Le mardi 12 mars 1946.
289/290> 400.1 – Jésus,
suivi du Zélote qui conduit par la bride l'âne monté par Élise, frappe à la
porte du gardien de Béther. Ils n'ont pas fait la même route que l'autre fois
et ils sont arrivés aux possessions de Jeanne du petit village qui s'étale
sur les pentes occidentales de la montagne sur laquelle s'élève le château.
Le gardien, qui reconnaît le Seigneur, s'empresse d'ouvrir toute grande la
grille qui est à côté de sa petite maison et qui donne accès au jardin qui
précède l'habitation. C'est le commencement de ce lieu de rêve que sont les
jardins des roseraies de Jeanne. Une odeur pénétrante de roses fraîches et
d'essence de rose flotte dans l'air chaud du crépuscule et, quand la brise du
soir venant de l'orient passe en faisant onduler les rosiers en fleurs, le
parfum se fait plus pénétrant, plus frais, plus vrai, car il provient des
coteaux plantés de rosiers et il triomphe du lourd parfum d'essence qui sort
d'un bas et large appentis appuyé contre le mur occidental de la propriété.
Le gardien explique :
"Ma maîtresse est là. Chaque soir elle y vient à l'heure où se
rassemblent ceux qui s'occupent de la cueillette et de l'essence. Elle leur
parle, les interroge, les soigne, les réconforte. Oh ! Elle est bonne, notre
maîtresse ! Elle l'a toujours été. Mais depuis qu'elle est ta disciple !... Maintenant je vais l'appeler. C'est
une période de gros travaux et les cueilleurs habituels ne suffisent pas,
bien que depuis Pâque il y a, en plus, de nouveaux serviteurs et de nouvelles
servantes qu'elle a engagés. Attends-moi, Seigneur..."
"Non, j'y vais Moi. Que Dieu te bénisse et te donne la paix" dit
Jésus en levant la main pour bénir le vieux gardien que jusqu'alors il a
écouté patiemment.
Après l'avoir quitté, il s'en va vers le bas et large appentis.
400.2 – Mais
le bruit des pas sur la terre dure du sentier fait lever la tête à Mathias
quelque peu curieux et, avec un cri, l'enfant se précipite dehors, les bras
déjà ouverts et levés pour inviter à l'embrassement qu'il désire.
"Il y a Jésus ! Il y a Jésus !" crie-t-il en courant.
Et quand il est déjà dans les bras du Seigneur qui le baise, Jeanne s'avance
au milieu de ses serviteurs.
"Le Seigneur !" crie-t-elle à son tour, et elle tombe à genoux
pour le vénérer tout de suite de l'endroit où elle se trouve. Elle se
prosterne et puis se relève, avec un visage que l'émotion colore d'une teinte
pourpre semblable aux pétales d'une rose épanouie. Puis elle vient vers Jésus
et se prosterne encore pour baiser ses pieds.
"La paix à toi, Jeanne. Tu voulais me voir ? Je suis venu."
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291> "Je voulais te voir... Oui, Seigneur..."
Jeanne devient pâle et sérieuse. Jésus le remarque.
"Lève-toi, Jeanne. Kouza se porte bien?"
"Oui, mon Seigneur."
"Et la petite Marie, que je ne vois pas ici ?"
"Elle aussi, Seigneur... Elle est allée avec Esther apporter des remèdes
à un serviteur malade."
"C'est pour ce serviteur que tu m'as appelé ?"
"Non, Seigneur... Pour... Toi."
Jeanne, c'est bien visible, ne veut pas parler en présence de tous les gens
qui les ont entourés.
Jésus le comprend et il dit :
"C'est bien. Allons voir tes rosiers..."
"Tu dois être fatigué, Seigneur. Tu as besoin de manger... Tu as
soif..."
"Non. Nous nous sommes arrêtés pendant les heures chaudes dans une maison
des disciples des bergers. Je ne suis pas fatigué..."
"Alors allons... Jonathas, tu prépareras tout pour le Seigneur et pour
ceux qui l'accompagnent... Descends, Mathias..." commande-t-elle à
l'intendant qui se tient respectueusement près d'elle et à l'enfant qui s'est
fait un nid dans les bras de Jésus et, caressant, tient sa petite tête
brune dans le creux du cou de Jésus comme un tourtereau sous l'aile
paternelle. L'enfant soupire de peine, pourtant il s'apprête à obéir.
