à
portiques qui se trouve à l'intérieur de la maison de Béthanie, la cour que
j'ai vue remplie de disciples le matin de la Résurrection de Jésus. Assis sur
un siège de marbre couvert de coussins, le dos appuyé au mur de la maison,
entouré des maîtres de maison, des apôtres et des disciples Jean et Timon,
plus Joseph et Nicodème, et des pieuses femmes, il écoute Syntica qui, debout
devant Lui, semble répondre à quelque question qu'il a posée. Tous, plus ou
moins intéressés, écoutent dans des poses variées, les uns assis sur des
sièges, d'autres sur le sol, d'autres debout, d'autres appuyés aux colonnes
ou au mur.
" ...c'était une nécessité, pour ne pas sentir tout le poids de ma
condition. C'était ne pas être persuadée, un refus d'être persuadée de penser
que j'étais seule, esclave, exilée de ma patrie, penser que ma mère et mes
frères que mon père et la si tendre et douce Ismène n'étaient pas pour
toujours perdus. Mais que si même le monde entier s'acharnait à nous séparer,
comme Rome nous avait séparés et vendus, nous, qui étions libres, comme des
bêtes de somme, un endroit nous aurait réunis, au-delà de la vie. Penser que
notre vie n'est pas seulement une matière, une matière qu'on enchaîne, mais
qu'elle a à l'intérieur une force libre qu'aucune chaîne ne tient captive,
sauf la volonté de vivre dans le désordre moral et la ripaille.
Vous appelez cela : "péché". Celui et ceux qui étaient mes
lumières dans l'obscurité de ma nuit d'esclave expliquent cela d'une autre
façon. Mais eux aussi admettent qu'une âme clouée au corps par des passions
mauvaises et corporelles, n'arrive pas à ce que vous, vous appelez le Royaume
de Dieu, et nous la vie commune dans l'Hadès avec les dieux. Et par
conséquent il faut éviter de tomber dans la matérialité et s'efforcer d'atteindre
la liberté du corps, en se donnant un héritage de vertu pour posséder une
immortalité heureuse et être réunis à ceux qu’on a aimés.
Penser que rien n'empêche l'âme des morts d'assister l'âme des vivants, et
sentir par conséquent auprès de soi l'âme maternelle, retrouver son regard et
sa voix quand elle parle à l'âme de sa fille, et pouvoir dire :
"Oui, mère, pour venir vers toi, oui. Pour ne pas troubler ton regard,
oui. Pour ne pas mettre des larmes dans ta voix, oui. Pour ne pas endeuiller
l'Hadès où tu es en paix, oui. C'est pour tout cela que je garderai mon âme
libre, l'unique possession que j'aie et que personne ne peut m'enlever et que
je veux conserver pure pour pouvoir soumettre ma raison à la vertu. Penser
ainsi c'était liberté et joie. Et c'est ainsi que je voulais penser et agir.
Parce que c'est une philosophie tronquée et fausse de penser, et puis d'agir
d'une manière qui n'est pas conforme à la pensée.
Penser ainsi, c'était se reconstruire une patrie, même dans l'exil, une
patrie intime dans le moi, avec ses autels, sa foi, sa croyance, ses
affections... Une patrie grande, mystérieuse, et pas telle pourtant, dans ce
mystère de l'âme qui sait qu'elle n'ignore pas l'au-delà même si présentement
elle le connaît comme un marin, au milieu de la vaste mer, dans un matin
brumeux connaît les détails de la côte : confusément, comme une ébauche
avec à peine quelque point qui se dessine nettement et qui, pourtant, suffit,
oh ! suffit au navigateur fatigué que les tempêtes ont tourmenté, pour
dire : "Voilà, c'est le port, c'est la paix" : La patrie
des âmes, le lieu d'où elles viennent... le lieu de la Vie. Parce que la vie
prend naissance de la mort...
Haut
de page.
443> 283.2 – Oh ! cela, je ne l'ai
compris qu'à moitié, tant que je n'ai pas connu une de tes paroles, Après... après,
ce fut comme si un rayon de soleil eût frappé le diamant de ma pensée. Tout
fut lumière, et j'ai compris jusqu'où étaient arrivés les maîtres
grecs et comment ensuite ils s'étaient perdus, car il leur manquait une
donnée, une seule pour résoudre exactement le théorème de la Vie et de la
Mort. Cette donnée : le Vrai Dieu, Seigneur et Créateur de tout ce qui
existe !
Puis-je le nommer avec mes lèvres païennes ? Oui, je le peux, parce que c'est de Lui que
je viens comme tous. Car Lui en a mis la capacité dans l'esprit de tous les
hommes et, chez les plus sages, une intelligence supérieure qui les fait
paraître vraiment des demi-dieux par une puissance qui dépasse les limites de
l'humanité. Oui, parce que c'est Lui qui leur a fait écrire ces vérités qui
déjà sont de la religion sinon divine comme la tienne, du moins morale, et
capable de garder les âmes "vivantes" non pas pour la durée du
séjour ici, sur la terre, mais pour toujours.
