"L'Évangile tel qu'il m'a été révélé"
de Maria Valtorta

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Douleur, Souffrance, Souffrir
voir aussi Épreuves


Dans "l'Évangile tel qu'il m'a été révélé"
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 Tu ne supprime pas la douleur, ô sainte amitié, car la douleur a été le destin d'un Dieu incarné et elle peut être le destin de l'homme. Mais tu rends cette douleur douce en son amertume. 1.39

 "C'est dans la souffrance que l'on gagne la paix et toute grâce pour nous et pour le prochain" Explications de Marie en 1.48

 La douleur n'est-elle pas toujours un mal ? - Non, ami, c'est un mal du point de vue humain. 2.47

 Savoir souffrir pour le Christ. 3.9

 Le destin comparé de deux fils Jésus et Judas et la souffrance parallèle des deux mères. "Les peines des mères sauvent les enfants, ne le sais-tu pas ?..." 3.76

 La douleur obtient des grâces - La souffrance des mères de saints 4.116

 Les ruines des fils peuvent être réparées par les mères. Et toi, tu le feras. Ta douleur, parce qu'elle est bonne, n'est pas stérile mais féconde. Par ta souffrance sera sauvée l'âme que tu aimes. Tu expies pour lui, et tu expies avec une intention si droite que tu vaux l'indulgence à ton fils. Il reviendra à Dieu. 5.48

 Ce n'est pas Dieu qui vous donne cette douleur, mais l'homme. Dieu la permet pour vous éprouver. 7.202

 L'homme coupable se rend compte que par comparaison avec celui qui est sans péché, sa culpabilité ressort davantage, avec ses vices, et par dépit il se venge en faisant souffrir celui qui est bon (Barthélemy) 7.212

 Même si la douleur vient à vous, car la douleur c'est la sanctification, c'est la myrrhe qui préserve de la putréfaction de la chair, vous aurez toujours en vous la certitude que je vous aime, et que je vous aime même dans cette douleur, et la paix qui vient de mon amour. 8.9

 Il y aura toujours la douleur et la mort sur la Terre. Même les plus purs souffrent et souffriront, et même ce seront eux qui souffriront pour tous. Les hosties propitiatoires pour le Seigneur. - Mais, pourquoi ? Je ne comprends pas... - "Nombreuses sont les choses que l'on ne comprend pas sur la Terre. Sachez croire au moins que ce sont des choses voulues par l'Amour parfait. 8.14

 La douleur n'est pas un châtiment quand on sait l'accueillir et en user avec justice. La douleur est comme un sacerdoce, Simon. Un sacerdoce ouvert à tous. Un sacerdoce qui donne un grand pouvoir sur le cœur de Dieu. Et un grand mérite. 8.16

 Judas conteste que Jésus puisse réellement souffrir : Un Dieu peut-Il souffrir ? Il est au-dessus de la douleur. L'amour du Père est pour Lui comme... comme un vin enivrant. Et un vin enivrant est pour Lui la conviction que ses actions... sont le salut du monde. Et puis... Lui peut-il avoir les réactions physiques que nous, humbles hommes, avons ? 8.26

 Je ne demande pas à Dieu de ne pas souffrir, mais de savoir souffrir 8.26


Dans les autres ouvrages de Maria Valtorta
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Autobiographie

Les degrés de la souffrance et les degrés de la foi :

"Chez les êtres tièdes, l'infirmité provoque de l'énervement et des pleurnichements. Ce sont ces genres de malades qui, même lorsqu'ils n'ont qu'un seul mal et même pas très douloureux, ne font que s'en plaindre et se considèrent les plus malheureux entre tous. Ils rouspètent contre Dieu qui leur a enlevé la santé. Même lorsqu'ils arrivent à quatre-vingt ans et plus ils en sont encore à dire: "Tout de même ce n'est pas juste que maintenant que je suis sur le point de mourir je doive souffrir. Il pouvait m'épargner encore un peu". D'après eux il serait juste au contraire que les autres souffrent dès leur tendre enfance, d'autant, disent-ils, que ceux qui ont toujours souffert y sont habitués... Ils rouspètent contre le prochain qui ne leur accorde jamais suffisamment de soins. Une porte qui est restée entrouverte constitue un attentat à leur précieuse santé. Un verre d'eau offert avec un peu de retard est une preuve certaine de méchanceté. Un léger heurt porté contre leur... si fragile personne est un délit. Un mot prononcé pour tenter de les encourager est une preuve impardonnable que nous ne prenons pas leurs souffrances au sérieux. Si on leur sourit c'est une moquerie, si on pleure on n'a pas pitié de leur mélancolie, si on parle on aggrave leur mal, si on se tait on les offense par notre indifférence. Ils rouspètent contre les membres de leurs familles, contre les infirmières, les médecins... et archirouspètent contre les prêtres qui leur conseillent d'être patients. Ils rouspètent contre les animaux domestiques. Ils rouspètent à cause de la chaleur, du froid, des mouches, du mouchoir qui est tombé, pour le café qui est trop ou pas assez chaud, pour le journal qui a été mal plié... Ils rouspètent et rouspètent encore comme des engins à pile. Ils vivent en rouspétant, rendus aigres par leur propre fiel à l'égard de tout le monde, plus que par le mal lui-même qui les frappe. Voilà les personnes dont on a le moins à espérer. Moins encore que chez un athée qui n'a pas encore connu la souffrance...

