Le
samedi 14 juillet 1945.
460> 218.1 – L'aube, de son haleine
fraîche, réveille les dormeurs. Ils se lèvent de la couche de sable où ils
ont dormi à l'abri d'une dune parsemée de quelques herbes desséchées, et ils
grimpent à son sommet. Une profonde côte sableuse se trouve devant eux, alors
que tout près et un peu plus loin il y a des terrains qui portent de belles
cultures. Un torrent desséché fait ressortir avec ses pierres blanches la
couleur blonde du sable. Il s'en va, avec cette blancheur d'os desséchés
jusqu'à la mer qui scintille au loin, avec ses flots que gonfle la marée du
matin, mais surtout le léger mistral qui ride l'océan. Ils suivent le bord de
la dune jusqu'au torrent desséché, le passent, reprennent leur marche en
diagonale sur les dunes qui s'éboulent sous leurs pas et qui ainsi toutes
ondulées semblent continuer l'océan avec leurs vagues fixes et sèches, à la
place des flots agités.
Ils arrivent à la côte détrempée et marchent plus à leur aise. Jean est comme
hypnotisé par le spectacle de la mer sans fin qu'illuminent les premiers
rayons du soleil. Il semble boire cette beauté et son œil en devient plus
bleu. Pierre, plus pratique, se déchausse, relève son vêtement et patauge
dans les flaques de la rive en quête de quelque crabe ou de quelque
coquillage à sucer.
À deux bons kilomètres de distance, une belle ville
maritime s'étend le long de la rive sur une ligne de rochers en forme de
demi-lune au-delà de laquelle le vent et la tempête ont transporté le sable.
Et la barrière rocheuse, maintenant que l'eau se retire après la marée, se
découvre aussi à cet endroit, obligeant à revenir sur le sable sec pour ne
pas blesser les pieds nus sur les écueils.
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461> "Par où entrons-nous
Seigneur ? D'ici, on ne voit qu'une large muraille. Du côté de la mer,
on ne peut entrer. La ville est au point le plus profond de l'arc" dit
Philippe.
"Venez, dit Jésus. Je sais par où on entre."
"Tu y as déjà été ?"
"Une fois, quand j'étais tout petit et je ne m'en souviendrais
pas. Mais je sais par où on passe."
"Étrange ! Je l'ai remarqué tant de fois... Tu ne te trompes jamais
de route. Parfois nous te faisons tromper, mais Toi ! Il semble que tu
as toujours été dans le lieu où tu te déplaces" observe Jacques de
Zébédée.
Jésus sourit mais ne répond pas.
218.2 – Il
va, sûr de Lui, jusqu'à un petit faubourg rural où les maraîchers cultivent
des légumes pour la ville. Les petits champs et les jardins sont réguliers et
bien entretenus. Femmes et hommes les cultivent et sont en train d'arroser
les sillons en tirant l'eau des puits à la force des bras ou bien avec le
vieux et grinçant système de seaux soulevés par un pauvre ânon qui, les yeux
bandés, tourne autour du puits. Mais ils ne disent rien. Jésus salue :
"Paix à vous."
Mais les gens restent, sinon hostiles, du moins indifférents.
"Seigneur, ici on court le risque de
mourir de faim. Ils ne comprennent pas ton salut. Maintenant je vais essayer,
moi" dit Thomas.
Il aborde le premier maraîcher qu'il voit et lui dit :
"Ils coûtent chers tes légumes ?"
"Pas plus que ceux d'autres maraîchers. Chers ou bon marché, cela dépend
comme la bourse est garnie."
"C'est bien dit. Mais comme tu vois, je ne meurs pas de faim. Je suis
gras et j'ai de belles couleurs, même sans tes légumes. C'est signe que ma
bourse est bien garnie. Bref : nous sommes à treize et nous pouvons
acheter. Qu'est-ce que tu vends ?"
"Des œufs, des légumes, des amandes nouvelles et des pommes qui sont
ratatinées car ce n'est pas la saison, des olives... Tout ce que tu
veux."
"Donne-moi des œufs, des pommes et du pain pour tout le monde."
"Du pain, je n'en ai pas. Tu vas en trouver en ville."
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462> "C'est maintenant que j'ai
faim, pas dans une heure. Je ne crois pas que tu n'aies pas de pain."
"Je n'en ai pas. La femme est en train d'en faire. Mais, tu vois là-bas
ce vieux ? Lui en a toujours une grande quantité. Comme il est sur la
route, les pèlerins lui en demandent souvent. Va trouver Ananias et
demande-lui du pain. Maintenant je t'amène les œufs, mais remarque qu'ils
valent un denier
le couple."
"Voleur ! Ce sont des œufs d'or, peut-être que pondent tes
poules ?"
"Non. Mais ce n'est pas appétissant d'être au milieu de la puanteur des
poulets et cela se paie. Et puis, est-ce que vous n'êtes pas juifs ?
Payez."
"Garde-les. Ainsi tu es bien payé".
Et Thomas lui tourne le dos.
"Hé ! l'homme ! Viens. Je te les fais meilleur marché. Trois
pour un denier."
"Pas même quatre. Bois-les et qu'ils te restent dans la gorge."
"Viens, écoute. Combien veux-tu m'en donner ?"
Le maraîcher suit Thomas.