Depuis j'ai compris ce que veut dire : "C'est par la mort que la
vie prend naissance". Celui qui l'a dit était comme quelqu'un pas tout à
fait ivre, mais bien d'une intelligence alourdie. Il a dit une parole
sublime, mais ne l'a pas comprise entièrement. Moi, ô Seigneur, pardonne mon
orgueil, j'ai compris mieux que lui et, depuis ce moment, j'en suis
heureuse."
"Qu'est-ce que tu as compris ?"
"Que cette existence n'est que le principe
embryonnaire de la vie et que la vraie Vie
commence quand la Mort nous enfante... à l'Hadès comme païenne, à la Vie
éternelle comme croyante en Toi. Ai-je mal parlé ?"
"Tu as bien parlé. Femme" approuve Jésus.
283.3 – Nicodème interrompt :
"Mais comment as-tu pu être informée des paroles du Maître ?"
Haut
de page.
444> "Celui qui a faim cherche la
nourriture, seigneur. Moi, je cherchais ma nourriture. Lectrice, grâce à ma
culture, à ma belle voix, à ma prononciation, je pouvais lire beaucoup dans
les bibliothèques de mes maîtres. Mais je n'étais pas encore rassasiée. Je
sentais qu'il y avait autre chose, au-delà des murs historiés de la science
humaine et, comme prisonnière dans une prison d'or, je battais les murs, je
forçais les portes pour sortir, pour trouver... Quand je suis venue en
Palestine avec le dernier maître, je craignais de tomber dans les ténèbres...
au contraire, j'allais vers la Lumière. Les paroles des serviteurs de Césarée
étaient comme autant de coups de pics qui effritaient les murs, en ouvrant
des fissures de plus en plus grandes par où pénétrait ta Parole. Et moi, je
les recueillais, ces paroles et ces connaissances et, comme un enfant enfile
des perles, je les alignais, je m'en faisais un ornement, j'en tirais de la
force afin d'être toujours plus purifiée pour recevoir la Vérité. Je me
rendis compte qu'en me purifiant j'aurais trouvé. Et dès la terre. Je voulus
être pure, même au prix de ma vie, pour la rencontre avec la Vérité, avec la
Sagesse, avec la Divinité. Seigneur, je dis des paroles folles. Eux me
regardent étonnés. Mais c'est Toi qui me les as demandées..."
"Parle, parle, C'est nécessaire."
"Avec force et tempérance, j'ai résisté aux pressions extérieures.
J'aurais pu être libre et heureuse, selon le monde. Il m'aurait suffi de le
vouloir. Mais je n'ai pas voulu troquer la sagesse contre le plaisir, car
sans la sagesse, il ne sert à rien d'avoir les autres vertus. Lui, le
philosophe, l'a dit : "La justice, la tempérance et la force, si
elles n'ont pas pour compagne la sagesse, c'est comme un décor peint, une
vraie vertu d'esclaves, sans rien de solide ni réel". Moi, je voulais
avoir des choses réelles. Le maître, imbécile, parlait de Toi en ma présence.
Alors, ce fut comme si les murs devenaient un voile. Il suffisait de vouloir
pour déchirer le voile et s'unir à la Vérité. Je l'ai fait."
283.4 – "Tu ne savais pas que tu
nous aurais trouvés" dit l'Iscariote.
"Je savais croire que le dieu
récompense la vertu. Moi, je ne voulais pas l'or, ni les
honneurs, ni la liberté physique, pas même cette dernière. Mais je voulais la
Vérité. C'était elle que je demandais à Dieu, ou bien de mourir. Je voulais
que me fût épargné l'avilissement de devenir "un objet" et
davantage encore de consentir à l'être.
Haut
de page.
445> Je renonçais à tout ce qui est
corporel, en te cherchant, ô Seigneur, car les recherches, quand elles passent
par les sens, sont toujours imparfaites - et tu l'as vu quand, pour t'avoir
vu, je me suis enfuie, trompée par mes yeux - alors, je me suis abandonnée à
Dieu qui est au-dessus de nous et en nous et qui informe l'âme de Lui. Et je
t'ai trouvé parce que mon âme m'a conduite à Toi."
"La tienne est une âme païenne" dit encore l'Iscariote.
"Mais l'âme a toujours du divin en elle surtout quand, par l'effort,
elle s'est préservée de l'erreur... Et tend par conséquent aux choses de sa
propre nature."
"Tu te compares à Dieu, toi ?"
"Non."
"Et alors, pourquoi dis-tu cela ?"
"Comment ? C'est toi, disciple du Maître, qui me le demandes ?
À moi, grecque et libre depuis peu ? Quand il parle, tu n'entends
pas ? Ou bien en toi le ferment du corps est-il tel qu'il te rend
sourd ? Lui, ne dit-il pas toujours que nous sommes des enfants de
Dieu ? Nous sommes donc des dieux, si nous sommes des enfants du Père,
du Père qui est le sien et le nôtre, dont il parle toujours. Tu pourrais me
reprocher de n'être pas humble, mais non pas d'être incrédule et
inattentive."
