Le samedi 16 février 1946.
199> 385.1 – La petite troupe sort de la maisonnette,
augmentée du vieillard qui s'admire dans le vêtement d'un apôtre de petite
taille.
"Si tu veux rester, père..." va lui dire Jésus.
Mais le vieil homme l'interrompt :
"Non, non. Je viens moi aussi. Oh ! laisse-moi venir ! J'ai
mangé hier ! J'ai dormi cette nuit, et dans un lit ! Je n'ai plus
de douleur au cœur ! Je suis fort comme un jeune..."
"Alors viens. Tu resteras avec Moi, avec Barthélemy et mon frère Jude.
Vous, allez deux par deux, comme on a dit. Avant sexte, tous ici de nouveau.
Allez et que la paix soit avec vous."
Ils se séparent, les uns allant vers le fleuve, les autres vers les
campagnes. Jésus les laisse aller en avant et puis, le dernier. Lui se met en
route. Il traverse lentement le village, remarqué par les pêcheurs qui
reviennent du fleuve ou qui y vont, et par les ménagères actives qui se sont
levées à l'aube pour la lessive, pour arroser les jardins ou faire le pain.
Mais personne ne parle.
385.2 – Seul un jeune garçon, qui pousse
vers le fleuve sept brebis, interroge le vieillard :
"Où vas-tu, Ananias ? Tu quittes le pays ?"
"Je vais avec le Rabbi, mais je reviens avec Lui. Je suis son
serviteur."
"Non. Tu es mon père. Tout vieillard juste est un père et une
bénédiction pour l'endroit qui le loge et pour celui qui le secourt.
Bienheureux ceux qui aiment et honorent les vieillards" dit Jésus d'un
air solennel.
L'enfant le regarde, intimidé, puis il murmure :
"Moi de mon pain, j'en donnais toujours un peu à Ananias..." comme
pour dire : "Ne me fais pas un reproche que je ne mérite pas."
Haut
de page.
200> "Oui, Mikaël était bon avec moi. Il était l'ami de
mes petits-enfants... et il l'est resté aussi du grand-père. Sa mère aussi
n'est pas mauvaise et me secourait, mais elle a onze enfants et ils vivent
tous de la pêche..."
Des femmes s'approchent avec curiosité et elles écoutent.
"Dieu aidera toujours celui qui fait ce
qu'il peut pour le pauvre. Et il y a toujours moyen d'aider. Bien souvent,
dire : "Je ne puis" c'est mentir. En effet, quand on le veut,
on trouve toujours la bouchée superflue, la couverture usagée, le vêtement
mis de côté pour les offrir à qui n'en a pas. Et le Ciel récompense le don.
Dieu te rendra, Mikaël, les bouchées données au vieillard." Jésus
caresse l'enfant et se met en route.
Les femmes restent mortifiées où elles étaient, et puis elles interrogent le
garçon qui dit ce qu'il sait. Et la peur s'empare des femmes avares qui
avaient fermé leurs cœurs aux besoins du vieillard...
385.3 – Pendant ce temps Jésus, arrivé
à la dernière maison, se dirige vers un carrefour qui de la route principale
tourne vers le petit village. On voit de là qu'il passe sur la route des
caravanes qui reviennent vers les villes de la Décapole et de la Pérée.
"Allons-y et prêchons. Veux-tu le faire, toi aussi, père ?"
"Je ne suis pas capable. Que dois-je dire ?"
"Tu es capable. Ton âme connaît la sagesse du pardon et de la fidélité à
Dieu et aussi la résignation aux heures de douleur. Et tu sais que Dieu
secourt celui qui espère en Lui. Va et dis-le aux pèlerins."
"Oh ! cela, oui !"
"Jude, va avec lui. Moi, je reste avec Barthélemy au carrefour."
En effet, arrivé là, il se met à l'ombre d'un groupe de platanes feuillus et
il attend patiemment.
Les champs aux alentours ont de belles moissons et de beaux vergers. Pleins
de fraîcheur à cette heure matinale, l’œil les regarde avec plaisir. Les
caravanes passent sur la route... Peu de gens regardent les deux qui sont
adossés aux troncs des platanes. Peut-être les prennent-ils pour des
voyageurs fatigués. Mais il y en a qui reconnaissent Jésus et le montrent du
doigt ou s'inclinent en le saluant.