Mais Jésus dit :
"Non. Il va venir avec nous et ne nous dérangera pas. Ce sera le petit
ange devant lequel il ne peut y avoir d'actes ou d'entretiens scandaleux, et
qui empêchera le plus léger soupçon de naître dans les cœurs. Allons..."
"Maître, Élise et moi, nous entrons dans la maison ou bien nous veux-tu
tout près ?" demande le Zélote.
"Allez, vous aussi."
400.3 – Jeanne
conduit Jésus par une large allée qui traverse le jardin. Ils se dirigent
vers les roseraies qui descendent et remontent les versants opposés qui
forment le domaine fleuri de la disciple. Et Jeanne
continue. On dirait qu'elle veut vraiment s'isoler là où il n'y a que des
rosiers et des arbres et des oiseaux dans les branches, qui se disputent une place
pour dormir ou font un dernier tour à leurs nids.
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292> Les roses, ce soir encore en boutons et qui demain
épanouies tomberont sous les ciseaux, exhalent un puissant parfum avant de se
reposer sous la rosée. Ils s'arrêtent dans une petite vallée entre deux
replis de terrain sur lesquels forment de riants festons d'un côté des roses
carnées et de l'autre des roses rouges comme des taches de sang en train de
se coaguler. Il y a là un rocher qui peut servir de siège ou d'appui pour
poser les paniers des cueilleurs. Il y a dans l'herbe et sur le rocher des
roses et des pétales froissés qui témoignent du travail de la journée.
Jeanne, de sa main ornée de bagues, dégage le siège de ces débris et elle
dit :
"Assieds-toi, Maître. Je dois te parler... longuement."
Jésus s'assoit et Mathias se met à courir çà et là sur l'herbette jusqu'à ce
qu'il s'intéresse grandement à la poursuite d'un gros crapaud venu prendre le
frais dans la soirée, et il s'éloigne en criant et en sautant de joie, allant
et venant derrière le pauvre crapaud, jusqu'à ce que le distraie le gîte d'un
grillon dans lequel il se met à fouiller avec une petite brindille.
"Jeanne, je suis ici pour t'écouter... Tu ne parles pas ?"
demande Jésus après un moment de silence et il cesse d'observer l'enfant pour
regarder la disciple qui se tient debout devant Lui,
sérieuse et silencieuse.
"Oui, Maître. Mais... c'est très difficile... et je crois que ce sera
pénible à entendre..."
"Parle avec simplicité et confiance..."
400.4 – Jeanne
se laisse glisser sur l'herbe et à moitié assise sur les talons en contre bas
par rapport à Jésus qui est assis sur le rocher, dans une pose austère et
raide, distant comme homme plus que s'il était séparé par plusieurs mètres et
de nombreux obstacles, mais voisin comme Dieu et Ami grâce à la bonté du
regard et du sourire. Et Jeanne le regarde, le regarde dans la douceur du
crépuscule d'un soir de mai. Enfin elle parle :
"Mon Seigneur... avant de parler... j'ai besoin de t'interroger... de
connaître ta pensée... de comprendre si je me suis trompée sur le sens de tes
paroles... Je suis une femme, une sotte femme... peut-être ai-je rêvé... et
que maintenant seulement je me rends compte... des choses comme tu les as
dites, comme tu les as préparées, comme tu les veux pour ton Royaume...
Peut-être Kouza a-t-il raison et moi tort..."
"Kouza t'a fait des reproches ?"
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293> "Oui et non, Seigneur. Il m'a seulement dit. au nom
de sa puissance maritale, que s'il en est comme les derniers faits le font
penser, je dois te quitter car lui, dignitaire d'Hérode, ne peut permettre
que son épouse conspire contre Hérode."
"Et quand donc as-tu été conspiratrice ? Qui pense à faire du tort
à Hérode? Son pauvre trône si dégoûtant ne vaut pas ce siège au milieu des
rosiers. Je m'assois ici, mais je ne m'assoirais pas sur son siège. Que Kouza
se rassure! Ni le trône d'Hérode, ni même celui de César ne me font envie. Ce
ne sont pas mes trônes et ce ne sont pas mes royaumes."