"De sorte que tu te crois plus que moi ? Crois-tu avoir tout appris
dans les livres de ta Grèce ?"
"Non. Ni l'un, ni l'autre. Mais les livres des sages, d'où qu'ils
soient, m'ont donné le minimum pour me conduire. Je ne doute pas qu'un
israélite soit plus que moi. Mais je suis heureuse dans mon sort qui me vient
de Dieu. Que puis-je désirer de plus ?
283.5 – J'ai tout trouvé en trouvant
le Maître. Et je pense que cela a été ma destinée car réellement je vois que
veille sur moi une puissance qui m'a marqué un grand destin que je n'ai fait
que seconder, parce que je me rendais compte qu'il était bon."
"Bon ? Tu as été esclave et de maîtres cruels... Si le dernier
t'avait reprise, par exemple, comment aurais-tu secondé le destin, toi, si
sage ?"
"Tu t'appelles Judas, n'est-ce pas ?"
"Oui, eh bien ?"
"Eh bien... rien. Je veux me souvenir de ton nom en plus de ton ironie.
Prends garde que l'ironie est imprudente, même chez ceux qui sont vertueux...
Comment aurais-je secondé le destin ? Je me serais peut-être tuée. Car
réellement, en certains cas, il vaut mieux mourir que vivre, bien que le
philosophe dise qu'il n'est pas bien et qu'il est impie de se procurer ce
bien par soi-même, car seuls les dieux ont le droit de nous appeler à eux.
Haut
de page.
446> Et c'est cette attente d'un signe
des dieux pour le faire, qui m'a toujours empêchée de le faire dans les
chaînes de mon triste sort. Mais alors, si j'avais été reprise par ce maître
immonde, j'y aurais vu le signe suprême et j'aurais préféré la mort à la vie,
J'ai une dignité, moi aussi, homme."
"Et s'il te reprenait maintenant ? Tu serais toujours dans les
mêmes dispositions..."
"Maintenant je ne me tuerais plus. Maintenant je sais que les violences
contre la chair ne blessent pas l'esprit qui ne consent pas. Maintenant je
résisterais jusqu'à être brisée par la force, jusqu'à être tuée par la
violence. Car cela aussi je le prendrais pour un signe de Dieu qui m'aurait
appelée à Lui par cette violence. Et maintenant je mourrais tranquille,
sachant que ce ne serait que pour perdre ce qui est périssable."
"Tu as bien répondu, femme" dit Lazare, et Nicodème approuve lui
aussi.
"Le suicide n'est jamais permis" dit l'Iscariote.
"Nombreuses sont les choses interdites, et on ne respecte pas
l'interdiction. Mais toi, Syntica, tu dois penser que Dieu, comme Il t'a
toujours guidée, t'aurait préservée même de la violence sur toi-même.
283.6 – Maintenant, va. Je te serais reconnaissant
que tu cherches l'enfant et que tu me l'amènes" dit doucement Jésus.
La femme s'incline jusqu'à terre et s'en va. Tous la suivent du regard.
Lazare murmure :
"Et c'est toujours ainsi ! Moi, je ne peux comprendre pourquoi les
choses qui, en elle, ont été "vie", ont été "mort" pour
nous d'Israël. Si j'avais la possibilité de l'examiner encore ; je
verrais que l'hellénisme qui nous a corrompus, nous, déjà en possession d'une
Sagesse, l'a sauvée, elle. Pourquoi ?"
"Parce qu'admirables sont les voies du Seigneur et Lui les ouvre à ceux
qui le méritent. Et maintenant, amis, je vous congédie puisque la soirée
s'avance. Il me plaît que vous tous ayez entendu parler la grecque. En
constatant comment Dieu se révèle aux meilleurs, tirez-en la conclusion que
l'exclusion de toute personne qui n'appartient pas à Israël, des troupes de
Dieu, est haineuse et dangereuse. Prenez-la comme règle pour l'avenir... Ne
bougonne pas, Judas de Simon.
Haut
de page.
447> Et toi, Joseph, n'aie pas de
scrupules déplacés. Vous n'êtes contaminés en rien, personne d'entre vous,
pour avoir approché une grecque. Faites, faites, faites en sorte de ne pas
approcher le démon et de ne pas lui donner l'hospitalité. Adieu, Joseph. Adieu,
Nicodème. Pourrai-je vous voir encore pendant que je suis ici ? Voici
Marziam... Viens, mon enfant, salue les chefs du Sanhédrin. Que vas-tu leur
dire ?"
"La paix soit avec vous et... je dis encore : à l'heure de
l'encens, priez pour moi."
"Tu n'en as pas besoin, petit. Mais pourquoi justement à cette
heure ?"
"Parce que la première fois que je suis entré au Temple, avec Jésus, il
m'a parlé de la prière du soir...
Oh ! c'est si beau !..."
"Et toi, tu prieras pour nous ? Quand ?"
"Je prierai... je prierai matin et soir. Pour que Dieu vous préserve du
péché pendant le jour et pendant la nuit."
"Et que diras-tu, petit ?"
|