Finalement il y en a un qui arrête son âne et ceux de ses parents et qui en
descend pour se diriger vers Jésus :
Haut
de page.
201> "Dieu soit avec Toi, ô Rabbi ! Je suis
d'Arbela. Je t'ai entendu à l'automne. Voici mon épouse, et sa sœur veuve, et
puis ma mère. Cet homme âgé est son frère et ce jeune homme est le frère de
ma femme. Et voici tous nos enfants. Ta bénédiction, Maître. J'ai appris que
tu as parlé au gué. Mais j'y suis arrivé le soir... Pas une parole pour
nous ?"
"La Parole ne se refuse jamais. Mais attends quelques minutes parce que
d'autres vont arriver..."
En effet les habitants du village rejoignent tout doucement la bifurcation.
D'autres, qui sont déjà passés sur la route se dirigeant vers le nord,
reviennent en arrière; d'autres, intrigués, s'arrêtent descendant de leurs
montures ou même restant en selle. Il se forme un petit auditoire qui ne
cesse d'augmenter.
Jude d'Alphée revient aussi avec le vieillard et il y a avec eux deux malades
et des gens en bonne santé.
385.4 – Jésus
commence à parler.
"Ceux qui parcourent les chemins du Seigneur, les chemins indiqués par
le Seigneur, et les parcourent avec une volonté bonne, finissent par trouver
le Seigneur. Vous, vous trouvez le Seigneur après avoir fait votre devoir de
fidèles Israélites pour la Pâque sainte. Et voici que la Sagesse vous parle,
comme vous le désirez, à ce carrefour où la Bonté Divine nous fait nous
rencontrer.
Si nombreux sont les carrefours que l'homme rencontre sur le chemin de sa
vie. Encore plus de carrefours surnaturels que de carrefours matériels.
Chaque jour la conscience se trouve en face de bifurcations ou de carrefours
du Bien et du Mal. Et elle doit choisir avec attention pour ne pas se
tromper. Et si elle se trompe, elle doit savoir revenir humblement en arrière
quand on la rappelle et qu'on l'avertit. Et s'il lui paraît plus beau le
chemin du Mal, ou même simplement de la tiédeur, il doit savoir choisir le
chemin raboteux mais assuré du Bien.
Écoutez une parabole.
Un groupe de pèlerins, venus de régions lointaines pour chercher du travail,
se trouva aux frontières d'un état. A ces frontières, il y avait des
embaucheurs envoyés par divers patrons. Il y en avait qui cherchaient des
hommes pour les mines et d'autres pour des champs et des bois, d'autres comme
serviteurs d'un riche infâme, d'autres comme soldats pour un roi qui résidait
au sommet d'une montagne, dans son château auquel on accédait par une route
très abrupte.
Haut
de page.
202> Le roi voulait avoir des milices, mais il exigeait
qu'elles ne fussent pas tant des milices de violence que de sagesse, afin de
les envoyer ensuite dans les villes pour sanctifier ses sujets. Aussi il
vivait là-haut, comme dans un ermitage, pour former ses serviteurs sans que
les distractions mondaines les corrompent en ralentissant ou en anéantissant
la formation de leur esprit. Il ne promettait pas de grandes récompenses. Il
ne promettait pas une vie facile, mais il donnait l'assurance que de son service
sortirait sainteté et récompense.
Ainsi parlaient ses envoyés à ceux qu'ils rejoignaient aux frontières. De
leur côté, les envoyés des patrons des mines ou des champs disaient :
"Ce ne sera pas une vie facile, mais cependant vous serez libres et vous
gagnerez de quoi vous payer un peu d'amusement".
Ceux qui cherchaient des serviteurs pour le maître infâme promettaient tout
de suite une nourriture abondante, des loisirs, des jouissances, des
richesses :
II suffit que vous consentiez à ses caprices exigeants – oh ! nullement
pénibles ! - et vous jouirez comme autant de satrapes".
Les pèlerins se consultèrent entre eux. Ils ne voulaient pas se séparer...
Ils demandèrent : "Mais les champs et les mines, le palais du
jouisseur et celui du roi sont-ils voisins ?"
"Oh ! non ! répondirent les embaucheurs. Venez à ce carrefour
et nous vous montrerons les différentes routes".