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Chez quelqu'un de fervent, la maladie suscite un sentiment de résignation. Il ne l'a pas désirée. Et si on lui avait donné l'opportunité de choisir, il ne l'aurait jamais voulue. Mais puisque Dieu la lui envoie... avec un visage couvert de larmes il déclare: "Eh bien! Seigneur, tant pis! Si tu m'épargnais cette croix, mon Dieu, ce serait mieux. Mais puisque tu me l'as envoyée je me la garde". Et il la garde. Il la conserve. Mais il ne l'embrasse pas et ne la porte pas non plus. Il reste là, avec ce poids sur le dos... et c'est tout. C'est Jésus qui, de temps en temps, doit soulever ce poids de leurs épaules pour leur permettre d'avancer...

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Chez ceux qui aiment Dieu la maladie procure la joie. La réaction de surprise cesse après quelques instants et ne revient plus. La chair souffre. Mais elle est la seule à souffrir. Tout le reste est dans la joie. Ces êtres-là ont demandé à souffrir. Ils l'ont demandé avec les plus ardentes supplications, d'une intensité que ne connaissent même pas ceux qui sont en bonne santé et quand ils demandent que la santé leur soit conservée. Dès qu'ils aperçoivent de loin Dieu qui s'avance en leur apportant la croix, ils vont à sa rencontre, ils exultent, ils baisent ses mains saintes qui offrent la croix et embrassent la croix comme la chose la plus chère qui soit. Et ils ne la gardent pas sans rien faire. Après l'avoir serrée sur leur cœur, ils la mettent sur leurs épaules et se mettent en route en chantant... Dieu les précède et ils le suivent. Ils mettent leurs pas dans les pas du Maître, sans se préoccuper de savoir si le sentier devient plus raide, épineux, caillouteux, sans se préoccuper de voir que les ronces leurs griffent la peau, les pierres écorchent leurs pieds, le soleil martèle et aggrave leurs plaies, l'eau trempe leurs vêtements, le vent les glace, la nuit rend plus difficile la marche... Ils savent qu'au bout du chemin reviendra le soleil! Ils savent qu'au bout le sentier raide se transformera en une mer lisse de verre et de feu qui conduit à la ville de l'Agneau, que sur cette mer de splendeur ils chanteront éternellement le chant de Moïse et de l'Agneau'. Ils savent tout cela et ils ne cèdent pas la croix au charitable Simon le Cyrénéen qui voudrait les aider. Ils disent: "Non, Jésus, Amour saint. Un jour tu l'as portée pour moi. C'est à moi, maintenant, de la porter pour mes frères. Si ta croix m'a ouvert une plaie, là où elle pèse, et que le sang coule de l'humérus blessé, regarde, Jésus, le prodige opéré par mon pauvre sang sur le bois dur; il fait surgir des fleurs de bien!" Oui, la croix fleurit lorsqu'on l'aime. Oui, la croix devient une aile qui nous emporte généreusement, une aile rapide comme une aile d'ange..."

("Autobiographie" – pages 386 à 388)

Cahiers de 1943                                                                                                      Voir le sommaire des "Cahiers" =>

  Catéchèse du 23 avril : Souffre, Maria, et dis aux justes de souffrir aussi pour suppléer au second martyre que le Père ne veut pas que j’accomplisse.

Cahiers de 1945 à 1950                                                                                           Voir le sommaire des "Cahiers" =>

  Catéchèse du 18 février 1947 : Rappelez-vous également que la vie de l’homme lui sert à expier le mal qu’il commet. Dans le meilleur des cas — c’est-à-dire quand on ne commet pas la moindre faute consciemment —, elle sert toujours d’expiation ou si vous préférez, de souffrance consécutive au péché originel, bien que mon Sacrifice et la réintégration dans la grâce que je vous ai ainsi obtenue l’ait réduite avec surabondance; dès lors, chacun est tenu de souffrir pour retrouver ce degré de justice, donné gratuitement, que possédèrent vos premiers parents avec la vie.


Dans les textes fondamentaux chrétiens

Dans la Bible
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 Mais Dieu corrige aussi l’homme par la souffrance qui le jette sur un lit (Job 33,19)  Ascension d'Élie. (Proverbes 15.1)  Accepte tout ce qui peut t’arriver et montre-toi patient, quand survient la souffrance. N’oublie pas que l’or est éprouvé au feu; ceux qui plaisent à Dieu doivent aussi passer au creuset de l’humiliation. (Siracide 2,4)

Dans le catéchisme de l'Église catholique
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 Dès le début, Jésus a associés ses disciples à sa vie; il leur a donné part à sa mission, à sa joie et à ses souffrances (787 et suivants)  La maladie et la souffrance ont toujours été parmi les problèmes les plus graves qui éprouvent la vie humaine (1500 et suivants


Dans d'autres sources
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Simone Weil, philosophe française (1909 – 1943)

L'amour de Dieu et le malheur
Extraits de "L'attente de Dieu" – éditions La Colombe/Livre de poche – Paris 1963 - p. 98 à 121

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Dans le domaine de la souffrance, le malheur est une chose à part, spécifique, irréductible. Il est tout autre chose que la simple souffrance. Il s'empare de l'âme et la marque, jusqu'au fond, d'une marque qui n'appartient qu'à lui, la marque de l'esclavage. L'esclavage tel qu'il était pratiqué dans la Rome antique est seulement la forme extrême du malheur. Les anciens, qui connaissaient bien la question, disaient : "Un homme perd la moitié de son âme le jour où il devient esclave."