"Oh ! Oui, Seigneur ?! Béni que tu es ! Quelle paix tu me
donnes ! Cela fait des jours que j'en souffre ! Mon Maître, saint
et divin, mon cher Maître, mon Maître de toujours, tel que je t'ai compris,
vu, aimé, tel que je t'ai cru. si élevé, si élevé au-dessus de la Terre,
si... si divin, ô mon Seigneur et Roi céleste !" et Jeanne, ayant
pris la main de Jésus, en baise respectueusement le dos, en restant à genoux
comme en adoration.
"Mais qu'est-il donc arrivé ? Une chose que j'ignore, capable de te
troubler ainsi, de brouiller en toi la limpidité de ma figure morale et
spirituelle ? Parle !"
"Quoi ? Maître, les fumées de l'erreur, de l'orgueil, de la
cupidité, de l'entêtement se sont élevées comme de puants cratères et ont
embrouillé ton image dans la pensée de certains, de certaines... et ont
essayé de faire la même chose en moi. Mais moi, je suis ta Jeanne, ta grâce,
ô Dieu ! Et je ne me serais pas perdue. Au moins je l'espère, sachant
combien Dieu est bon. Mais celui qui n'est qu'un embryon d'âme qui lutte pour
se former, peut bien mourir à cause d'une déception. Mais
celui qui n'est que quelqu'un qui d'une mer fangeuse, troublée par des
courants violents, essaie de gagner le rivage, le port, de se purifier, de
connaître d'autres lieux de paix, de justice, peut bien être vaincu par la
fatigue s'il perd la confiance en ce rivage, en ces lieux, et se laisser
reprendre par les courants, par la fange. Et moi j'étais affligée, torturée,
par cette ruine des âmes, pour lesquelles j'implore Lumière. Les âmes que
nous formons pour la Lumière éternelle nous sont encore plus chères que les
corps auxquels nous donnons la lumière terrestre. Maintenant je comprends ce
que c'est que d'être mère d'une chair et d'être mère d'une âme. On pleure
pour notre petit enfant qui est mort, mais c'est seulement notre douleur.
Pour un esprit que nous avons essayé de faire grandir dans ta Lumière et qui
meurt, nous ne souffrons pas pour nous seuls. Mais avec Toi, avec Dieu... car
notre Douleur pour la mort spirituelle d'une âme est aussi ta douleur, une
infinie douleur de Dieu... Je ne sais pas si je m'explique bien..."
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294> 400.5 – "Oh !
très bien. Mais fais un récit ordonné, si tu veux que je te console."
"Oui, Maître. Tu as envoyé à Béthanie Simon le Zélote et Judas de Kérioth,
n'est-ce pas ? Pour cette jeune fille hébraïque que les romaines t'ont
donnée et que tu as envoyée à Nikê..."
"Oui ! Eh bien ?..."
"Elle a voulu saluer ses bonnes maîtresses et Simon et Judas l'ont
accompagnée à l'Antonia. Tu le sais ?"
"Je le sais. Eh bien ?"
"Maître... je dois te donner une
douleur... Maître, tu n'es vraiment qu'un Roi de l'esprit ? Tu ne penses
pas à des royaumes terrestres?"
"Mais non, Jeanne! Comment peux-tu encore le penser ?"
"Maître pour avoir la joie de te voir une fois de plus divin, seulement
divin. Mais précisément parce que tu es tel, je dois te causer une douleur...
Maître, l'homme de Kérioth ne te comprend pas, et il ne comprend pas celle
qui te respecte comme un sage, comme un grand philosophe, comme une Vertu sur
la Terre, mais t'admire seulement pour cela et pour cela se fait ta
protectrice. C'est étrange que des païennes comprennent ce que ne comprend
pas un de tes apôtres, après avoir été si longtemps avec Toi..."
"Il est aveuglé par l'humanité, l'amour humain."