Ils y allèrent.
"Voilà ! Cette route splendide, ombragée, fleurie, plane, avec des
sources fraîches, descend au palais du seigneur" dirent les embaucheurs
de serviteurs.
"Voilà ! Celle qui est poussiéreuse, à travers des champs
paisibles, conduit aux champs. Elle est exposée au soleil, mais vous voyez
qu'elle est belle malgré tout" dirent les embaucheurs pour les champs.
"Voilà ! Celle ainsi sillonnée par de lourdes roues et couverte de
taches sombres indique la direction des mines. Elle n'est ni belle ni
désagréable..." dirent ceux qui embauchaient pour les mines.
"Voilà ! Ce sentier abrupt, taillé dans le roc, brûlé par le
soleil, couvert de ronces et coupé de ravins qui ralentissent la marche, mais
en revanche rendent la défense facile contre les attaques des ennemis,
conduit vers l'orient, à ce château sévère, nous dirions sacré, où les
esprits se forment au Bien" dirent les embaucheurs du roi.
Haut de page.
203> 385.5 – Et les pèlerins regardaient, regardaient.
Ils calculaient... Tentés par plusieurs choses dont une seule était
totalement bonne. Lentement ils se divisèrent. Ils étaient dix : trois
penchèrent pour les champs... et deux pour les mines. Ceux qui restaient se
regardèrent et deux d'entre eux dirent :
"Venez avec nous chez le roi. Nous n'aurons pas de gros gains et nous ne
jouirons pas sur la terre, mais nous serons saints pour toujours".
"Ce sentier-là ? Nous serions fous ! Pas de gains ? Pas
de jouissance ? Ce n'était pas la peine de quitter tout et de venir en
exil pour avoir encore moins que ce que nous avions dans notre patrie. Nous
voulons gagner et jouir..."
"Mais vous perdrez le Bien éternel ! N'avez- vous pas entendu que
le maître est un infâme ?"
"Fariboles ! Après quelque temps nous le quitterons, mais nous
aurons joui et nous serons riches".
"Vous ne vous en libérerez plus. Les premiers ont mal fait de suivre
l'attrait de l'argent. Mais vous ! Vous suivez l'attrait du plaisir.
Oh ! n'échangez pas contre une heure qui fuit votre sort
éternel !"
"Vous êtes des imbéciles de croire à des promesses idéales. Nous, nous
allons vers la réalité. Adieu !..."
Et ils prirent vivement la belle route ombragée, fleurie, avec ses sources
fraîches, régulière au bout de laquelle brillait au soleil le palais magique
du jouisseur.
Les deux qui restaient prirent en pleurant et en priant le sentier escarpé.
Après quelques pas, ils faillirent se décourager tant il était difficile.
Mais ils persévérèrent. Et la chair se faisait de plus en plus légère à
mesure qu'ils avançaient. La fatigue se trouvait allégée par une jubilation
étrange. Ils arrivèrent haletants, égratignés, au sommet de la montagne et
ils furent admis en présence du roi. Il leur dit tout ce qu'il exigeait pour
faire d'eux des preux et il dit pour finir :
"Pensez-y pendant huit jours et ensuite répondez".
Haut
de page.
204> Ils réfléchirent beaucoup et soutinrent de durs combats
contre le Tentateur qui voulait les effrayer, avec la chair qui disait :
"Vous me sacrifiez", avec le monde dont les souvenirs les
séduisaient encore. Mais ils vainquirent. Ils restèrent. Ils devinrent des
héros du Bien.
385.6 – Arriva
la mort, c'est-à-dire la glorification. Du haut des Cieux, ils virent dans
l'abîme ceux qui étaient allés chez le patron infâme. Enchaînés aussi au-delà
de la vie, ils gémissaient dans l'obscurité de l'Enfer.
"Et ils voulaient être libres et jouir !" dirent les deux
saints.
Les trois damnés les virent et, effrayants, les maudirent, maudirent tout,
Dieu pour commencer, en disant :
"Vous nous avez tous trompés !"
"Non, vous ne pouvez pas le dire. On vous avait dit le danger. Vous avez
voulu votre mal" répondirent les bienheureux conservant leur sérénité
même en voyant et en entendant les railleries obscènes et les obscènes
blasphèmes lancés contre eux.