Le malheur est inséparable de la souffrance physique, et pourtant tout à fait distinct. Dans la souffrance, tout ce qui n'est pas lié à la douleur physique ou à quelque chose d'analogue est artificiel, imaginaire, et peut être anéanti par une disposition convenable de la pensée. Même dans l'absence ou la mort d'un être aimé, la part irréductible du chagrin est quelque chose comme une douleur physique, une difficulté à respirer. un étau autour du cœur, ou un besoin inassouvi, une faim, ou le désordre presque biologique causé par la libération brutale d'une énergie jusque-là orientée par un attachement et qui n'est plus dirigée. Un chagrin qui n'est pas ramassé autour d'un tel noyau irréductible est simplement du romantisme, de la littérature. L'humiliation aussi est un état violent de tout l'être corporel, qui veut bondir sous l'outrage, mais doit se retenir, contraint par l'impuissance ou la peur.

En revanche une douleur seulement physique est très peu de chose et ne laisse aucune trace dans l'âme. Le mal aux dents en est un exemple. Quelques heures de douleur violente causée par une dent gâtée, une fois passées, ne sont plus rien.

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Il en est autrement d'une souffrance physique très longue ou très fréquente. Mais une telle souffrance est souvent tout autre chose qu'une souffrance ; c'est souvent un malheur.

Le malheur est un déracinement de la vie, un équivalent plus ou moins atténué de la mort, rendu irrésistiblement présent à l'âme par l'atteinte ou l'appréhension immédiate de la douleur physique. Si la douleur physique est tout à fait absente, il n'y a pas malheur pour l'âme, parce que la pensée se porte vers n'importe quel autre objet. La pensée fuit le malheur aussi promptement, aussi irrésistiblement qu'un animal fuit la mort. Il n'y a ici-bas que la douleur physique et rien d'autre qui ait la propriété d'enchaîner la pensée ; à condition qu'on assimile à la douleur physique certains phénomènes difficiles à décrire, mais corporels, qui lui sont rigoureusement équivalents. L'appréhension de la douleur physique, notamment, est de cette espèce.

Quand la pensée est contrainte par l'atteinte de la douleur physique, cette douleur fût-elle légère, de reconnaître la présence du malheur, il se produit un état aussi violent que si un condamné est contraint de regarder pendant des heures la guillotine qui va lui couper le cou. Des êtres humains peuvent vivre vingt ans, cinquante ans dans cet état violent. On passe à côté d'eux sans s'en apercevoir. Quel homme est capable de les discerner, si le Christ lui-même ne regarde pas par ses yeux ? On remarque seulement qu'ils ont parfois un comportement étrange, et on blâme ce comportement.

Il n'y a vraiment malheur que si l'événement qui a saisi une vie et l'a déracinée l'atteint directement ou indirectement dans toutes ses parties, sociales. psychologique, physique. Le facteur social est essentiel. Il n'y a pas vraiment malheur là où il n'y a pas sous une forme quelconque déchéance sociale ou appréhension d'une telle déchéance.

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Entre le malheur et tous les chagrins qui, même s'ils sont très violents, très profonds, très durables, sont autre chose que le malheur proprement dit, il y a à la fois continuité et la séparation d'un seuil, comme pour la température d'ébullition de l'eau. Il y a une limite au-delà de laquelle se trouve le malheur et non en deçà. Cette limite n'est pas purement objective ; toutes sortes de facteurs personnels entrent dans le compte. Un même événement peut précipiter un être humain dans le malheur et non un autre.

La grande énigme de la vie humaine, ce n'est pas la souffrance, c'est le malheur. Il n'est pas étonnant que des innocents soient tués, torturés, chassés de leurs pays, réduits à la misère ou à l'esclavage, enfermés dans des camps ou des cachots. puisqu'il se trouve des criminels pour accomplir ces actions. Il n'est pas étonnant non plus que la maladie impose de longues souffrances qui paralysent la vie et en font une image de la mort, puisque la nature est soumise à un jeu aveugle de nécessités mécaniques. Mais il est étonnant que Dieu ait donné au malheur la puissance de saisir l'âme elle-même des innocents et de s'en emparer en maître souverain. Dans le meilleur des cas, celui qui marque le malheur ne gardera que la moitié de son âme.

Ceux à qui il est arrivé un de ces coups après lesquels un être se débat sur le sol comme un ver à moitié écrasé, ceux-là n'ont pas de mots pour exprimer ce qui leur arrive. Parmi les gens qu'ils rencontrent, ceux qui, même ayant beaucoup souffert, n'ont jamais eu contact avec le malheur proprement dit n'ont aucune idée de ce que c'est. C'est quelque chose de spécifique, irréductible à toute autre chose comme les sons, dont rien ne peut donner aucune idée à un sourd-muet. Et ceux qui ont été eux-mêmes mutilés par le malheur sont hors d'état de porter secours à qui que ce soit et presque incapables même de le désirer. Ainsi la compassion à l'égard des malheureux est une impossibilité. Quand elle se produit vraiment, c'est un miracle plus surprenant que la marche sur les eaux, la guérison des malades et même la résurrection d'un mort.

Le malheur a contraint, le Christ à supplier d'être épargné, à chercher des consolations auprès des hommes, à se croire abandonné de son Père. Il a contraint un juste à crier contre Dieu, un juste aussi parfait que la nature seulement humaine le comporte, davantage peut-être, si Job est moins un personnage historique qu'une figure, du Christ. "Il se rit du malheur des innocents." Ce n'est pas un blasphème, c'est un cri authentique arraché à la douleur. Le livre de Job, d'un bout à l'autre, est une pure merveille de vérité et d'authenticité. Au sujet du malheur, tout ce qui s'écarte de ce modèle est plus ou moins souillé de mensonge.

