Agapé, Chionia et Irène
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RETOURS
AUX FICHES
Martyrs
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54> Je vois avec insistance les restes d’un
corps humain carbonisé. C’est quelque chose de pitoyable et d’effrayant à
voir. Il est tellement rongé par les flammes qu’on dirait une informe statue
de fer extraite du fond de la mer.
55> On discerne encore la tête par les grands
traits que constituent le nez, les pommettes et le menton, mais il y manque
la rondeur des joues, la partie charnue du nez, les oreilles et les lèvres. Tout
est desséché ou détruit. Il en va de même des extrémités, car celles des bras
et des jambes ressemblent à des branches à demi brûlées: la chaleur a changé
leur aspect, comme si de la cire en recouvrait les tendons, qui se sont
déformés sous l’effet de la chaleur et ont contracté et tordu pieds et mains.
Naturellement, il n’y a plus ni cheveux ni sourcils. Je ne saurais dire si ce
pauvre être gisant renversé sur les restes d’un feu désormais éteint est un
homme ou une femme, un jeune ou un adulte, s’il est brun ou blond. L’endroit
semble se trouver à la périphérie d’une ville, là où commence la campagne,
dans une zone désolée, caillouteuse, lugubre.
Je ne cesse de contempler ce pauvre corps abandonné à cet endroit et je
demande aussitôt: « Mais qui es-tu ? »
De longues heures durant, je n’obtiens aucune réponse. Mais maintenant, bien
que je me retrouve au même endroit, je le vois animé de gens vêtus à
l’antique qui travaillent à la construction d’un énorme bûcher de fagots
mêlés à de robustes petits arbres, un bûcher solide, en mesure de bien
flamber. Ensuite, je vois encore venir du côté de la ville un cortège de
soldats et de population; j'ignore de quelle ville il s’agit, mais il est sûr
qu’elle est près de la mer, qui scintille tout au fond sous le soleil de midi.
Une jeune fille, à peine plus âgée qu’une adolescente, est au milieu d’eux.
Elle est menée au bûcher. C’est pour elle [qu’il était préparé]. Elle y
monte, sereine, sûre d’elle-même, avec cette expression de paix suprême et
rêveuse que j’ai toujours vue sur le visage des martyrs.
Une femme la suit jusqu’au pied de la pile de bois et, là, elle la salue.
C’est une femme voilée et âgée, comme le révèlent ses formes plutôt épaisses
et ce qu’on entrevoit d’elle quand elle soulève son voile pour embrasser la
jeune fille. Elle ne lui dit pas un mot. Rien de plus que des baisers et des
larmes. On veut la repousser et, avec rudesse, on la force à s’éloigner alors
que les premières flammes lèchent déjà le bûcher et mettent le feu aux
bruyères sèches des fagots. Mais, avec une dignité qui n’est pas sans
hauteur, elle réplique à ceux qui lui disent : « Pourquoi
t’intéresses-tu à cette rebelle ? Tu en es parente ? Va‑t-en. On ne peut rester là pour réconforter les
ennemis de César.
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de page
56> « - Je suis Anastasia, dame romaine,
sa sœur. C’est mon droit de rester auprès d’elle comme auprès des sœurs
d’hier. Laissez-moi,
ou j’en appellerai à l’empereur ».
On la laisse faire et elle regarde la petite jeune fille vers qui s’élèvent
des langues de feu et des flots de fumée qui la cachent par moments. Elle la
voit aussi sereine, souriant à son songe spirituel, insensible à la morsure
des flammes; celles-ci s’en prennent tout d’abord aux cheveux, qui brûlent
dans une langue de feu fumante, puis aux vêtements... jusqu’au moment où,
prenant la place de son vêtement blanc brûlé par les flammes, l’instrument
même de son martyre lui fait une splendide robe de feu vif qui la masque aux
yeux de la foule.
« Adieu, Irène. Souviens-toi de moi quand tu seras en paix », crie
Anastasia. Alors, de derrière le voile du feu, la jeune voix tranquille
répond : « Adieu. Je parle déjà de toi à... » L’on n’entend
plus que le rugissement des flammes...
Les soldats et les exécuteurs de la sentence s’éloignent lorsqu’ils
comprennent que la mort est survenue, laissant le bûcher finir tout seul son
œuvre de destruction.
Anastasia ne bouge pas. Immobile entre la chaleur ardente du feu et celle du
soleil - qui est fort
dans cette région aride -, elle attend... jusqu’à ce que viennent les ombres
du crépuscule au sein desquelles quelques lueurs restantes luisent faiblement
entre les branchages du bûcher. On a l’impression qu’elles écrivent des
paroles mystérieuses et racontent au soir les gloires de la jeune martyre.
Alors Anastasia bouge. Elle ne se dirige pas vers le bûcher, mais vers une
masure en ruine qui n’est guère éloignée, perdue dans cette compagne nue.
Elle y entre avec assurance, à la clarté d’un premier rayon de lune, s’avance
vers un petit jardin en friche, se penche sur un puits et appelle. Sa voix
résonne comme du bronze dans la cavité du puits. Plusieurs voix lui répondent
et, les unes après les autres, des ombres sortent du puits, qui doit être à
sec.
« Venez. Il n’y a plus personne. Venez, avant qu’on lui fasse quelque
affront. Elle est morte comme elle a vécu, en ange. Je n’ai pas touché à ses
cendres parce que... je lui ai tout donné comme le Père de mon âme me l’a
ordonné. Mais... oh, c’est trop affreux de voir un jeune lys réduit en
cendres!
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de page
57> « - Retire-toi. Nous agirons pour
toi.
« - Non. Je dois m’habituer à ce supplice. Il me l’a dit. Mais alors je
ne serai pas seule. Elle et les sœurs seront à mon côté, avec les anges.
Soyez là maintenant, frères de Thessalonique ».
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