Bénie soit la souffrance qui me rend semblable à toi ! Bénie soit la croix
qui m'élève jusqu'au ciel ! Béni soit l'amour qui donne des ailes à ma
souffrance !
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379> J'ai confiance en lui.
L'ardeur ne cessait de croître. En
consultant mon journal, après si longtemps, je m'aperçois que l'hymne de joie
que je chante au sein de la souffrance retentit d'une joie de plus en plus
haute.
Le carême commença, puis la semaine de la Passion et la semaine sainte. Puisque Maria ne pouvait plus
se rendre auprès de Jésus crucifié,
ce fut Jésus crucifié qui vint auprès de Maria.
Un sculpteur m'amena
une grande croix de marbre noir avec un magnifique Christ en marbre de Carrare. C'était une véritable œuvre d'art, d'où émanait une puissante
expression. Il voulait le vendre car il avait besoin d'argent pour
faire un traitement ophtalmique. Il était en train de perdre la vue. Il
s'était adressé à nous pour que nous
puissions le montrer à nos amies, et
en particulier à la comtesse Melzi d'Eril, dans l'espoir de
trouver un acheteur.
Je fis installer le Christ sur le divan, qui est aujourd'hui le lit de Marta. À l'époque, la pièce était encore
un salon. Il y resta durant tout
le carême et jusqu'au lendemain de Pâques, si je ne me trompe.
J'allais le voir à tout moment, sous prétexte de m'abriter dans cette pièce silencieuse où l'odeur du charbon ne pénétrait
pas. En réalité j'y allais pour lui dire mon amour. Combien de baisers
n'ai-je pas laissés sur ce marbre froid qui représentait mon Dieu ! Je
m'agenouillais à côté du divan et je lui parlais pendant des heures, en
écoutant la Voix qui me répondait et qui
provenait du profond des cieux et qui résonnait dans mon cœur.
Si j'avais été riche, j'aurais acheté
moi-même cet objet d'art. Il avait
un air si naturel ce visage ridé par la souffrance et creusé par la
mort, avec un tel abandon dans les membres, et son thorax déchiré dans un dernier souffle après son dernier cri! Il portait la main gauche serrée sur son clou,
comme si une dernière convulsion l'avait recroquevillée de la sorte,
et la main droite au contraire portait le pouce, l'index et le médius bien
droits, comme s'il bénissait encore.
L'amour grandissait en moi par la
contemplation de mon Dieu mourant... Il grandissait tellement qu'il me
procura un tourment physique qui eut son
paroxysme le vendredi saint. Ah ! J'ai bien cru que j'allais mourir d'un déchirement du thorax tellement fut intense l'amour en moi ! J'ai
senti que quelque chose se déchirait en moi, comme si une lance
fouillait dans ma poitrine. Mais il y a
vraiment quelque chose qui s'est déchirée, car même les sages esculapes élucubrèrent à propos d'une lésion que
l'on devinait dans le médiastin, ou bien entre le médiastin et le cœur, et
dont ils ne savaient s'expliquer la présence.
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380> Je crois que c'est
seulement la main qui m'avait procuré cette blessure qui soigna la plaie, en sorte qu'elle reste là
sans que j'en meure. Je crois que cela s'est passé de la sorte car la douleur que j'éprouvais, supérieure à tout ce
que peut supporter un être humain, je le ressens encore, surtout aux heures
de plus intense union avec mon Seigneur. Je suppose que cela s'est
passé de la sorte puisque aucun remède humain ne parvient à calmer cette
douleur. C'est ce que je suppose encore, car cette douleur ne manque pas de survenir lorsque j'accède à une force tellement
absolue dans la prière que j'obtiens du ciel quelque grâce. Je le suppose
encore parce que cette douleur disparaît tout d'un coup lorsque la grâce a
été obtenue, quitte à revenir avec une force toujours plus grande, à des
moments d'amour plus intense ou de prière
plus intense... S'il s'agissait d'une douleur humaine, ce serait une
chose qui rendrait fou !
Quelques jours avant d'éprouver cet
épanchement si suave et si cruel,
j'avais composé une prière que je répétais après celle de saint François et qu'il avait formulée de la
sorte :
Mon
Seigneur Jésus Christ, je te demande de
m'accorder deux choses avant de mourir: la
première est de sentir dans mon âme et dans mon corps, pour autant
qu'il soit possible, la douleur que toi, doux Jésus, tu as endurée à l'heure
de ton amère Passion. La seconde est de
ressentir dans mon cœur, pour autant que cela soit possible, cet amour
extraordinaire dont toi, le Fils de Dieu, tu étais animé au point de soutenir volontiers une si grande passion
pour nous pécheurs.