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Le malheur rend Dieu absent pendant un temps, plus absent qu'un mort, plus absent que la lumière dans un cachot complètement ténébreux. Une sorte d'horreur submerge toute l'âme. Pendant cette absence il n'y a rien à aimer. Ce qui est terrible, c'est que si, dans ces ténèbres où il n'y a rien à aimer, l'âme cesse d'aimer, l'absence de Dieu devient définitive. Il faut que l'âme continue à aimer à vide, ou du moins à vouloir aimer, fût-ce avec une partie infinitésimale d'elle-même. Alors un jour Dieu vient se montrer lui-même à elle et lui révéler la beauté du monde, comme ce fut le cas pour Job. Mais si l'âme cesse d'aimer, elle tombe dès ici-bas dans quelque chose de presque équivalent à l'enfer.

C'est pourquoi ceux qui précipitent dans le malheur des hommes non préparés à le recevoir tuent des âmes. D'autre part, à une époque comme la nôtre, où le malheur est suspendu sur tous, le secours apporté aux âmes n'est efficace que s'il va jusqu'à les préparer réellement au malheur. Ce n'est pas peu de chose.

Le malheur durcit et désespère parce qu'il imprime jusqu'au fond de l'âme, comme avec un fer rouge, ce mépris, ce dégoût et même cette répulsion de soi-même, cette sensation de culpabilité et de souillure, que le crime devrait logiquement produire et ne produit pas. Le mal habite dans l'âme du criminel sans y être senti. Il est senti dans l'âme de l'innocent malheureux. Tout se passe comme si l'état de l'âme qui par essence convient au criminel avait été séparé du crime et attaché au malheur ; et même à proportion de l'innocence des malheureux.

Si Job crie son innocence avec un accent si désespéré, c'est que lui-même n'arrive pas à y croire, c'est qu'en lui-même son âme prend le parti de ses amis. Il implore le témoignage de Dieu même, parce qu'il n'entend plus le témoignage de sa propre conscience ; ce n'est plus pour lui qu'un souvenir abstrait et mort.

La nature charnelle de l'homme lui est commune avec l'animal. Les poules se précipitent à coups de bec sur une poule blessée. C'est un phénomène aussi mécanique que la pesanteur. Tout le mépris, toute la répulsion, toute la haine que notre raison attache au crime, notre sensibilité l'attache au malheur. Excepté ceux dont le Christ occupe toute l'âme, tout le monde méprise plus ou moins les malheureux, quoique presque personne n'en ait conscience.

Cette loi de notre sensibilité vaut aussi à l'égard de nous-mêmes. Ce mépris, cette répulsion, cette haine, chez le malheureux, se tournent contre lui-même, pénètrent au centre de l'âme, et de là colorent de leur coloration empoisonnée l'univers tout entier. L'amour surnaturel, s'il a survécu, peut empêcher ce second effet de se produire, mais non pas le premier. Le premier est l'essence même du malheur ; il n'y a pas de malheur là où il ne se produit pas.

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"Il a été fait malédiction pour nous." Ce n'est pas seulement le corps du Christ, suspendu au bois, qui a été fait malédiction, c'est aussi toute son âme. De même tout innocent dans le malheur se sent maudit. Même il en est encore ainsi de ceux qui ont été dans le malheur et en ont été retirés par un changement de fortune, s'ils ont été assez profondément mordus.

Un autre effet du malheur est de rendre l'âme sa complice, peu à peu, en y injectant un poison d'inertie. En quiconque a été malheureux assez longtemps, il y a une complicité à l'égard de son propre malheur. Cette complicité entrave tous les efforts qu'il pourrait faire pour améliorer son sort ; elle va jusqu'à l'empêcher de rechercher les moyens d'être délivré, parfois même jusqu'à l'empêcher de souhaiter la délivrance. Il est alors installé dans le malheur, et les gens peuvent croire qu'il est satisfait. Bien plus, cette complicité peut le pousser malgré lui à éviter, à fuir les moyens de la délivrance ; elle se voile alors sous des prétextes parfois ridicules. Même chez celui qui a été sorti du malheur, s'il a été mordu pour toujours jusqu'au fond de l'âme, il subsiste quelque chose qui le pousse à s'y précipiter de nouveau, comme si le malheur était installé en lui à la manière d'un parasite et le dirigeait à ses propres fins. Parfois cette impulsion l'emporte sur tous les mouvements de l'âme vers le bonheur. Si le malheur a pris fin par l'effet d'un bienfait, elle peut s'accompagner de haine contre le bienfaiteur ; telle est. la cause de certains actes d'ingratitude sauvage apparemment inexplicables. Il est parfois facile de délivrer un malheureux de son malheur présent, mais il est difficile de le libérer de son malheur passé. Dieu seul le peut. Encore la grâce de Dieu elle-même ne guérit-elle pas ici-bas la nature irrémédiablement blessée. Le corps glorieux du Christ portait les plaies.

On ne peut accepter l'existence du malheur qu'en le regardant comme une distance

Dieu a créé par amour, pour l'amour. Dieu n'a pas créé autre chose que l'amour même et les moyens de l'amour. Il a créé toutes les formes de l'amour. Il a créé des êtres capables d'amour à toutes les distances possibles. Lui-même est allé, parce que nul autre ne pouvait le faire, à la distance maximum, la distance infinie. Cette distance infinie entre Dieu et Dieu, déchirement suprême, douleur dont aucune autre n'approche, merveille de l'amour, c'est la crucifixion. Rien ne peut être plus loin de Dieu que ce qui a été fait malédiction.