"Tu l'excuses... Mais il te nuit, Maître. Pendant que Simon parlait avec
Plautina, Lydia et Valeria, Judas a parlé avec Claudia en ton nom, comme ton
ambassadeur. Il voulait lui arracher des promesses pour une
restauration du royaume d'Israël. Claudia l'a longuement interrogé... Lui a
beaucoup parlé. Il pense certainement être au seuil de son rêve fou, là où le
rêve se change en réalité. Maître. Claudia en est indignée. C'est une fille
de Rome... Elle a l'empire dans le sang... Comment veux-tu qu'elle, justement
elle, la fille de la gens Claudia , marche contre Rome ? Elle en a été si profondément
choquée qu'elle a douté de Toi et de la sainteté de ta doctrine.
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295> Elle ne peut encore concevoir, comprendre la sainteté de
ton Origine... Mais elle y arrivera parce qu'elle a bonne volonté. Elle y
arrivera quand elle se sera rassurée sur ton compte. Pour l'instant tu lui
parais un rebelle, un usurpateur, avide, faux... Plautina et les autres ont
essayé de la rassurer... Mais elle veut de Toi une réponse immédiate."
400.6 – "Dis-lui
qu'elle ne craigne pas. Je suis le Roi des rois, Celui qui les crée et qui
les juge, mais je n'aurai pas d'autre trône que celui de l'Agneau, d'abord
immolé, ensuite triomphant au Ciel. Fais-le-lui savoir sans tarder."
"Oui Maître, je vais y aller personnellement. Avant qu'elles ne quittent
Jérusalem, car Claudia est tellement indignée qu'elle ne reste pas davantage
à l'Antonia... pour ne pas... voir les ennemis de Rome, dit-elle."
"Qui t'a dit cela ?"
"Plautina et Lydia. Elles sont venues... et Kouza était présent... et
depuis... il m'a posé le dilemme. Ou bien tu es le Messie spirituel, ou bien
je te quitte pour toujours."
Jésus a un sourire lassé sur son visage qui a pâli de douleur au récit de Jeanne,
et il dit :
"Kouza ne vient-il pas ici ?"
"Demain c'est le sabbat et il y sera."
"Et Moi je le rassurerai. Ne crains pas. Que personne ne craigne. Ni Kouza
pour sa place à la Cour, ni Hérode pour d'éventuelles usurpations, ni Claudia
pour l'amour de Rome, ni toi par la crainte de t'être trompée, de pouvoir
être séparée... Que personne ne craigne... Moi seul je dois craindre...
et souffrir..."
"Maître, cette douleur, je n'aurais pas voulu te la donner. Mais le
silence aurait été une tromperie... Maître, comment te comporteras-tu avec
Judas ?... J'ai peur de ses réactions... pour Toi, toujours pour
Toi..."
"Avec vérité. Je lui ferai comprendre que je sais et que je désapprouve
son acte et son obstination."
"Il me haïra car il comprendra que c'est par moi que tu sais..."
"Tu en souffres ?"
"Ta haine serait pour moi une douleur.
Pas la sienne. Je suis une femme, mais plus virile que lui à ton service. Je
te sers parce que je t'aime, non pour avoir des honneurs de Toi. Si demain, à
cause de Toi, je perdais les richesses, l'amour de mon époux et même la
liberté et la vie, je t'aimerais davantage parce que, alors, je n'aurais que
Toi à aimer et pour m'aimer" dit Jeanne impétueusement en se levant.
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296> 400.7 – Jésus
aussi se lève et il dit :
"Sois bénie, Jeanne, pour cette parole. Et reste en paix. Ni la haine ni
l'amour de Judas ne peuvent changer ce qui est écrit dans le Ciel. Ma mission
sera accomplie comme c'est décidé. N'aie pas de remords, jamais. Sois
tranquille comme le petit Mathias qui, après avoir travaillé à faire une
maison selon lui plus belle à son grillon, s'est endormi le front sur des
pétales de roses et qui sourit... en croyant l'avoir sur les roses. Car la
vie est belle quand on est innocent. Moi aussi je souris, même si ma vie
humaine n'a pas de fleurs mais des pétales effeuillés, fanés. Mais au Ciel
j'aurai toutes les roses de ceux qui sont sauvés... Viens. La nuit tombe.
Bientôt nous n'allons plus voir le sentier."
Jeanne va prendre l'enfant dans ses bras.
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