"Rien. Je n'en veux plus. Je voulais casser la croûte avant d'aller en
ville. Mais c'est mieux ainsi. Je ne perdrai pas ma voix et mon appétit pour
chanter les histoires du roi et faire un bon repas à l'hôtellerie."
"Je te les donne pour un didrachme le couple."
"Ouf ! tu es pire qu'un taon. Donne-les-moi tes œufs et qu'ils
soient frais autrement je reviens et je te fais le museau plus jaune qu'il ne
l'est"
Thomas y va et revient avec au moins deux douzaines d’œufs dans le pli de son
manteau.
"Tu as vu ? Les achats, c'est moi qui les fais à partir de
maintenant dans ce pays de voleurs. Je sais comment les prendre. Ils viennent
avec de l'argent plein les poches faire des achats chez nous pour leurs
femmes, et les bracelets ne sont jamais assez gros et ils marchandent à n'en
plus finir. Je me venge.
218.3 – Maintenant
allons trouver cet autre scorpion. Viens, Pierre, et toi, Jean, prends les
œufs."
Ils vont trouver le vieux qui a son terrain le long de la grand-route qui du
côté nord, en longeant les maisons du faubourg, conduit à la ville. C'est une
belle route, bien pavée, certainement faite par les Romains. La porte de la
ville, du côté de l'orient, est maintenant proche et au-delà on voit que la
route continue tout droit, avec un cachet artistique car elle se transforme
en un double portique ombragé soutenu par des colonnes de marbre.
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463> Les gens cheminent dans son ombre
fraîche, laissant le milieu de la route aux ânes, chameaux, chiens et
chevaux.
"Salut ! Tu nous vends du
pain ?" demande Thomas.
Le vieux, ou bien n'entend pas, ou bien ne veut pas entendre. Vraiment le
grincement de la noria est tel qu'on ne peut s'entendre.
Pierre perd patience et crie :
"Arrête ton Samson ! Laisse-le au moins souffler pour qu'il ne
meure pas sous mes yeux, et écoute-nous !"
L'homme arrête sa bourrique et regarde de travers son interlocuteur, mais
Pierre le désarme en disant :
"Hé ! est-ce que Samson n'est pas un nom approprié pour une
bourrique ? Si tu es philistin cela doit te plaire, car c'est une
insulte pour Samson. Si tu es d'Israël cela doit te plaire, car cela rappelle
une défaite des philistins.
Tu vois donc..."
"Je suis philistin et je m'en vante."
"Tu fais bien. Je te vanterai moi aussi si tu nous donnes du pain."
"Mais, n'es-tu pas juif ?"
"Je suis chrétien."
"Où cela se trouve-t-il ?"
"Ce n'est pas un endroit. C'est une personne. J'appartiens à cette
personne."
"Tu es son esclave ?"
"Je suis libre plus que n'importe qui, car celui qui appartient à cette
personne ne dépend plus que de Dieu."
"Tu dis vrai ? Pas même de César ?"
"Pouah ! Qu'est-ce César devant Celui que je suis, et auquel
j'appartiens, et au nom de qui je te demande du pain !"
"Mais, où est cet homme puissant ?"
"Cet homme là-bas qui nous regarde et sourit. C'est le Christ, le
Messie. Tu n'en as jamais entendu parler ?"
"Si, le roi d'Israël. Il vaincra Rome ?"
"Rome ? Mais le monde entier et même l'Enfer."
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464> "Et vous, vous êtes ses
généraux ? Habillés ainsi ? Peut-être pour fuir les persécutions des
juifs perfides ?"
"Oui et non, mais donne-moi du pain et, pendant que nous mangeons, je
t'expliquerai."
"Du pain ? Mais de l'eau aussi, et du vin et des sièges à l'ombre,
pour toi, ton compagnon et ton Messie. Appelle-le."
Et Pierre court vivement vers Jésus :
"Viens, viens. Il nous donne ce que nous voulons, ce vieux philistin. Je crois pourtant qu'il va
t'assaillir de questions... Je lui ai dit qui tu es... Je le lui ai dit en
gros. Mais il est bien disposé."
218.4 – Ils
vont tous dans le jardin où l'homme a déjà installé des bancs autour d'une
table grossière sous une tonnelle bien garnie de vigne.
"La paix à toi, Ananias. Que grâce à ta charité ta terre soit féconde et
te donne de beaux produits."
"Merci. Paix à Toi. Assieds-toi, assoyez-vous. Anibé !
Nubi ! Du pain, du vin, de l'eau. Tout de
suite" commande le vieux à deux femmes.
Ce sont sûrement des africaines car l'une est tout à fait noire avec des
lèvres épaisses et des cheveux crépus, l'autre a le teint très foncé, bien
qu'elle soit de type plus européen.
Et le vieux explique :
"Les filles des esclaves de ma femme. Elle est morte, et mortes aussi
celles qui étaient venues avec elle, mais les filles sont restées. Haut et
Bas Nil. Mon épouse était de là-bas. C'est défendu, hein ? Mais moi je
n'en ai cure. Je ne suis pas d'Israël, et les femmes de race inférieure sont
douces."
"Tu n'es pas d'Israël ?"
"Je le suis par force, car nous avons Israël sur le cou comme un joug.
Mais... Tu es israélite et cela t'offense, ce que je dis… ?"
"Non |