Ce déchirement par-dessus lequel l'amour suprême met le lien de la suprême union résonne perpétuellement à travers l'univers, au fond du silence, comme deux notes séparées et fondues, comme une harmonie pure et déchirante. C'est cela la Parole de Dieu. La création tout entière n'en est que la vibration. Quand la musique humaine dans sa plus grande pureté nous perce l'âme. c'est cela que nous entendons à travers elle. Quand nous avons appris à entendre le silence, c'est cela que nous saisissons, plus distinctement, à travers lui.

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Ceux qui persévèrent dans l'amour entendent cette note tout au fond de la déchéance où les a mis le malheur. À partir de ce moment ils ne peuvent plus avoir aucun doute.

Les hommes frappés de malheur sont au pied de la Croix, presque à la plus grande distance possible de Dieu. Il ne faut pas croire que le péché soit une distance plus grande. Le péché n'est pas une distance. C'est une mauvaise orientation du regard.

Il y a, il est vrai, une liaison mystérieuse entre cette distance et une désobéissance originelle. Dès l'origine, nous dit-on, l'humanité a détourné son regard de Dieu et marché dans la mauvaise direction aussi loin qu'elle pouvait aller. C'est qu'elle pouvait alors marcher. Nous, nous sommes cloués sur place, libres seulement de nos regards, soumis à la nécessité. Un mécanisme aveugle, qui ne tient nul compte du degré de perfection spirituelle, ballotte continuellement les hommes et en jette quelques-uns au pied même de la Croix. Il dépend d'eux seulement de garder ou non les yeux tournés vers Dieu à travers les secousses. Ce n'est pas que la Providence de Dieu soit absente. C'est par sa Providence que Dieu a voulu la nécessité comme un mécanisme aveugle.

Si le mécanisme n'était pas aveugle, il n'y aurait pas du tout de malheur. Le malheur est avant tout anonyme, il prive ceux qu'il prend de leur personnalité et en fait des choses. Il est indifférent, et c'est le froid de cette indifférence, un froid métallique, qui glace jusqu'au fond même de l'âme tous ceux qu'il touche. Ils ne retrouveront jamais plus la chaleur. Ils ne croiront jamais plus qu'ils sont quelqu'un.

Le malheur n'aurait pas cette vertu sans la part de hasard qu'il enferme. Ceux qui sont persécutés pour leur foi et qui le savent, quoi qu'ils aient à souffrir, ne sont pas des malheureux. Ils tombent dans le malheur seulement si la souffrance ou la peur occupent l'âme au point de faire oublier la cause de la persécution. Les martyrs livrés aux bêtes qui entraient dans l'arène en chantant n'étaient pas des malheureux. Le Christ était un malheureux. Il n'est pas mort comme un martyr. Il est mort comme un criminel de droit commun, mélangé aux larrons, seulement un peu plus ridicule. Car le malheur est ridicule.

Il n'y a que la nécessité aveugle qui puisse jeter des hommes au point de l'extrême distance, tout à côté de la Croix. Les crimes humains qui sont la cause de la plupart des malheurs font partie de la nécessité aveugle, car les criminels ne savent pas ce qu'ils font.

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Il y a deux formes de l'amitié, la rencontre et la séparation. Elles sont indissolubles. Elles enferment toutes deux le même bien, le bien unique, l'amitié. Car quand deux êtres qui ne sont pas amis sont proches, il n'y a pas rencontre. Quand ils sont éloignés, il n'y a pas séparation. Enfermant le même bien, elles sont également bonnes.

Dieu se produit, se connaît soi-même parfaitement comme nous fabriquons et connaissons misérablement des objets hors de nous. Mais avant tout Dieu est amour. Avant tout Dieu s'aime soi-même. Cet amour, cette amitié en Dieu, c'est la Trinité. Entre les termes unis par cette relation d'amour divin, il y  a plus que proximité, il y a proximité infinie, identité. Mais par la Création, l'Incarnation, la Passion, il y a aussi une distance infinie. La totalité de l'espace, la totalité du temps, interposant leur épaisseur, mettent une distance infinie entre Dieu et Dieu.

 Les amants, les amis ont deux désirs. L'un de s'aimer tant qu'ils entrent l'un dans l'autre et ne fassent qu'un seul être. L'autre de s'aimer tant qu'ayant entre eux la moitié du globe terrestre leur union n'en souffre aucune diminution. Tout ce que l'homme désire vainement ici-bas est parfait et réel en Dieu. Tous ces désirs impossibles sont en nous comme une marque de notre destination, et ils sont bons pour nous dès que nous n'espérons plus les accomplir.

L'amour entre Dieu et Dieu, qui est lui-même Dieu, est ce lien à double vertu ; ce lien qui unit deux êtres au point qu'ils ne sont pas discernables et sont réellement un seul, ce lien qui s'étend par-dessus la distance et triomphe d'une séparation infinie. L'unité de Dieu où disparaît toute pluralité, l'abandon où croit se trouver le Christ sans cesser d'aimer parfaitement son Père, ce sont deux formes de la vertu divine du même Amour, qui est Dieu même.

Dieu est si essentiellement amour que l'unité, qui en un sens est sa définition même, est un simple effet de l'amour. Et à l'infinie vertu unificatrice de cet amour correspond l'infinie séparation dont elle triomphe, qui est toute la création, étalée à travers la totalité de l'espace et du temps, faite de matière mécaniquement brutale, interposée entre le Christ et son Père.