Ma
prière, qui s'adressait au père séraphique, s'exprimait de la sorte :
O
mon Père saint François, à cause de l'amour par lequel le Christ t'aima et
par lequel tu l'aimas, donne-moi, je t'en prie, la souffrance et l'amour que
tu imploras sur toi. Je ne te demande
pas la gloire visible des stigmates, dont je ne suis pas digne, mais une
participation intime aux peines et à l'amour de Jésus et de toi, en sorte que
moi, comme vous, puisse mourir d'amour pour Dieu et pour les âmes.
Le
bon Dieu me donnait donc tout ce que je lui avais demandé : la blessure
intérieure qui était faite de peine et d'amour, une blessure qui m'aurait
conduite à la mort après une marée de souffrances traversée avec tant de
bonne volonté pour le Seigneur et pour
les âmes.
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381> Ah ! Je puis
bien le dire ! Le Seigneur ne m'a jamais refusé ce que je lui ai demandé. Parce qu'il avait
pitié de ma petitesse, parce qu'il avait
compassion de ma vie sans aucun soulagement ou gentillesse de la part de mes parents, parce ce qu'il appréciait ma bonne volonté qui était tout ce que je
pouvais lui donner, il m'a toujours
comblée de tendresses, de dons, de pensées délicates comme seuls
savent le faire un père qui aime et un époux très amoureux. Il m'a donné
beaucoup plus que ce que je lui demandais.
Il s'est toujours penché avec attention pour écouter non seulement mes
requêtes, mais aussi mes désirs inexprimés et les a fait devenir
réalité.
J'aimais les fleurs, mais je ne pouvais
pas m'en acheter. Eh bien ! la petite cour de la maison était un
véritable panier comble de fleurs
ramassées dans la rue : bulbes d'iris, violettes, géraniums dont les boutures, jetées par je ne sais
qui, prenaient aussitôt produisant une grande quantité de fleurs, les
unes après les autres. J'avais trouvé une
petite repousse de passiflore, l'une
de mes fleurs préférées, et c'était devenu une plante vigoureuse. roses, muguets, freesias, violettes,
toutes sortes de géraniums,
pélargoniums, iris blancs et violacés, œillets... j'avais de tout et
durant tous les mois de l'année. Les gens qui venaient en étaient très étonnés. Mes quarante et plus
vases étaient tous fleuris. Les plantes se remplissaient constamment
de corolles comme dans un éternel printemps. Mais depuis que je suis alitée,
elles sont toutes mortes...
J'aimais les colombes et j'avais pu obtenir quelques races splendides qui me
témoignaient une tendresse humaine, plus qu'humaine. Maintenant elles sont
presque toutes mortes et sont redevenues sauvages.
Je désirais avoir des petits oiseaux et Jésus ne cessa de me les fournir, et
il me les envoya de telle façon que maman ne puisse jamais dire non !
Mon chien était mort et j'en souffrais parce que, malade comme je suis, j'éprouve le besoin d'une
compagnie fidèle durant les
longues heures de la nuit et durant les heures où je suis seule pendant la journée : et
quelqu'un m'a offert un chien.
Et ainsi de suite. Des petites joies matérielles jusqu'aux grandes choses spirituelles, Jésus met ses
cadeaux dans la main de sa petite
esclave d'amour. Il m'accorde des
grâces pour tous ceux
qui me disent de prier et aussi des grâces spirituelles pour moi. Et il m'accorde
un réconfort qui n'en finit pas. Sans doute agit-il de la sorte parce que lui seul sait ce que je souffre,
lui et moi le savons avec exactitude. Tous les autres sont très loin
d'imaginer la consistance de ma souffrance.
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382> Et à force de me
donner toujours tout ce que je lui demandais, il m'accorda aussi la blessure interne
que l'on ne voit pas mais qui est douloureuse comme une lance crochue,
incandescente, qui arrache et brûle
la chair vive.
Si le vendredi saint 1930 j'eus droit à ma première heure d'agonie avec le Christ, en 1934, le jour du
vendredi saint, je fus transpercée
par l'amour pendant que je contemplais mon Jésus sur la croix. Dès que
j'ai pu me lever j'ai composé le texte ci-dessous,
que je répète souvent, surtout aux heures les plus douloureuses, ou
pendant le carême.