Ils virent aussi ceux des champs et des mines en diverses régions du
Purgatoire et eux aussi les virent et leur dirent :
"Nous n'avons été ni bons ni mauvais, et maintenant nous expions notre
tiédeur. Priez pour nous !"
"Oh ! nous le ferons ! Mais pourquoi donc n'êtes-vous pas
venus avec nous ?"
"C'est que nous n'avons pas été des démons mais des hommes... Nous avons
été sans générosité. Nous avons aimé ce qui passe, bien qu'honnête, plus que
ce qui est Éternel et Saint. Maintenant nous apprenons à connaître et à aimer
avec justice".
La parabole est finie. Tout homme est au carrefour, à un perpétuel carrefour.
Bienheureux ceux qui sont fermes et généreux dans la volonté de suivre les
chemins du Bien. Que Dieu soit avec eux, et que Dieu touche et convertisse
ceux qui ne sont pas ainsi et les amène à l'être. Allez en paix."
385.7 – "Et
les malades ?"
"Qu'a la femme ?"
"Des fièvres malignes qui lui tordent les os. Elle est allée jusqu'aux
eaux miraculeuses de la Grande Mer, mais aucun soulagement."
Haut
de page.
205> Jésus se penche sur la malade et lui demande :
"Qui crois-tu que je suis ?"
"Celui que je cherchais. Le Messie de Dieu. Aie pitié de moi qui t'ai
tant cherché !"
"Que ta foi te donne la santé des membres comme celle du cœur. Et toi,
homme ?"
L'homme ne répond pas. La femme qui l'accompagne parle pour lui :
"Un cancer lui ronge la langue. Il ne peut parler et il meurt de
faim."
En effet l'homme est un squelette.
"As-tu la foi qui peut te guérir ?"
L'homme avec la tête fait signe que oui.
"Ouvre la bouche" commande Jésus. Et il approche son visage de
l'horrible bouche rongée par le cancer. Il souffle en elle. Il dit :
"Je veux !"
Un moment d'attente puis deux cris :
"Mes os redevenus sains !"; "Marie, je suis guéri !
Regardez ! Regardez ma bouche. Hosanna ! Hosanna !"
Il veut se lever, mais il vacille à cause de la faiblesse.
"Donnez-lui à manger" commande Jésus et il va se retirer.
"Ne t'en va pas ! D'autres malades viendront ! D'autres
reviendront en arrière... Pour eux, pour eux aussi !" crie la
foule.
"Chaque matin, de l'aurore à l'heure de sexte, je viendrai ici. Que quelques hommes de bonne volonté
s'occupent de rassembler les pèlerins."
"Moi, moi, Seigneur !" disent plusieurs.
"Que Dieu vous bénisse pour cela."
Et Jésus retourne vers le village avec ses premiers compagnons et d'autres,
venus par petits groupes pendant qu'il parlait, et tous avec des gens.
385.8 – "Mais
où sont Pierre et Judas de Kériot ?" demande Jésus.
"Ils sont allés à la ville voisine
avec beaucoup d'argent. Ils font des achats..."
"Oui. Judas a fait un miracle et il est en
fête" observe en souriant Simon le Zélote.
"André aussi, et il a une
brebis en souvenir. Il a guéri la jambe cassée d'un berger et lui l'a ainsi
récompensé.
Haut
de page.
206> Nous la donnerons au père. Le lait fait du bien aux
vieillards..." dit Jean en caressant le petit vieux qui est bienheureux.
Ils rentrent et préparent un peu de nourriture...
Ils vont s'asseoir à table quand, chargés comme des ânes et suivis d'une
charrette chargée de ces claies qui servent de lits aux pauvres de Palestine,
arrivent les deux manquants.
"Pardon, Maître. Mais il fallait cela. Maintenant nous serons bien"
dit Pierre.
Et Judas :
"Remarque. Nous avons pris le strict nécessaire, propre et pauvre, comme
tu l'aimes" et ils se mettent à décharger pour congédier le charretier.
"Douze lits et douze nattes. Quelques nappes. Ici les graines. Là les
colombes et puis l'argent. Et demain beaucoup de gens. Ouf ! quelle
chaleur ! Mais maintenant tout va bien. Qu'as-tu fait,
Maître ?..."
|