Nous autres hommes, notre misère nous donne le privilège infiniment précieux d'avoir part à cette distance placée entre le Fils et le Père. Mais cette distance n'est séparation que pour ceux qui aiment. Pour ceux qui aiment, la séparation, quoique douloureuse, est un bien , parce qu'elle est amour. La détresse même du Christ abandonné est un bien. Il ne peut pas y avoir pour nous ici-bas de plus grand bien que d'y avoir part. Dieu ici-bas ne peut pas nous être parfaitement présent, à cause de la chair. Mais il peut nous être dans l'extrême malheur presque parfaitement absent. C'est pour nous sur terre l'unique possibilité de perfection. C'est pourquoi la Croix est notre unique espoir. "Nulle forêt ne porte un tel arbre, avec cette fleur, ce feuillage et ce germe."

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 Cet univers où nous vivons, dont nous sommes une parcelle, est cette distance mise par l'Amour divin entre Dieu et Dieu. Nous sommes un point dans cette distance. L'espace, le temps, et le mécanisme qui gouverne la matière sont cette distance. Tout ce que nous nommons le mal n'est que ce mécanisme. Dieu a fait en sorte que sa grâce, quand elle pénètre au centre même d'un homme et de là illumine tout son être, lui permet, sans violer les lois de la nature, de marcher sur les eaux. Mais quand un homme se détourne de Dieu, il se livre simplement à la pesanteur. Il croit ensuite vouloir et choisir, mais il n'est qu'une chose, une pierre qui tombe. Si l'on regarde de près, d'un regard vraiment attentif, les âmes et les sociétés humaines, on voit que partout où la vertu de la lumière surnaturelle est absente, tout obéit à des lois mécaniques aussi aveugles et aussi précises que les lois de la chute des corps. Ce savoir est bienfaisant et nécessaire. Ceux que nous nommons criminels ne sont que des tuiles détachées d'un toit par le vent et tombant au hasard. Leur seule faute est le choix initial qui a fait d'eux ces tuiles.

Le mécanisme de la nécessité se transpose à tous les niveaux en restant semblable à lui-même, dans la matière brute, dans les plantes, dans les animaux, dans les peuples, dans les âmes. Regardé du point où nous sommes, selon notre perspective, il est tout à fait aveugle. Mais si nous transportons notre cœur hors de nous-mêmes, hors de l'univers, hors de l'espace et du temps, là où est notre Père, et si de là nous regardons ce mécanisme, il apparaît tout autre. Ce qui semblait nécessité devient obéissance. La matière est entière passivité, et par suite entière obéissance à la volonté de Dieu. Elle est pour nous un parfait modèle. Il ne peut pas y avoir d'autre être que Dieu et ce qui obéit à Dieu. Par sa parfaite obéissance la matière mérite d'être aimée par ceux qui aiment son Maître, comme un amant regarde avec tendresse l'aiguille qui a été maniée par une femme aimée et morte. Nous sommes avertis de cette part qu'elle mérite à notre amour par la beauté du monde. Dans la beauté du monde la nécessité brute devient objet d'amour. Rien n'est beau comme la pesanteur dans les plis fugitifs des ondulations de la mer ou les plis presque éternels des montagnes.

La mer n'est pas moins belle à nos yeux parce que nous savons que parfois des bateaux sombrent. Elle en est plus belle au contraire. Si elle modifiait le mouvement de ses vagues pour épargner un bateau, elle serait un être doué de discernement et de choix. et non pas ce fluide parfaitement obéissant à toutes les pressions extérieures. C'est cette parfaite obéissance qui est sa beauté.

Toutes les horreurs qui se produisent en ce monde sont comme les plis imprimés aux vagues par la pesanteur. C'est pourquoi elles enferment une beauté. Parfois un poème, tel que l'Iliade, rend cette beauté sensible.

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L'homme ne peut jamais sortir de l'obéissance à Dieu, Une créature ne peut pas ne pas obéir. Le seul choix offert à l'homme comme créature intelligente et libre, c'est de désirer l'obéissance ou de ne pas la désirer. S'il ne la désire pas, il obéit néanmoins, perpétuellement, en tant que chose soumise à la nécessité mécanique. S'il la désire. il reste soumis à la nécessité mécanique, mais une nécessité nouvelle s'y surajoute, une nécessité constituée par les lois propres aux choses surnaturelles. Certaines actions lui deviennent impossibles, d'autres s'accomplissent à travers lui parfois presque malgré lui.

Quand on a le sentiment que dans telle occasion on a désobéi à Dieu, cela veut dire simplement que pendant un temps on a cessé de désirer l'obéissance. Bien entendu, toutes choses égales d'ailleurs, un homme n'accomplit pas les mêmes actions selon qu'il consent ou non à l'obéissance ; de même qu'une plante, toutes choses égales d'ailleurs, ne pousse pas de la même manière selon qu'elle est dans la lumière ou dans les ténèbres. La plante n'exerce aucun contrôle, aucun choix dans l'affaire de sa propre croissance. Nous, nous sommes comme des plantes qui auraient pour unique choix de s'exposer ou non à la lumière.