Il
est l'Homme des douleurs, le bien-aimé de mon cœur. Et pour ressembler à Dieu il me faut souffrir moi aussi.
Venez donc à moi chères épines, et clous suaves. Frappez-moi, car l'épouse
veut s'orner des bijoux de son Roi.
Vois comme son regard languit, comme
brûle sa bouche tandis qu'il prie sur la croix pour la méchante
humanité.
Entends-tu, mon cœur, la voix qui murmure
parmi les sanglots les mots de l'amour?
Il meurt pour nous et pardonne et promet
le paradis et, penchant son doux visage, prononce: "J'ai
soif !" et il attend notre acte charitable.
À tes lèvres bénies, à ton cœur souffrant,
quels soins puis-je donner pour
calmer ton dernier souffle ? Quel baume dois-je utiliser pour te
soulager, ô mon Rédempteur ?
"Ton affection est fidèle et ta souffrance est généreuse".
Ah ! Venez donc à moi douces épines et chers clous ! C'est moi
qu'il faut saisir, c'est moi qu'il faut frapper, c'est moi qu'il faut clouer
sur ce bois, afin que sur ma poitrine et sur mon cœur, mon Roi puisse reposer
sa tête.
De mon affection et de mon amour je veux essuyer ses larmes, désaltérer sa
fièvre, réconforter l'agonie.
Bénie soit la souffrance qui me rend
semblable à toi ! Bénie soit la croix qui m'élève jusqu'au
ciel ! Béni soit l'amour qui donne des ailes à ma souffrance !
Béni soit le jour où ton regard m'a accrochée ! Et plus bienheureux
encore soit le moment où à toi je me suis consacrée !
Mais séraphique est le tourment qui
m'unit, ô Rédempteur, à la croix, à la douleur, pour ta gloire, ô mon
Dieu !
Ah! venez donc à moi douces épines et clous adorés, ornez-moi, et sculptez en
moi les traits de mon Roi.
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de page.
383> Viens
donc, bois de la croix, dur et ensanglanté, toi seul es mon soutien, et c'est toi seulement que je désire ici-bas.
Là-haut dans le ciel, parmi les splendeurs, m'attend le Rédempteur. Il n'a
plus de langueur ni de gémissements, mais il resplendit éternellement.
C'est vers lui, qu'ornée de la croix, la
tête entourée d'épines, consumée de son amour, un jour je m'envolerai.
Et au milieu du chant des anges et des
éblouissements séraphiques il transformera mes tourments et mes
souffrances en autant de pierres précieuses.
Bénie soit la souffrance, bénie soit la croix, béni soit l'amour qui dans le
ciel aura son achèvement !
Écrire de la sorte,
seulement l'écrire, n'aurait rien de méritoire.
Ce pourrait même n'être qu'un vain exercice de mots. Mais quant à moi ces paroles, je les ai
certifiées et je les certifie encore
par ma souffrance que j'aime bien plus que moi-même. Et cela donne
toute sa valeur à ce cri, qui s'est exprimé en un moment d'union profonde
avec mon Roi crucifié.
Ma maladie n'a cessé de s'accentuer en profondeur et en quantité de malaises,
mais de mon côté je n'ai pas changé de refrain et je ne cesse de dire:
"Bénis soient la douleur, la croix et l'amour". Et je ne cesse d'appeler:
"Venez donc à moi épines, clous,
fouets, car ce que le monde fuit constitue mon repos, car lorsqu'augmente
l'emprise de la souffrance, augmentent en même
temps la paix et la béatitude, et pour toute cellule de mon corps qui se brise et pour toute force qui
s'anéantit, je sens que s'ajoute
pour moi une cellule de mon nouveau moi qui vivra au ciel, car le ciel
appartient à ceux qui ont su mourir à la chair avant que la chair ne meure en
eux."
Je souffre avec le Christ et c'est avec
lui que je serai glorifiée. Sa vie
et sa passion se manifestent en moi qui ne demande qu'à rester fixée sur la
croix, sur cette croix qui est une folie pour les fils de perdition, mais qui constitue une force
divine pour ceux qui sont entrés
dans la voie du salut, comme le dit l'apôtre dont la parole est
percutante et le cœur ardent.
Deux jours après ce
moment d'extase et ce cri de désir qui me fendit la poitrine, je fus mise en croix.
Le Christ en descendait, dans
la gloire de sa Résurrection, moi j'y montais par amour pour mes plus chers
amis : Jésus et les âmes.
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