Le Christ nous a proposé comme modèle la docilité de la matière en nous conseillant de regarder les lis des champs qui ne travaillent ni ne filent. C'est-à-dire qu'ils ne se sont pas proposé de revêtir telle ou telle couleur, ils n'ont pas mis en mouvement leur volonté ni disposé des moyens à cette fin, ils ont reçu tout ce que la nécessité naturelle leur apportait. S'ils nous paraissent infiniment plus beaux que de riches étoffes, ce n'est pas qu'ils soient plus riches, c'est par cette docilité. Le tissu aussi est docile, mais docile à l'homme, non à Dieu. La matière n'est pas belle quand elle obéit à l'homme, seulement quand elle obéit à Dieu. Si parfois, dans une œuvré d'art, elle apparaît presque aussi belle que dans la mer, les montagnes ou les fleurs, c'est que la lumière de Dieu a empli l'artiste. Pour trouver belles des choses fabriquées par des hommes non éclairés de Dieu, il faut avoir compris avec toute l'âme que ces hommes eux-mêmes ne sont que de la matière qui obéit sans le savoir. Pour celui qui en est là, absolument tout ici-bas est parfaitement beau. En tout ce qui existe, en tout ce qui se produit, il discerne le mécanisme de la nécessité, et il savoure dans la nécessité la douceur infinie de l'obéissance. Cette obéissance des choses est pour nous, par rapport à Dieu, ce qu'est la transparence d'une vitre par rapport à la lumière. Dès que nous sentons cette obéissance de tout notre être, nous voyons Dieu.

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Quand nous tenons un journal à l'envers, nous voyons les formes étranges des caractères imprimés. Quand nous le mettons à l'endroit, nous ne voyons plus les caractères, nous voyons des mots. Le passager d'un bateau pris par une tempête sent chaque secousse comme un bouleversement dans ses entrailles. Le capitaine y saisit seulement la combinaison complexe du vent, du courant, de la houle, avec la disposition du bateau. sa forme, sa voilure, son gouvernail.

Comme on apprend à lire, comme on apprend un métier, de même on apprend à sentir en toute chose, avant tout et presque uniquement l'obéissance de l'univers à Dieu. C'est vraiment un apprentissage. Comme tout apprentissage, il demande des efforts et du temps. Pour qui est arrivé au terme, il n'y a pas plus de différences entre les choses, entre les événements, que la différence sentie par quelqu'un qui sait lire devant une même phrase reproduite plusieurs fois, écrite à l' encre rouge, à l'encre bleue, imprimée en tels, tels et tels caractères. Celui qui ne sait pas lire ne voit là que des différences. Pour qui sait lire, tout cela est équivalent,  puisque la phrase est la même. Pour qui a achevé l'apprentissage. les choses et les événements, partout, toujours, sont la vibration de la même parole divine infiniment douce. Cela ne veut pas dire qu'il ne souffre pas. La douleur est la coloration de certains événements. Devant une phrase écrite à l'encre rouge, celui qui sait lire et celui qui ne sait pas voient pareillement du rouge ; mais la coloration rouge n'a pas la même importance pour l'un et pour l'autre.

Quand un apprenti se blesse ou bien se plaint de fatigue, les ouvriers, les paysans, ont cette belle parole : "C'est le métier qui rentre dans le corps." Chaque fois que nous subissons une douleur, nous pouvons nous dire avec vérité que c'est l'univers, l'ordre du monde, la beauté du monde, l'obéissance de la création à Dieu qui nous entrent dans le corps. Dès lors comment ne bénirions-nous pas avec la plus tendre reconnaissance l'Amour qui nous envoie ce don ?

La joie et la douleur sont des dons également précieux, qu'il faut savourer l'un et l'autre intégralement, chacun dans sa pureté, sans chercher à les mélanger. Par la joie la beauté du monde pénètre dans notre âme. Par la douleur elle nous entre dans le corps. Avec la joie seule nous ne pourrions pas plus devenir amis de Dieu que l'on ne devient capitaine seulement en étudiant des manuels de navigation. Le corps a part dans tout apprentissage. Au niveau de la sensibilité physique, la douleur seule est un contact avec cette nécessité qui constitue l'ordre du monde ; car le plaisir n'enferme pas l'impression d'une nécessité. C'est une partie plus élevée de la sensibilité qui est capable de sentir la nécessité dans la joie, et cela seulement par l'intermédiaire du sentiment du beau. Pour que notre être devienne un jour sensible tout entier, de part en part, à cette obéissance qui est la substance de la matière, pour que se forme en nous ce sens nouveau qui permet d'entendre l'univers comme étant la vibration de la parole de Dieu, la vertu transformatrice de la douleur et celle de la joie sont également indispensables. Il faut ouvrir à l'une et à l'autre, quand l'une ou l'autre se présente, le centre même de l'âme, comme on ouvre sa porte aux messagers de celui qu'on aime. Qu'importe à une amante que le messager soit poli ou brutal, s'il lui tend un message ?

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Mais le malheur n'est pas la douleur. Le malheur est bien autre chose qu'un procédé pédagogique de Dieu.

L'infinité de l'espace et du temps nous séparent de Dieu. Comment le chercherions-nous ? Comment irions-nous vers lui ? Quand même nous marcherions tout au long des siècles, nous ne ferions pas autre chose que tourner autour de la terre. Même en avion, nous ne pourrions pas faire autre chose. Nous sommes hors d'état d'avancer verticalement. Nous ne pouvons pas faire un pas vers les cieux. Dieu traverse l'univers et vient jusqu'à nous.

Par-dessus l'infinité de l'espace et du temps, l'amour infiniment plus infini de Dieu vient nous saisir. Il vient à son heure. Nous avons le pouvoir de consentir à l'accueillir ou de refuser. Si nous restons sourds il revient et revient encore comme un mendiant, mais aussi, comme un mendiant, un jour ne revient. plus. Si nous consentons, Dieu met en nous une petite graine et s'en va. À partir de ce moment, Dieu n'a plus rien à faire ni nous non plus, sinon attendre. Nous devons seulement ne pas regretter le consentement que nous avons accordé, le oui nuptial [1]. Ce n'est pas aussi facile qu'il semble, car la croissance de la graine en nous est douloureuse. De plus, du fait même que nous acceptons cette croissance, nous ne pouvons nous empêcher de détruire ce qui la gênerait, d'arracher des mauvaises herbes, de couper du chiendent ; et malheureusement ce chiendent fait partie de notre chair même, de sorte que ces soins de jardinier sont une opération violente. Néanmoins la graine, somme toute, croît toute seule. Un jour vient où l'âme appartient à Dieu, où non seulement elle consent à l'amour, mais où vraiment, effectivement, elle aime. Il faut alors à son tour qu'elle traverse l'univers pour aller jusqu'à Dieu. L'âme n'aime pas comme une créature d'un amour créé. Cet amour en elle est divin, incréé, car c'est l'amour de Dieu pour Dieu qui passe à travers elle. Dieu seul est capable d'aimer Dieu. Nous pouvons seulement consentir à perdre nos sentiments propres pour laisser passage en notre âme à cet amour. C'est cela se nier soi-même. Nous ne sommes créés que pour ce consentement.

L'amour divin a traversé l'infinité de l'espace et du temps pour aller de Dieu à nous. Mais comment peut-il refaire le trajet en sens inverse quand il part d'une créature finie ? Quand la graine d'amour divin déposée en nous a grandi, est devenue un arbre, comment pouvons-nous, nous qui la portons, la rapporter à son origine, faire en sens inverse le voyage qu'a fait Dieu vers nous, traverser la distance infinie ?

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Cela semble impossible, mais il y a un moyen. Ce moyen, nous le connaissons bien. Nous savons bien à la ressemblance de quoi est fait cet arbre qui a poussé en nous, cet arbre si beau, où les oiseaux du ciel se posent. Nous savons quel est le plus beau de tous les arbres. "Nulle forêt n'en porte un pareil." Quelque chose d'encore un peu plus affreux qu'une potence, voilà le plus beau des arbres. C'est cet arbre dont Dieu a mis la graine en nous, sans que nous sachions quelle était cette graine. Si nous avions su, nous n'aurions pas dit oui au premier moment. C'est cet arbre qui a poussé en nous, qui est devenu indéracinable. Seule une trahison peut le déraciner.

Quand on frappe avec un marteau sur un clou, le choc reçu par la large tête du clou passe tout entier dans la pointe, sans que rien s'en perde, quoiqu'elle ne soit qu'un point. Si le marteau et la tête du clou étaient infiniment grands, tout se passerait encore de même. La pointe du clou transmettrait au point sur lequel elle est appliquée ce choc infini.

L'extrême malheur, qui est à la fois douleur physique, détresse de l'âme et dégradation sociale, constitue ce clou. La pointe est appliquée au centre même de l'âme. La tête du clou est toute la nécessité éparse à travers la totalité de l'espace et du temps.

La malheur est une merveille de la technique divine. C'est un dispositif simple et ingénieux qui fait entrer dans l'âme d'une créature finie cette immensité de force aveugle, brutale et froide. La distance infinie qui sépare Dieu de la créature se rassemble tout entière en un point pour percer une âme en son centre.

L'homme à qui pareille chose arrive n'a aucune part à cette opération. Il se débat comme un papillon qu'on épingle vivant sur un album. Mais il peut à travers l'horreur continuer à vouloir aimer. Il n'y a à cela aucune impossibilité, aucun obstacle, on pourrait presque dire aucune difficulté. Car la douleur la plus grande, tant qu'elle est en deçà de l'évanouissement, ne touche pas à ce point de l'âme qui consent à une bonne orientation.

Il faut seulement savoir que l'amour est une orientation et non pas un état d'âme. Si on l'ignore on tombe dans le désespoir dès la première atteinte du malheur.

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Celui dont l'âme reste orientée vers Dieu pendant qu'elle est percée d'un clou se trouve cloué sur le centre même de l'univers. C'est le vrai. centre, qui n'est pas au milieu, qui est hors de l'espace et du temps, qui est Dieu. Selon une dimension qui n'appartient pas à l'espace, qui n'est pas le temps, qui est une tout autre dimension, ce clou a percé un trou à travers la création, à travers l'épaisseur de l'écran qui sépare l'âme de Dieu.

Par cette dimension merveilleuse, l'âme peut, sans quitter le lieu et l'instant où se trouve le corps auquel elle est liée, traverser la totalité de l'espace et du temps et parvenir devant la présence même de Dieu.

Elle se trouve à l'intersection de la création et du Créateur. Ce point d'intersection, c'est celui du croisement des branches de la Croix.

Saint Paul songeait peut-être à des choses de ce genre quand il disait : "Soyez enracinés dans l'amour, afin d'être capables de saisir ce que sont la largeur, la longueur. la hauteur et la profondeur, et de connaître ce qui passe toute connaissance, l'amour du Christ."


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Mise à jour de cette fiche le 09/06/2010

 



[1] Simone Weil dans "la profession de foi" de son étude pour une déclaration des obligations envers l'être humain (Écrits de Londres) écrira à propos du consentement : ("À quiconque, en fait, consent à orienter son attention et son amour hors du monde, vers la réalité située au-delà de toutes les facultés humaines, il est donné d'y réussir. En ce cas, tôt ou tard, il descend sur lui du bien qui, à travers lui, rayonne autour de lui." Le langage chrétien parle "d'adhésion par amour" (Cf. saint Jean, Ch. XIV, 23 et XV, 10).